AVERTISSEMENT
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Observations
sur le Patois normand
On aurait tort de ne voir dans notre patois qu'un idiome désuet
et incorrect. Et il n'est pas inutile peut-être de rappeler ici
que ce fut jadis une langue, - parlée et écrite pendant des
siècles en Normandie et en Angleterre.
Au moyen âge, la langue d'oïl comprenait
plusieurs dialectes, et celui qu'on parlait à Paris a fini par
l'emporter. Il est devenu le français; mais il a beaucoup
emprunté au normand. La seule diphtongue oi ou oy nous permet de le
constater. On disait à la cour: j’avois, j’étois, et on a
conservé longtemps cette orthographe, même après avoir adopté
la prononciation normande. De même, les Français ont supplanté
les François. Le roi ou le roy n'a pas été détrôné par le rei,
mais la royne a dû s'effacer devant la reine.
Des remarques analogues nous montrent
pourquoi des verbes tels que voir, envoyer ont des formes
soi-disant irrégulières. Voir se conjugue au présent: je vois,
tu vois... mais au futur: je verrai, tu verras, et au
conditionnel: je verrais (et non: je voirai, tu voiras...).
Pourquoi ? Parce qu'une partie de ce verbe appartient au
normand, à la vieille langue qu'on retrouve dans la Chanson de
Roland et dans les poèmes de Wace. Je verrai, tu verras, sont
des formes régulières du verbe veir.
Le dialecte normand, dans lequel on a cessé
d'écrire, n'est plus qu'un patois assez pauvre et qui tend à
disparaître. Il a gardé néanmoins une certaine saveur qui peut
plaire à ceux qui le connaissent plus ou moins.
Le patois dans lequel ces contes sont
écrits est celui qu'on a parlé et qu'on parle encore dans le
Bocage normand, et plus particulièrement dans le canton de
Tinchebray. Il se distingue du patois parlé dans la plaine de
Caen, dans le nord du Cotentin et les Iles normandes. Là,
beaucoup de vocables diffèrent, et, de plus, le ch est dur. On
dit la vaque, le cat, le kien... Nous avons conservé la
prononciation régulière du ch, sauf dans quelques mots, tels
que: la carrée, au lieu de la charrée; secquer, secqueresse,
au lieu de sécher, sécheresse, et catouiller, qu'on entend
quelquefois pour chatouiller.
Autres
remarques
(morphologie,
phonétique, grammaire)
Oi ne se change
pas toujours en ei et tend de plus en plus à se prononcer comme
en français. (Cette tendance dépasse les bornes dans certains
cas. Pour mieux parler, on dit parfois. aux environs de Vire: la
mouée pour la maie (comme on dit moi ou moué au lieu de mei).).
Voici des exemples de cette évolution: (poisson) peisson, puis
pouësson; pressoir. autrefois persoï ou persou, puis pressouër.
La métathèse - altération d'un mot ou d'un groupe de mots par
déplacement, interversion d'un phonème, d'une syllabe, à
l'intérieur de ce mot ou de ce groupe (Robert), en outre,
joue son rôle dans ce dernier mot comme dans maint autre. La
contraction s'y ajoute souvent; et quand la métathèse modifie la
voyelle, comme dans appercher pour approcher, on arrive à des
formes telles que apperch'ous pour approchez-vous.)
Noyer, envoyer, voir deviennent neyer, nyer, enveyer, envyer ;
vous voyez donne vous (ous) veyez, ous vyez. Vy'ous ?
(voyez-vous ?).
Souvent, ar se change en er : cherger,
cherrette, cherrue...
gn se change en n : maline, borne, êperner
(épargner).
Gl = ll mouillées dans sangle, onglée, etc.
Les finales tombent souvent, ex. : mal, sel,
fil, cheval, aval, coq, Joseph. rossignol, suif, tardif, etc.;
on supprime la dernière lettre dans la prononciation. Deuil se
change en deu, seuil en sieu: sur, adj. (aigre), en su ; sur,
prép., en sus. II en est de même pour la terminaison des verbes
en ir et en oir : finir (fini), voir
(vei r).
Boire = beire, s'asseoir = s'assire.
L'e n'est jamais muet comme en français avec le son eu bref. On
le supprime ou on le prononce é.
GENRES. - Les mots: argent, âge, incendie,
pétrole, centime, légume, ouvrage, poison, sont du féminin,
parfois aussi herbage, orage. On entend de même la gland, la
freid. Par contre, vipère, fourmi, loutre, dinde, jaunisse
sont du masculin. Gorge-rouge (au lieu de rouge-gorge) est du
féminin.
ARTICLES. - Deu (du) ês et az (aux). Le
féminin de un est eune, régulier phonétiquement.
POSSESSIFS. - Man, mon, m 'n (mon). De même
pour ton et son.
PRONOMS PERSONNELS. - M', mé (me). - mei
(moi) de même pour tu, te, toi. Tu s'élide: t'as, t'es.
I, il (il), li (lui), o, olle (elle), eu
(elIe) interrogatif : Vient-eu ? Lei (elle), Do lei = avec
elle. O, oz (ils, elles), eux (eux et elles, complément) ;
leux (leur) ; je s'emploie au pluriel pour « nous » ; je
sommes. Ous pour « vous ».
DÉMONSTRATIFS. - C' té fouet-là. c' té
cherrue-Io (là = ci, lo = là ou là-bas). De même c'ti-là,
c'ti-lo (celui.ci, celui-là). Celui qui se dit en patois l'ci
qui : prends l'ci que tu voudras.
PRONOMS INTERROGATIFS. - Lequeu, laqueulle,
etc.
VERBES. - Les verbes se conjuguent au passé
et au subjonctif imparfait comme les verbes en « ir ». Il y
aurait à signaler, dans les conjugaisons, beaucoup d'autres
irrégularités qui paraissent toutefois moins étranges quand on
remonte aux origines.
Des formes telles que réponu (répondu), tu
prenras, i print (il prit) ont été jadis aussi régulières que
les formes actuelles.
ADVERBES, PRÉPOSITIONS, CONJONCTIONS.
Asteure (à c't'heure) : maintenant.
Dessans, d' sans = sans cela, correspond à
la prép. sans, comme dessous et dessus aux prép. sous et sur.
Piez (puis), piésque (puisque).
Etou, étout, et tout = aussi; n'tou = non
plus.
Do = avec (en général sans mouvement).
(Ce mot curieux a pour origine, non de apud, comme on l'a
prétendu, mais le vieux mot od (apud), qu'on trouve dans « la
Chanson de Roland », « le Jugement de Rou» et « Ogier le Danois
», etc., et qui s'est transformé par métathèse en do.) Quand il
y a mouvement, avec se dit quant et : oz alirent quanté lei (ils
allèrent avec elle).
Premier que, devant que = avant que.
Piére = pire, pis; tant piére = tant pis.
Si (conj.) ne s'élide en français que
devant il, ils. Il s'élide en patois normand devant tous les
pronoms commençant par une voyelle, et même devant tu. S'tu
'veux; s't'es prêt (si tu es prêt).
Octave MAILLOT
C'était eune vache comme an n'en veit guère que la vache à
Joassin. C'est pas qu'o fût eune belle bête. Olle 'tait
ôssue, mal bâtie, trop haute sus pattes, pas dreite sus le
dos, et putôt maigrassière; quand an li pinçait la fesse, an
n'y trouvait pas épais de ché. Mais olle 'tait bé meumelée,
bonne de service : o donnait jusqu'à quinze pots de lait
quand olle 'tait à l'herbe, et son beurre était de première,
- ferme, jaune et pas long à bareter (1).
Par exemple, olle 'tait maline, la vache à Joassin, - maline
comme un tauret. O courait après gens et bêtes, et o
cornaillait tant qu'o pouvait. Et quand o ne pouvait se
coupler ès gens ou ès bêtes, o cornaillait dans les haïes,
dans les ronces et l's êpines, o se dévarait. Piez o b'zait
(2) toute l'année. - hiver comme été. Joassin la gardait
tout de même: olle 'tait bonne de service.
Quand o passait dans le bourg, o courait, o galopait, o
b'zait, - et les gens se rentraient... fallait vei ! Joassin
courait derrière lei en poussant d's êbraits (3) et en
sécouant eune grande gaule noutue et de taille à ramer les «
pois ».
C'était eune bête dangéreuse. Le père Coffiat après qui qu'o
courait eune fouais, perdit un de ses sabots en se sauvant,
le retrouvit; mais i s'enfoncit un clou bécheron dans le
pied.
Félicie le soignit, li mint de la terpentine (4) et de la
puette (5) durant des semain-nes. La nièce à Pauline eut les
sangs tournés, mauvaise mine et pas d'appétit durant des
mouais. Jean Bernais, le petit gars au bourreli-yer,
qu'êtudiait pour être prêtre, attrapit eune êteurse en
sautant par-dessus le mur deu ceumetière et i clochit (6)
longtemps.
La vache arrivit, comme cela, dans le bourg un dimanche au
soir au moment que passait la musique de Mesnil-Friquet. O
dêfoncit la grosse caisse, et Jean Lingrie qui était
attentionné à jouer de la clairinette bonsculit par-dessus
le gros Colin qui roulit do son tambour jusque dans la
berne.
Tout le monde disait à Joassin de se dêfaire de sa vache.
Le maire étou li conseillait de la vendre. Joassin li dit:
- Eh bé, achetez-là ! Je ne demande pas
mieux que de la vendre si j'en trouve un bon prix.
Le maire li rêponit qu'i n'avait pas bésoin de vache pour lé
moment.
- Et sûrement, qu'i dit, si j'en avais
bésoin, c'est pas de la tienne que je voudrais. Enfin ça te
regarde, qu'i li dit. I s'est arrivé déjà des accidents, tu
ferais mieux de la vendre devant qu'i n' s'arrive des
malheurs.
Il en fut fait mention au conseil municipal. Le savetier dit
que le bourg n'était pus habitable à cause de la vache à
Joassin, - que ça ne pouvait pas durer et que ça ne durerait
pas comme cela; qu'il allait êcrire un mot de lettre au
préfet et au ministre et qu'i ferait eune pétition. I
n'écrivit à personne et n'y eut que le père Coffiat à dire
qu'i sinerait la pétition. La vache à Joassin continuit donc
à passer dans le bourg au triple galop, Joassin à la suivre
do sa rame en criant à tue-tête: « Sauv'ous, tir'ous de la
vaie (7) ! » et les gens continuirent à se rentrer. Joassin
ne se décidait pas à vendre sa vache: olle 'tait bonne de
service.
Quand le père Coffiat se mint en tête de se remarier à l'âge
de 75 ans... je vous demande un brin ! - do sa servante qui
n' n'avait co pas vingt-trouais, les gens li firent un
chavarin qu'an entendait dé Tinchébray. Ça n'empêchit pas le
père Coffiat de se marier. Il 'tait alordé (8), - un vieux
bilouin (9) ! Mais ça donnit ès gens l'idée de faire le
chavarin à Joassin étou à cause de sa vache qu'i ne voulait
pas vendre.
Joassin ne fut pas bête comme le père Coffiat qui s'était
fâché; et quand i vit toute la bande arriver devant cheux li
do des timbales, des poëles et des castroles, i sortit do sa
poële à bouillie et eune mouvette (10) , - et c'est li qui
tapait le pus fort en riant de tout san coeur. Si bé qué l's
autres virent qu'o perdaient leu temps, et o s'n allirent, -
sau' vot' respect, comme des péteux.
Le lendemain i revint cinq ou six petits gars dans les
douze, treize ans, do un chaudron, eune poële, des
bouteilles défoncées et le vieux clairon que Tiennot a
rapporté de la guerre.
Joassin sortit sus le sieu de la porte et leux dit: « Mes
pauv's êfants, ous fériez mieux de vous rentrer, parce qu'i
va plouvre (11)... Piez je vais lâcher ma vache, qui va vous
enfiler dans ses cornes ».
O voulirent faire les braves, o contÎnuirent leu chavarin,
mais pas longtemps: il leux ruchit deux grand seillées d'iau
qui les trempit de la tête ès pieds. Oz étaient
inregardables.
Joassin n’eut pas besoin de lâcher sa vache.
- Je vous avais-t’y pas dit qu’il allait
plouvre, que leux dit Joassin ? V’n’ous-en par là. Je vais
allumer eune baudée (12) pour vous séquer.
Oz aimirent mieux s’n’aller à la bouillerie deu père Minot;
et o perdirent pour quioque temps le goût deu chavarin.
*
* *
La vache à Joassin faisait toujous des siennes. O n'avait
peux de rin ni de personne. O se plantait dans le mitan de
la route devant les autos comme devant les chérettes, et
olle avait l'air de dire en riochant - an érait dit
qu'o riochait - « je vous d'fends de passer par là ».
Olle arrêtit comme cela eune grande auto qui venait de Vire
et qui était plein-ne de moussieux, de dames, de demoselles
et d'êfants, - tout le monde en grande toilette. Quand o
virent la vache qui avait l'air de voulei sauter dans
l'auto, o s'êpouvantirent et o se sauvirent. La vache partit
à fond de train après toute la bande qui n'êchappit qu'en se
jetant dans la mare du perbytère. Oz étaient tous dedans
quand Joassin arrivit tout êssouflé. Premier que (14)
d'emmener sa vache, i leux fit d's excuses, leux dit qu'il
avait bé deu (15) et donnit un coup de main à la servante
deu curé pour les retirer de la mare.
Oz étaient trempés comme des soupes et les toilettes dans un
état ! Oz allirent cheux le charron et an leux trouvit de
quei se changer. Tout cela, ben entendu, n'était pas à leux
taille. Y avait même eune grosse mère à qui que rin
n'allait. La femme deu taupetier, qui est pourtant d'excès
corporente, li avait prêté eune de ses cottes et eune de ses
camisoles - mais la dame de Vire était à l'êtreit là-dedans.
C'était le contraire pour les demoselles : o nageaient dans
les robes qu'an leux avait baîllées, et oz avaient coulé des
sabots meitié trop grands, leux pieds baretaient dedans. Les
moussieux n'étaient pas n'tou à leux amain dans les culottes
deu charron et deu taupetier; et oz avaient l'air minable.
Après que Joassin eut rentré et trait sa vache, i revint co
faire des excuses. Mais o li dirent que ça ne se passerait
pas comme cela, à moins qu'ine payît des dommages-intérêts;
si que non o l'assineraient et oz iraient à Damfront.
Joassin en était au d'so, i disait qu'il 'tait ruiné, i
s'arrachait les cheveux, si bé que la grosse dame de Vire
eut pitié de li. O dit que pour en fini c'était un accident
et pas un malheur et que ça valait mieux qu'eune jambe
cassée. C'était eune bonne gent et o n'n'avait l'air étou,
même en taupetière.
Piez le maire vint, piez l'adjoint, piez Moussieu le Curé,
qui n'tait pas au perbytère au moment de l'accident, piez
deux marguilliers et enfin le capitain-ne Planche, qui avait
ses gants, s'i vous plaît, et son chapiau haut de forme. O
causirent et oz arrangirent l'affaire - ou quasiment.
Moussieu Grimbault arrivit aprez do sa dame et ses trouais
demoselles, qui poussirent des soulas (16) et firent des
cêtres et des giries (17) pus qu'à devei. Après qu'il eut
fini ses courbettes, Moussieu Grimbault se mint à grousser,
à remancer Joassin, à dîgonner et à le menacer. Il en dit
trop. Joassin se fâchit, chantit sottises à Moussleu
Grimbault et o ne furent pas loin de se battre.
Eune chance que le capitain-ne se trouvit là pour les
séparer et les rasséguérier (18).
- Assiéz'ous, qu'i dit, et êcoutez-mei
eune minute. D'abord et d'eune, Joassin, faut vendre votre
vache.
- Olle est bonne de service, que dit
Joassin, et je perdrais gros; mais piésqué faut la vendre,
je la vendrai, - je la vendrai à la Saint-Lucas.
- Entendu, que dit le capitain-ne, mais,
en attendis, pour empêcher l's accidents et les malheurs,
vous mènerez votre diablesse de vache do un lien.
Tout le monde dit que c'était eune bonne idée; et c'était
vrai étou.
Moussieu Grimbault dit qu'il y avait pensé.
- Et pourquei qu'ous ne m'en avez pas
causé, que li demandit Joassin ?
I ne rêponit rin, ce qui prouvait bé qu'i se vantait, comme
ça li arrivait pus souvent qu'à son tour. Moussieu Grimbault
emmenit cheux li, dans s'n auto, les moussieux et les dames
de Vire, qui se changirent core un coup. La grosse dame qui
était à l'êtreit dans les hardes à la taupetière se trouvit
à l'aise dans le vêtement de Madame Grimbault qui était co
pus conséquente que lei. Tout le monde eut des effets à sa
taille ou à pu prez.
O soupirent jusqu'à min-nuit, eune heure: des plats à n'en
pas fini ! et des crêmes et deu vin! deu blanc et deu rouge
et deu champagne ! Et quand les bouchons sautaient, ça
p'tait si tellement qu'an l's entendait jusque de l’autre
côté de la route. C'était comme eune noce ou eune fête à
courée (19).
*
* *
Joassin, qui menait asteure (20) sa vache do un lien,
pernait co sa grande gaule pour le cas où qu'o li
échapperait. Les gens deu bourg pouvaient sorti et aller et
veni même à l'heure où que la vache à Joassin passait. Tout
le monde disait que c'était eune bonne idée qu'avait eue le
capitain-ne; et tout le monde li en faisait des compliments,
excepté Moussieu Grimbault.
Ça qu'allit bé durant quinze jours, trouais semain-nes. Piez
v'là qu'un soir que Joassin ramenait sa bête, le lien li
êrussit (21) de la main. La vache s'êchappit au triple galop
et olle arrivit dans le bourg au moment que Moussieu
Grimbault et ses trouais demoselles passaient sus la place
deu marché. Eune chance que les filles n'avaient pas la
corporence de leux mère ! O s'êvolirent comme des
fauverettes en criant: « Au secours ! » L'ain-née se sauvit
au café Pitot, la seconde allit s'accouver derrière eune
maringote dans la cour au charron et la pus jeune courut se
cacher sous un banc dans le bas de l'église.
Moussieu Grimbault, qui était pus gourd que ses demoselles,
restit là au mitan de la place en secouant san chapiau
d'eune main et sa canne de l'autre. Et i groussait et
beuillait à êpouvanter tout le bourg, mais i n'êpouvantit
pas la vache. Il essayit de li donner un coup de canne; i ne
l'attrapit solement pas. O se jetit sus li en cornaillant
comme o n'avait jamais co cornaillé. Moussieu Grimbault fit
le bonscul et roulit jusqu'au mur deu ceumetière comme un
tonnet, durant que sa demoselle, qui était acculée derrière
la maringote, criait : « Papa! papa! » et ne bougeait pas.
Olle avait peux. Y avait de quei étou !
Joassin, qui accourait do sa gaule, arrivit eune minute trop
tard. Il aindit Moussieu Grimbault à sé r'léver, li donnit
deux, trouais petits coups, par ci, par là, pour faire parti
la poussière et li demandit : « Av'ous deu ma ? »
Moussieu Grimbault ne li rêponit pas d'abord. La femme à
Costard li apportit sa canne et son chapiau. I print la
canne, la main li tremblait, - i print le chapiau et se
recoiffit tout de travers. Piez i regardit autour de li. La
vache s'était arrêtée dans le bas deu bourg devant la porte
des Cabet; et olle avait l'air de gricher, la sale bête ! et
d'admirer sa belle ouvrage. O ressemblait à la vache qui rit
sus les boîtes à fromage.
Joassin était toujous à côté de Moussieu Grimbault et i li
demandit co :
- Av'ous deu ma ?
- Vous êtes un misérable, qu'i li dit. Vous mériteriez
d'être fusillés ou pendus, vous et votre satanée vache.
Vous... vous...
Il arrêtit comme s'il avait êtouffé. L's yeux li sortaient
de la tête et la broe (22) de la bouche. I faisait peux. Si
la vache de Joassin s'était trouvée à côté de li à ce
moment-là, olle érait eu peux.
I but un petit verre d'iau-de-vie que la mère Pitot li avait
apporté de l'auberge, - et ça le remint un brin.
Joassin expliquit que le lien avait êrussé. Mais Moussieu
Grimbault ne voulait rin entendre.
- I faut que ça cesse, qu'i dit, et ça
cessera. C'est mei qui vous le dis, qu'i dit. Si que non, je
m'en cherge. Je la tuerai, votre bique de vache, je la
tuerai d'un coup de fusil, - et vous par-dessus le marché.
- Permettez, Moussieu Grimbault, que dit
Joassin, vous pouvez m'assiner, m'envyer eune lettre deu
juge de Paix, mais ous n'avez pas le dreit de tirer sus ma
vache ni sus mei n'tou. C'est la louei! 'Spas, Capitain-ne,
qu'i dit au capitain-ne Planche, qui passait justénément,
'spas qu'i n'n'a pas le dreit ?
Le capitain-ne dit que valait mieux pas tirer; et il essayit
co d'arranger l's affaires. I dit que piesqué le lien avait
êrussé, y avait core autre chose à faire. C'était
d'empâturer la vache et de la bôgner (23). Et les gens deu
bourg dirent que c'était eune bonne idée.
<>- Oui, oui, que dit Moussieu
Grimbault, c'est de bonnes idées, mais ça n'empêche pas les
accidents. Le lien étou, c'était eune bonne idée - et me
v'là quante même tout poché.Vous entendez, Joassin, si je
retrouve sus ma veie votre rosse de vache, je tire dessus et
sus vous aprez. Je passerai aux assises, mais je serai
acquitté. C'est mei qui vous le dis.
Le capitain-ne Planche dit à Joassin qu'y avait co un autre
moyen: c'était de garder la vache à l'êtable. Joassin li
rêponit que ça ne se pouvait pas à cause de la secqueresse
qu'il avait fait, qu'il érait tout juste assez de fein pour
l'hiver et qué, piesqu'y avait de l'herbe dans le pré,
fallait qu'o fût paissue.
I bôgnit sa vache et l'empâturit, - pas de trop court : i ne
pouvait pas tout de même passer eune demie journée à mener
sa vache dans le pré Pigeonnet qui est loin ! Et, pour ne
pas rencontrer Moussieu Grimbault, i la menait et la
ramenait par la ruette-ès-dames.
I s'arrivit ce qui devait s'arriver do eune bête comme celle
de joassin. O se dêbognit et se dêsempâturit et s'êchappit
deu pré. O rencontrit sus la route le marchand de café qui
poussait sa petite voiture et o les jetit tous deux dans la
berne. La voiture n'eut pas de ma, mais le gars en eut. Il
'tait poché, êroncé; rin de cassé, heureusement.
Quatre jours aprez, jour pour jour, la vache fut tuée dans
le pré. Clément Bisson, qui demeure au village de la
Guiboutière, de l'autre côté des prés Pigeonnet, vint dire à
Joassin :
- Ta vache est tuée. Oui, man pauvre gars,
olle est tuée. An a tiré quatre coups de fusil sus ta vache.
Quatre ! Je les ai entendus. J'ai couru dans le pré. Olle
'tait sus le dos, piez o s'est tournée sus le côté... Olle
est tuée.
- As-tu vu qui qu'a tiré?
- Oui, un grand gars en blaude et eune
casquette sus la tête. I s'en allait derrière les saux (24),
le long de la rivière. je ne l'ai pas reconnu. Il 'tait déjà
loin et le jour baissait.
- Merci tout de même, que dit Joassin.
I ne dit rin de pus, mais i se pensit tout de suite:
- C'est Grimbault qu'a fait le coup.
Joassin ne perdit pas la tête. I print le grand coutiau do
quei qu'i tuait les cochons, sau votre respect, et i courut
ès prés Pigeonnet. I tuit sa vache, - car o respirait co, à
cequ'i dit par aprez, - mais an n'a jamais su au juste s'i
la tuit ou la retuit. I la débitit le lendemain, qu'était un
samedi, et la vendit dans le bourg et à travers les
villages. Il allit même en proposer à Moussieu Grimbault,
qui n'en voulit pas.
Le boucher ne trouvit pas cela de son goût. I dit que la
vache de Joassin était crévée, que c'était de la carne. I
fit même couri le brit qu'olle 'tait enragée d'piez
longtemps et que c'était dangéreux d'en manger, qu'an
attraperait la rage.
Les gens le laissirent dire, et comme Joassin vendait bé
moins cher que le boucher, il êcoulit aisément sa bête. En
tout cas, la vache enragée fit de la bonne soupe, et tout le
monde s'en régalit, excepté Moussieu Grimbault, sa dame et
ses trouais demoselles. Quand Joassin eut vendu sa vache,
morciau par morciau, il allit tout dreit à la gendarmerie et
contit ce qu'i s'était arrivé, et le brigadier li demandit
s'i soupçonnait quioqu'un. Joassin li dit ce que Moussieu
Grimbault avait dit devant témoins.
- Je ne dis pas que c'est li qui a tué ma
vache, qui dit; mais je creis que je deis vous dire ce qu'il
a dit, - et je vous le dis, qu'i dit.
Les gendarmes firent eune enquête. Oz allirent cheux
Moussieu Grimbault, qui leux dit qu'au moment que la vache
avait êté tuée il 'tait à l'auberge do le mait' d'êcole en
train de faire la partie; et quand o li demandirent s'il
avait un fusil et où qu'il 'tait, i dit qu'il 'tait depiez
huit jours à ramarrer (25) cheux l'armurier dé Tinchébray.
Le brigadier dit: « C'est bon, c'est bon », et i s'n allit
en kéryant que Moussieu Grimbault n'y était pour rin.
L'autre gendarme n'était pas deu même avis.
- Si c'est pas li qu'a fait le coup, qu'i
dit, c'est li qui l'a fait faire.
Le fusil cheux l'armurier, la partie de cartes à l'auberge à
eune heure où que Moussieu Grimbault n'y allait pas
d'ordinaire, tout cela li paraissait drôle. I paraît étou
que c'était l'avis deu capitain-ne, comme i le dit par
aprez, mais il eut bé soin de ne pas en causer au moment.
Les gendarmes surent bétôt que Moussieu Grimbault était venu
à Tinchébray cheux l'armurier pour faire ramarrer san fusil
- mais qué n'y avait rin ou à pu prez à ramarrer, - et qu'an
l'avait vu ce jour-là au Café de la Victoire do le grand
Pattelard, de la Bevetterie.
Le père Martin, un ancien gendarme qui s'est retiré dans le
haut de la ville, rencontrit quioque temps après le grand
Pattelard et li en ôfrit pour un sou. Pattelard est toujours
prêt quand i s'agit de beire, et i but tant de cafés, de
demoselles (26) et de petits pots (27) de celle de cidre et
de celle de vin, que Pattelard, qui a pourtant la tête
solide, finit par être saoul, respect de vous, comme eune
bourrique. Le père Martin en profitit pour le faire causer.
Si bien que Pattelard li dit tout. Il avait tué la vache à
Joassin, et Moussieu Grimbault li avait donné cent francs.
Les gendarmes, sitôt qu'o furent renseignés par le père
Martin, s'en revinrent cheux Moussieu Grimbault, qui n'en
menait pas large. Ah! i crut bé qu'il allait coucher à la
souette (28).
Ça s'arrangit co tout de même grâce au maire et au
Capitain-ne Planche; mais ça coûtit gros à Moussieu
Grimbault, sans compter les cent francs qu'il avait donnés à
c'té grande kennaille de Pattelard, qui l'avait vendu. Faut
dire qu'il 'tait saoul.
Ça fut eune bonne affaire pour Joassin. Sa vache li fut
payée meitié pus qu'o ne valait, et comme il avait gan-gné
de la monnaie étou en la débitant aprez qu'il l'eut retuée,
ça li donnit l'idée de se faire boucher.
I se mint dans la partie, sus place d'abord, piez s'n'allit
deu côté de Bayeux ou d'Isigny et il y fit son beurre. Quand
i revint dans le pays, c'était un gros Moussieu. Il 'tait
habillé comme un prince, des souliers vernis, eune montre et
eune chain-ne en or et des gants. I ne les mettait pas, ses
gants, mais il en avait toujours un ou deux dans la main. Il
'tait riche, et co pus riche - qu'i paraît - que les
bouchers de par ici, - pus riche même que Moussieu
Grimbault. Il avait de l'argent cheux les banquetiers, de la
terre dans la plaine de Caen, d's herbages dans le pais
d'Auge et eune auto à pu prez aussi conséquente qu'un wagon,
eune auto manifique comme an n'en veit pas là au travers.
Il allit vei Moussieu Grimbault et i fut bé reçu. Les gens
riches s'entendent toujous. O collationnirent; et quand oz
eurent bu leux café et leux rincette, et p'têt' co bé un
petit verre de fine par là-dessus, Joassin dit à Moussieu
Grimbault. en li donnant un petit coup de coude:
- Je voudrais bé vous dire un mot.
Et o passirent dans le cabinet à côté.
Les trouais demoselles Grimbault étaient core à marier, et,
durant que Joassin faisait forteune, oz avaient monté en
grain-ne. Les deux pus grandes étaient secques et noueires,
raides comme des piquets, de la moustache et le nez en
l'air. De belles toilettes, par exemple, et oz en
changeaient trouais quatre fouais par saison. La pus jeune
n'était pas jolie, jolie, mais olle 'tait fraîche et pas
noueire comme ses soeus. Olle 'tait toujous de bonne himeur
et aimable do tout le monde. Durant l'hiver, oz allaient
quant et leux gens dans le Midi ou à Paris; durant l'êté à
Vichy ou au bord de la mer, et piez o s'en revenaient et o
continuaient à attendre qu'an vint les demander en mariage
dans notre petit pays, piesqu'o ne trouvaient pas autre part
chaussure à leux pied.
Quand i fut dans le cabinet de Moussieu Grimbault, Joassin
li demandit eune de ses filles, - la pus jeune des trouais.
Moussieu Grimbault li rêponit qu'i regrettait, que ça li
faisait deu, mais que ça ne se pouvait pas. Il avait trouais
demoselles et il avait décidé de ne les marier que par rang
d'âge, et en commençant, ben entendu, par Célestine, qui
était l'ain-née.
Joassin ne voulait ni de Célestine, l'ain-née, ni
d'Ernestine, la seconde; il avait envie de Christine,
qu'était la jeune.
- Voyons, Moussieu Grimbault, c'est pas votre dernier mot
?...
Moussieu Grimbault dit que si.
D'ordinaire Joassin menait les affaires grand train, mais i
savait étou prendre son temps et haricoter (29) quand i
fallait. Il ôfrlt un gros cigare à Moussieu Grimbault et,
tout en feumant, o causirent et o plaisantirent.
- S'ous me donniez Mademoselle Christine, que dit Joassin,
ous pourriez co tout de même marier vos demoselles par rang
d'âge. Solement ça serait dans l'autre sens.
Moussieu Grimbault ne voulait pas de ce sens-là.
- Ça va être long, que se pensit Joassin.
Il ôfrit un autre cigare à Moussieu Grimbault, et la
servante leux apportit eune bouteille de liqueur. O
continuirent à causer, et o causirent si longtemps, et
quioquefouais si haut que Madame Grimbault et ses trouais
demoselles, qui étaient dans la salle à côté, se demandaient
s'i ne s'agissait pas co de la vache à Joassin. O'nn'avaient
ma dans le corps toutes les quatre.
Joassin expliquait à Moussieu Grimbault qu'eune fouais
Christine mariée, les autres trouveraient aisément à se
caser.
- Ça qu'ira comme sus des roulettes, qu'i
disait. Je connais des partis qui feraient leux affaire, des
gens sérieux, capables, bé considérés, qui ont de la terre
et de la monnaie. S'ous voulez les marier, ous n'avez qu'à
me le dire. Je m'en cherge. O n'éront que l'embarras deu
choix.
Joassin se vantait et i se pensait bé que ça ne serait pas
si commode qu'i le disait. Mais en attendis, i serait marié,
li.
I ne lâchit pas Moussieu Grimbault et i finit par le
retourner de bout en bout. Il eut Christine. Quand à
Célestine et à Ernestine, o ne voulirent pas des partis qu'i
leux trouvit; - et o n'eurent pas tort enn'tou, qu'i paraît.
O restirent vieuilles filles.
____________
1. Faire du beurre avec une
baratte.
2. S'zer : courir, galoper, en
parlant des bestiaux harcelés par les mouches.
3. Cris.
4. Térébenthine
5. Eau-de-vie inférieure, la
dernière tirée, impropre à l'usage interne.
6. Boita.
7. Tirez-vous du chemin.
8. Toqué.
9. Nigaud.
10. Grande cuillère en bois pour tourner
la bouillie
11. Pleuvoir.
12. Flambée.
13. Ricaner.
14. Avant
15. Deuil, chagrin
16. Soupirs.
17. Manières prétentieuses et ridicules.
18. Calmer, raccommoder, réconcilier.
19. Fête où l'on mange les poumons, le
foie, etc.
20. Dorénavant.
21. Echappa.
22. Ecume.
23. Aveugler.
24. Saules.
25. Réparer.
26. Demi-décilitres.
27. Décilitres.
28. En prison.
29. Discuter.
Clémentine, la femme dé Natole, avait bésoin de fleu(1) pour
faire de la galette, et olle allit en queri dans un petit
baril, sous la montée. Et vlà-ti pas qu'au moment d'en
prendre olle y avisit eune grosse souris qui s'y trimoussait
et qui était en train d'y faire comme qui dirait poudrette.
Y a bé des fémes là au travers qui éraient poussé d's
êbraits et qui en éraient eu les sangs tournés. Clémentine
n'a pas freid az yeux: o ne perdit pas la tête. Olle appelit
le domestique qui affourait les viaux : « Tiennot, qu'o dit,
viens-t'en vite. J'ai bésoin de tei ». Tiennot arrivit grand
train do sa seille.
- Y a eune souris dans le baril à fleu,
qu'o dit, - lo, sous la montée, à ce qu'o li dit, - eune
grosse souris, p'têt' un rat. Faut s'en dêfaire. Tu vais
prendre le fusil qui est pendu à dreite de la croisée - il
est chergé - tu vais chouler(2) le chien et tirer sus la
souris quand o va s'èchapper. As-tu bé comprins ?
Et comme Tiennot était co putôt biloin, o li fit répéter ce
qu'il avait comprins.
- Parjou! que dit Tiennot, c'est pas
malaisé à comprendre... Je vals prendre le fusil, chouler le
chien et tirer sus la souris qui va s'èchapper deu baril à
fleu.
Tiennot print le fusil, il allit sus le sieu de la porte, i
sufflit le chien qui dormait à côté deu pits, et i li
montrit le baril: « Cherche, Patou, qu'i dit, cherche ».
Durant que le chien cherchait, Clémentine se mint de côté
sus les premières marches de la montée.
Patou ne fut pas longtemps devant que de senti le gibier. Il
apperchit deu baril, il y mint le nez, et la souris en
sautit tout de suite. Frsst ! Tiennot tirit dessus deux
coups de fusil, mais i visit en biloin qu'il'tait et i
n'attrapit pas la souris. Il attrapit le chien, par exemple,
i le tuit; et Clémentine, êpouvantée, chut êvénouie au pied
de la montée.
- Hélos! que se dit Tiennot, j'ai tué la
bourgeoise étou. Me v'là bé!
I jetit le fusil dans le mitan de la maison, et le v'là
parti, les quat' pattes au cou, sans savei solement où qu'il
allait. Comme i d'valait la cavée, i rencontrit le
cantonnier qui vit bé qui s'était passé quioque chose de pas
ordinaire. Tiennot était rouge comme eune crêpe de co (3), i
causait tout seu, et l's yeux li sortaient de la tête.
- Quei que t'as, man pauv' gars, que li
dit le cantonnier?
- Je viens de faire des malheurs, qu'i
dit.
- Des malheurs ? Queux malheurs ?
- Je viens de tuer le chien et la
bourgeoise.
- C'est donc tei qu'a tiré les deux coups
de fusil qu'on vient d'entendre. Ah! ça qu'a p'té sè. Et
pourquei que tu les as tués. Clémentine était eune bonne
gent et d'un bon tour et le chien à Natole était un chien de
chasse comme an n'en vei pas.
- Eh! parjou, je le sais bé. Je ne l'ai
pas fait d'en exprès n'tou. La bourgeoise m'avait dit de
tirer sus la souris...
- Queue souris ?
- Eune souris qu'était dans le baril à
fleu. J'ai choulé le chien, la souris s'est sauvée, j'ai
tiré tout à la traverse, j'avais pas le temps de bé viser...
Et j'ai tué le chien... et la bourgeoise.
- Mais es-tu bé sûr, au moins, es-tu sûr
et certain que tu les as tués ?
- Oui, le chien a saigné tout le sang
qu'il avait dans le corps, il'tait raide; et la bourgeoise a
roulé jusqu'au pied de la montée, blanche comme nige,
olle'tait freide. Quei que va dire le bourgeois ? Pus de
fème, pus de chien! Me v'là bé !
- Oui, si en cas, que dit le cantonnier,
c'est des malheurs que t'as faits là, man pauv' Tiennot. Et
tu n'as pus qu'eune chose à faire asteure, c'est de couri
tout dreit à la gendar¬merie de Tinchébray - à main gauche.
devant que d'arriver à la Porte de Condé - et de leux dire
ce qui s'est arrivé et comment que ça s'est arrivé. Faut pas
oubellier n'tou de leux dire que tu ne l'as pas fait d'en
exprès, - sans quei o vont creire que t'es un assazin.
Explique-tei, explique-tei bé.
- Qu'o creient ce qu'o voudront, je ne
vais pas y aller. Je n'ai pus qu'eune chose à faire, c'est
de me dêtrire.
- Té dêtrire ?
- Oui, 'je vais me nyer dans un pits ou
dans un gouffre de la rivière.
- Man pauv' Tiennot, ça ne va rin
ramarrer. Au contraire. y en a deujà deux de détrits; ça va
faire trouais.
Tiennot ne l'êcoutit pas, i partit en courant deu côté de la
rivière. Le cantonnier mint sa pelle et son balai à la boise
(4) deu champ ès Brard, et s'n allit avau la route jusqué
dans le Clos Bisson où que Natole tondait les haïes.
- Natole, qu'i li dit, y a des malheurs,
de grands malheurs de faits cheux tei.
- Des malheurs, qu'i dit, queux malheurs ?
- C'est la faute à Tiennot, et, au fond,
non c'est pas sa faute. 1 voulait tuer eune souris, qu'i
paraît; il a prins tan fusil, il a manqué la souris, il a
tué tan biau chien de chasse... et ta fème a attrapé
quioques plombs étou, à ce qu'i dit.
I ne li dit pas, en premier, ce qui n'n'était. Y allit en
dou¬ceur, comme fallait. Natole laissit là san faucillon, et
s'n'allit quant et le cantonnier; et durant qu'o montaient
la cavée, le cantonnier le mint au courant - ou à pu prez -
et li dit que Clémentine avait bé des plombs dans le corps,
d'après ce que li avait dit Tiennot.
- Est-eu tuée étou, que demandit Natole ?
- Dam! man pauvre Natole, à ce qu'i dit,
je n'en sais rin; mais ça se pourrait co bé.
Quand oz arrivirent, o furent bé surprins, comme ous pensez,
de vei Clémentine en train de dêtremper sa galette. Olle
avait bonne mine, - à pu près comme d'ordinaire. O dit à
Natole :
- Y a eu des malheurs. C'est la faute à Tiennot. Il a tué
Patou et j'ai eu bé peux. La souris s'est sauvée deu baril à
fleu, et Tiennot s'est sauvé étou. Je ne sais pas où qu'il
est.
- Et tei, que dit Natole, tu n'as pas eu
de ma ?
- Rin en tout, qu'o dit; mais j'ai eu bé
peux.
Tiennot s'n'allit jusqu'à la rivière et i voulit s'y nyer,
comme il avait dit, mais i trouvit que l'iau était d'excès
freide. I s'en retirit, co pas ben aisément, à ce qui
parait, et i courut se séquer cheux le boulanger. Piez le
v'là parti par la route de Condé. An ne l'a jamais revu. La
souris n'tou.
________________
1. Farine, fleur
2. Exciter.
3. Coq.
4. Barrière.
Ah! oui, c'était un biau belin (1), un belin râle, que le
belin au père Toine. Et je ne creis pas qu'an n' n'ait
jamais vu de si gros et qui doguît (2) comme i doguait. Il
érait même été dangéreux do d's êfants, et Toine avait soin
de le teni à l'êtable ou dans le pré Ballon, qui est bé
clos. I doguait bêtes et gens; un toret n'y érait pas fait
peux.
Le grand Clément s'avisit-i pas, eune fouais qu'i pêchait à
!a ligne, de passer par le pré Ballon; il 'tait attentionné
à s'n affaire: il ne vyait pas le belin, mais le belin le
vyait bé, li. I le doguit dans..., sau' votre respect, dans
le fond de sa culotte, et le fit bonsculer dans la rivière:
quatre pieds d'iau, sans compter la vase. Clément n'eut pas
de ma, mais il 'tait trempé comme eune soupe - et de la boe
jusqu'à la fourchine. Il 'tait inregardable ! Quand i
pêchait par là aprez, i pêchait de l'autre côté.
Ça fit co bé piére do les dames de Paris qu'étaient venues
cheux Madame de Chottigny, à la Foutelaye. V'là-t'i pas qu'o
s'en vinrent tônyer (3) le long de la ruette ès-moines; et
quand oz arrivirent au pré Ballon, o se minrent dans la tête
d'aller vei de pus prez le belin à Toine, - et o passirent
par sus la boise. La mère, qui marchait devant, était eune
grande belle femme, d'excès corporente, qui levait la tête,
fallait vei ! Olle 'tait quasiment tout en blanc et olle
avait un grand chapiau de paille do des bouquets et des
pleumes et des ribans... Ous érlez dit eune princesse ! La
demoselle était moins conséquente. Olle 'tait tout en rose,
et o se décassait (4) en sautant: ous ériez dit eune
cadronnette (5).
O pernalent le belin pour eune berbis, et o n'avaient pas
peux d'enn'appercher.
Le père Toine, qui était dans le champ d'à côté en train de
faucher sa pagnolée, leux criit : « Sauv'ous ! I dogue ». Il
'tait deujà trop tard: le belin avait dogué tout de suite la
grande dame, qui tournit deux trouais fouais sus lei-même et
se mint à rouler jusqu'à la haie. Olle eut, Dieu merci, pus
de peux que de ma.
Durant que la dame roulait, respect de vous, comme eune
barrique, la demoselle s'était êchappée. Ah! olle allait bé.
Mais le belin courait co pus vite que lei, et i la doguit si
tellement fort qu'i la ruchit à pus de cinq pieds de là, si
bé qu'o chut dans le grand bieu qui n'avait pas curé d'piez
la guerre. Y avait pas assez d'iau pour s'y nyer, mais y
avait pus de vase qu'i n'en faut pour gapiller la belle
toilette rose.
Toine la retirit deu bieu. Olle 'tait couverte de boe - et
olle avait laissé un de ses petits souliers dans le fond deu
bieu - y est co. Le pâtour le cherchit pus de deux heures de
temps do le croc à maille, et y eut pas moyen de le
retrouver. I n'tait pas conséquent n'tou.
Toine dit qu'iI 'tait au d'so (6) - et c'était, ma fei,
vrai. La demoselle riait de tout son coeur, - o se forçait
co p'têt' bon un brin. La grande dame, lei, ne riait pas.
*
* *
Le dimanche d'aprez, Toine se trouvit après la basse messe
au café Bidet, et durant qu'il en pernait pour un sou do le
gros Thôdore, de la Mare, et le monnier de la
Motte-Hergault, qui est toujours coulé à l'auberge, oz en
vinrent à causer deu belin et de l'accident qui s'était
arrivé. Le grand Balivet, qui est domestique cheux les
Rabache - et qui était là étout, - dit au père Toine :
- Je l'empêcherais bé de doguer, vot'
belin !, qu'i dit.
- Je voudrais t'y vei, qué dit Toine. Tu
te creis malin, mais tu ne l'es co pas assez. T'es trop
jeune d'un an, Balivet !
- Je vous gage ce qu'ous voudrez que je
guéris vot' belin en dix ou douze heures, que dit Balivet.
O finirent par gager six demis et six petits pots de la
bonne (7), et Balivet dit qué, piesqué Toine voulait bé, il
allait s'n occuper dans la soirante. C'était un drôle de
gars, que Balivet : mal bâti. haut sus jambes, et i biclait
(8), mais fort comme un cheva et pas maladreit en tout. Et
comme i riochait tout en causant et biclait co pus que
d'ordinaire, le père Toine se mêfiait. Mais il avait dit
qu'i voulait bé, i ne voulit pas se dêdire.
Balivet vint donc à la breune et il apportit eune corde
attachée à un billot en cœur de chêne. Il pendit la corde à
eune branche d'âbre qui avançait sus le pré Ballon et i fit
balancer le billot. Quand le belin vit le billot qui
remuait, i vint grand train le doguer. A chaque tour que le
belin doguait, le billot reculait, comme de juste - piez i
revenait, ben entendu, - et le belin le redoguait et le
redoguait co. Il y allait de tout san coeur.
Thôdore et le monnier, qui étaient à la boise do le père
Toine, s'êgoulaient de rire... O riaient à enn'être malades,
et Balivet espliquait à Toine que le belin allait fini par
se lasser - et qué, par aprez, i ne doguerait pus.
- C'est mei qui vous le dis, qu'i disait.
Ous allez vei !
Et i riochait et i biclait comme i n'avait co jamais
rioché ne biclé.
Quand i fut nuit, an ne vyait pus le belin, mais an
l'entendait co qui doguait et doguait. I ne décessait pas de
doguer. Et ça sonnait ! Ous ériez dit qu'an reliait des
tonniaux.
Toine s'en revint cheux li, mangit sa soupe et se couchit.
Il entendait co le belin, qui se lassait moins vite qu'an
n'érait cru. Toine, qui dormait d'habitude comme un lérot
(9), passit toute la nuit à se tourner et se ratourner dans
les draps. I se rêveillit cinq six fouais, et le belin
doguait co. An l'érait entendu d'un quart de lieue.
Sitôt que le jour se levit, Toine êcoutit, et i crut core
entendre deu brit deu côté deu pré Ballon. Si le belin
doguait co, valait mieux en rester dans ce par où - et tirer
le billot, - parce que le belin érait fini par s'abîmer la
tête. Toine passit vivement sa culotte, coulit ses deux
sabots et s'n allit vite dans le pré. Il'tait temps, -
il'tait pus que temps ! Quand il arrivit, le belin doguait
co, mais i n'en restait pus que la queue.
__________________
1. Bélier
2. cognait de la tête.
3. Flâner.
4. Se promenait
5. Chardonneret.
6. Désolé.
7. De bonne eau-de-vie.
8. louchait.
9. loir.
Quand j'allis à Paris, j'emportis quant et mei deux grands
paniers. Dans le pus grand, y avait quarante poueires, un
jambon et trouais douzain-nes d'oeufs, et dans l'autre eune
belle pirote (1) vivante.
J'avais prins étou le bâton do quei que je vais ès foires et
ès marchés: j'érais aussi bé fait de le laisser cheux nous.
Quand an a un panier à chaque bras, vaudrait mieux n'avei
pas de bâ¬ton; ça gêne pus que ça ne sert. Je l'attachis par
le cuir deu bout à un bouton de mon gilet, mais i me gênait
co bé pour monter dans le train et pour en d'scendre. Et je
manquis de bonsculer pus d'eune fouais et de faire eune
aoumelette do mes trouais douzain-nes d'oeufs, - surtout au
moment de parti, vu qu'à eune minute prez, je me trompais de
train.
- Le train de Paris, s'i vous plaît, que je demandis à des
gens qui attendaient comme mei.
- Le v'là, qu'o dirent.
Je montis dedans, j'accruchis mes deux paniers dans le filet
et je m'assiézis entre deux grosses bonnes femmes, deux
cotentines d'excès conséquentes. J'étais serré et pas à m'n
amain. Fallut me mettre de biais. Heureusememt que je leux
demandis:
« C'est bé ce train-là, qui va à Paris ? »
- Non, qu'o me dirent, i vient de Paris. D'scendez vite, si
que non vous avez veni do nous à Folligny.
Je descendis vite, un brin trop vite, car man bâton se mint
dans mes jambes et, si un employé ne s'était pas trouvé là,
j'allais chei. I me reçut à meitié, mais je crus ben un
moment que j'allions faire le trimbouet.
Sitôt que je me retrouvis solide sus mes deux jambes, mei
v'la parti en courant pour monter dans l'autre train qui
venait d'arriver de l'autre côté. Et comme c'est pas permins
de passer de l'un dans l'autre quand o se bitent (2) - ça
serait pourtant bé pus commode - fallut faire le tour - à pu
prez un quart de lieue ! - do mes deux grands paniers,
trouais douzain-nes d'oeufs - et man bâton qui ballottait.
Je pernais ben à garde.
<>Quand j'arrivis devant les troisièmes, an fermait
les portières. L'employé en rouvrit eune.
- Allons, vite, qu'i dit, le train part !... Et il me
poussait.
- Poussez pas, que j'y dis, j'ai d's oeufs! Tenez mei putôt
la pirote, - ous allez me la passer par aprez, - sans quei
j'érai deu ma à me chevi (3).
J'eus bé juste le temps - et le bâton me gênit co bé.
J'érais mieux fait de le laisser à la maison. Le train
n'attendait pus que mei; i partit tout de suite. Je demandis
co tout de même ès gens qu'étaient là si c'était bé le train
qui allait à Paris, et o me dirent que oui, qu'il y allait
tout dreit.
En arrivant à Paris, juste à la sortie de la gare, je me
trouvis nez à nez devant un grand mal bâti qui me dit:
« Vous v'là venu faire un tour à Paris ?
- Parjou, oui, que j'li rêponis. C'est pas malaisé à
deviner.
Je me pensis aprez que j'érais aussi bé fait de ne rin dire:
i ne me revenait qu'à meitié. Il avait l'air d'être de par
cheux nous, le même ajet, le même parlement, mais eune
philomie (4) qui ne me disait rin. I marquait mal.
I me demandit s'y avait des pommes et si le bestial se
vendait bé. Je li réponais, - je ne voulais pas être
malhonnête - mais je li rêponais ce qui me venait à l'idée.
Quand an ne connaît pas, an se mêfie. Je me mêfiais. Mais
autant causer et jastoiser do quioqu'un que de piéter tout
seu devant la gare.
Il 'tait d'excès curieux. I voulait savei qui que j'étais,
d'où que je venais, ce que je venais faire à Paris, - et
pour me faire causer, i causait. I me contait ses affaires
pour que je li contisse les miennes. I me dit qu'i
s'appelait Feuillot, Prosper Feuillot, et qu'il 'tait de
Saint-Georges-Ies-Graiselliers, à côté de Flers. Il 'tait
venu, qu'i paraît, s'êtabli à Paris comme épicier. I n'avait
pas l'air, à le vei, d'avei fait forteune. C'était un grand
malminé, pas trop ben habillé n'tou. Il est vrai qu'an 'tait
sus semain’ne.
Il en vint à me demander ce que je venais faire à Paris.
- Ma fei, que je li dis, je n'ai pas à m'en cacher, parce
que, sûrement, i va en être fait mention dans le journal: je
viens vei le Président de la République.
S'ous l'aviez vu ouvrir l's yeux - et le bè (5) ! I n'n'eut
un soubersaut.
- Pas possible! qu'i dit.
- Tenez, que je li dis, je vais vous espliquer l'histoire de
bout en bout, s'ous avez un quart d'heure à perdre.
I dit qu' n'tait pas pressé; je ne l'étais pas n'tou. Je li
en ôfris pour un sou - i ne se fit pas rêforcer - et
j'entrimes dans eune auberge qui était là tout prez, à main
gauche.
- Sav'ous où qu'est Fresnes? que je li dis.
- A pu prez, qu'i dit.
- Eh bé, que je li dis, j'arrive de Fresnes, où que le
Président vint l'année passée pour le baptême deu
quatorzième pétiot à notre cousin Chérioux. Y eut eune fête
manifique, eune fête à tout casser. Le parrain, qui était le
Président, et la marraine, qui était Lonôre, la fille au
bouilleux, ruchirent pus de dix livres de dragées en sortant
deu ceumetière. Et le custos carillonnit pus de trouais
heures de temps - et i voulait co carillonner, mais les gens
deu bourg en étaient tout alouinés (6); o li demandirent
grâce. Le soir, banquet, illumination et feu d'artifice. Et
le Président me décorit de la médaille militaire, fit un
grand discours, qui durit eune bonne demi-heure, et il ôfrit
un billet de mille francs à Chérioux pour son pétiot.
Si bé qué je me seis dit: « Je vais aller vei le Président
et li donner des nouvelles de san filleu, qui a forci, qui
est biau pétiot, ben êblussé (7), chérissant et p'sant comme
un plomb ». C'était bé le moins dé li ôfri quioque chose à
not' tour.
Et c'est pourquei que je li apporte des poueires, d's oeufs,
eune pirote vivante. Olle est bonne, la pirote, olle est
grasse. O vient de passer quasiment un mouais dans les étaux
deu Grand-Costil, où qu'an n'avait pas râtelé. Olle est
grasse, olle est bonne. Je creis que le Président et sa
bourgeoise vont la trouver de leux goût.
Je voulais leux apporter eune chopine d'iau-de-vie - de quei
y goûter. Olle est de première - et de devant la guerre. Ah!
c'est aut' chose que la cicasse et la foutinette qu'o
beivent à Paris. Mais not' tante Penticou n'a pas voulu. «
Tu pourrais co bé te faire attraper par les commis (8), qu'o
disait, o te prendraient ta chopine, o la beiraient - et
t'érais un procès qui te coûterait gros. Tu sais ce qui
arrivit à Potteleu - qui fut vendu l'année passée - et qui
eut à payer plus de cent écus pour trouais pots
d'iau-de-vie. Piez, quand an sairait à qui que tu portais la
chopine, ça ferait d's histoires - et p'têt' co bé des
dèsagréments pour le Président de la République. »
Pour en fini, je laissis la chopine pour faire plaisi à
notre tante Penticou. An l'appelle Penticou parce qu'olle a
un nerf deu cou qui s’est raccourci, et o pend le cou: olle
a la tête de coin, - mais ça ne li fait pas de ma.
Durant que je contais tout cela, Feuillot, le gars de
Saint-Georges-Ies-Graiselliers, ne décessait pas de gricher.
- Ous kériez, qu'i me dit, qu'an va vous laisser entrer à
l'Elysée do vos deux paniers ?
- Je suppose que oui, que je li dis... S'ous aviez la bonne
idée de m'apporter d's oeufs, des poueires, un jambon et
eune pirote, bé sûr que je vous laisserais passer le sieu de
la porte.
- An n'entre pas cheux le Président comme à l'auberge, qu'i
dit. Faut demander eune audience - et faut qu'i seit là. Il
est souvent d'un côté ou de l'autre, à des banquets et à des
concours agricoles.
- Oui, que je dis; mais sa bourgeoise deit être là.
- Olle y est, qu'i dit, mais olle est ben occupée, et
faudrait pas la dêtourber (9) : o fait sa lainsive et o
n'est pas de bonne himeur. Et ça s'comprend: y a eune de ses
lainsivières qui li a manqué de parole. Je l'ai su par la
cuisinière, que je connais d'piez longtemps - olle est de
Saint-Georges, comme mei, et qui est venue hier cheux nous,
emprunter not' tuet et not' puceux (10). Dépiez que
l'ambassadeur de Chine est venu vei le Président, o n'ont
pas pu remettre la main sus le tuet et le puceux. An creit
que c'est le Chinois qui l's a emportés. Ça se pourrait co
bé.
S'ous voulez, je vais dire à la cuisinière qu'ous voudériez
bé vei le Président ou la Présidente. J'entre quand je veux,
mei, par la porte de derrière, et j'ai êté à matin jusque
dans la pucerie (11)... Parce qu'i faut vous dire qu'oz ont
essangé hier... O pucent anhui (12) - o relaveront demain -
et oz êtendront après-demain, s'i fait bon temps, mais bé
hasard que oui, car la baronnette est haut. Oz êtendront
dans les Champs-Elysées, qui sont au bout de la maison. La
cuisinière m'a même d'mandé d'aller l'ainder à tendre les
cordes.
Tout Paris vient vei la lainsive quand olle est à secquer.
C'est de quei étou qu'i faut vei. Y en a eune cuvée, dans la
pucerie ! Parce qu'i faut vous dire que les femmes des
ministres avaient envyé leux levrauts (13) - et des levrauts
qui bossaient !
Durant que j'étais dans la pucerie, en train de pucer, la
Présidente est venue et o m'a dit: « quei que t'en dis,
Prosper ? » Et j'i ai dit: « vous êtes ben honnête; ça va
core à pu prez ». Si j'avais su à ce moment-là qu'ous alliez
li apporter d's oeufs, eune oie et un jambon, je li en érais
dit un mot. Mais, j'y pense... s'ous voulez m'attendre là,
je vais porter vos paniers à l'Elysée, par la porte de
derrière. O me connaissent, o me laisseront entrer. Je vais
pas être longtemps, je vais aller au raccours.
- Ous avez là eune bonne idée, que je dis.
I se levait deujà pour prendre mes deux paniers.
- Rassi'ous, que je li dis, rassi'ous ! An a bé le
temps. Si votre idée est bonne, o pourrait core être bé
milleure. Je vais aller quant et vous. Ous allez dire à la
cuisinière que je seis là et que j'attends do mes deux
pannerées. Quand o seira que j'i apporte de quei faire des
aoumelettes au lard, o me laissera entrer étou.
J'apperhenderais, si j'arrivais les mains dans mes
pouchettes; mais, do mes deux paniers, je n'apperhende pas.
Si la pirote ne li haitait (14) guère - parce que c'est bé
deu train que d'amarrer eune pirote, la saigner, la pleumer,
l'êfongrer (15). - dites-li que je m'en cherge. O n'éra qu'à
la mettre à la broche. 'S pas, que je li dis, qu'olle est co
milleure, c't'idée-là ? J'en ai comme cela, quioque fouais.
I faisait la grimace. Il érait voulu s'n aller tout seu do
lei deux paniers. I disait qu'i ne rêponait de rin si
j'allais quant et li. I tenait à s'n idée et mei à la
mienne.
Mais v'là qu'à ce moment-là j'aperçus le cousin Constant
Gaverolles, qui est chantre à l'église Saint-Ustache et à
qui que j'avais permins (16) de l'attendre dans le café où
que j'étions.
- Je seis pas en avance, qu'i dit.
- Y a co pas bé deu ma, que je li dis. Assis-tei, tu vais en
prendre pour un sou do nous.
Constant faisait co putôt eune drôle de mine en vyant que
j'étais attablé do un grand débaltafrisé (17) comme le gars
de Saint-Georges.
- Je ne me seis pas ennyé en t'attendant, que je li dis.
J'ai trouvé, à la sortie de la gare, un gars deu pays qui
m'a conté un tas de menteries. J'i en ai conté étou. Ça fait
passer le temps. Ah! t'érais bé ri, si t'avais été là.
Là-dessus, le gars de Saint-Georges-les-Graiselliers - ou
d'autre part - vidit sa tasse et partit comme un péteux, en
baissant le nez et sans nous dire à revoir. Et bé sûr qu'i
n'allit pas dire au Président de la République que j’i avais
apporté trouais douzain-nes d'oeufs, des poueires, un jambon
et eune pirote vivante. Il avait comprins tout de suite que
c'était pour le cousin Gaverolles.
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_____________________
1. Oie.
2. Sont côte à côte, se touchent.
3. J'aurai du mal à m'en tirer.
4. Physionomie.
5. Le bec.
6. Etourdis.
7. Sorti de l'enfance.
8. Employés de la régie ou de
l'octroi.
9. Déranger.
10. Appareils pour faire bouillir le
linge: chaudière et pot emmanché pour verser la lessive sur
le linge.
11. Pièce où l'on fait la lessive.
12. Ils coulent la lessive aujourd'hui.
13. Petits paquets de linge à laver ou
lavé et généralement destinés à la lessive.
14. Plaisait.
15. La vider.
16. Promis
17. Négligé de vêtements et de manières.
J'étais, dans ce temps-là, pâtour cheux les Coqueret à la
ferme des Hauts-Bissons. An se levit à deux heures dé matin
pour aller vendre à la foire Saint-Gire un boeu et deux
genissons. La bourgeoise était déjà debout: o nous avait
fait de la soupe, et durant qu'an la mangit o nous fit cuire
eune aoumelette au lard. Piez o nous en servit pour un sou
et eune bonne goutte dedans.
Je dormais co à meitié. Je ne mé rêveillis que sus la route.
I faisait quasiment freid, mais je me rêchauffis à marcher,
et j'étais d'attaque en arrivant à Condé. An but eune pinte
de beire, qui était putôt du, an mangit deux pouces
d'andouille et an en print pour un sou.
An trouvit à l'auberge un nommé Burette, de Saint-Quentin,
qui nous dit :
- Paraît qu'y a de l'aoucomentation sus le
bestial: ça va bé se vendre.
Là-dessus, je montimes au champ de foire. Le bourgeois
menait le boeu et mei les deux genissons, qu'étaient co pas
pus commodes que ne fallait. Fallut rester là durant deux
trouais heures. I venait de temps en temps des gens qui
regardaient notre bestial et qui en demandaient le prix.
Sans doute que le bourgeois en voulait trop: o passaient les
uns après les autres; y avait pas d'aoucomentation, comme
avait dit Burette. Ça n'allait pas.
I n'était pas loin de dix heures quand an les vendit, mais
pas comme le bourgeois érait voulu. Ça n'allait pas.
Les deux marchands devaient se livrer deu beu et des deux
genissons à Brevaux, au quart moins de médi, devant le café
Cyrille. An s'n allit donc à Brevaux; an y dix-heurit : un
pot de beire, deux pouces d'andouille, un demi-Livarot, qui
était bé fait - ah! il 'tait bon! - et un sou de café. An
print chaque notre petit pot, mais an érait mieux fait de
nous en teni à la demoselle. Olle 'tait bé mauvaise. De la
vraie cicasse ! An érait dit de la puette. Piez an attendit.
An attendit durant pus de deux heures. Je m'assiézis sus la
berne. Je dormais. Y avait longtemps que le quart moins de
médi était passé. Je m'étais levé pour me rêveiller, et
j'attendions toujous, le bourgeois et mei, nos liens dans
les mains. I n'était pas loin de deux heures quand o vinrent
se livrer des bêtes qu'an leux avait vendues.
Le bourgeois ramassit ses billets et ses louis d'or - y
avait des louis d'or dans ce temps-là! - et i leux dit: «
C'est eune donnée, qu'i dit ». Mais o disaient, eux, que
c'était bé de l'argent pour un boeu maigre et deux mauvais
genissons.
An dînit au café Cyrille. J’êtais mort de faim. An mangit
eune platrée d'abattis et deux tranches de rôti; et le
bourgeois trouvit que c'était ben amarré. Mei étou.
Piez nous v'là partis pour la statue de Dumont d'Urville, où
que la bourgeoise allait se trouver. A devait veni dans la
relevée; et, comme avait dit le bourgeois, les premiers
arrivés attendraient les autres - et, de la partie, an irait
faire un tour et vei les baracles.
La bourgeoise était là do le petit gars. A nous dit qu'olle
attendait depiez pus de deux heures, et o n'avait pas l'air
pus contente qué ne fallait.
- Les jambes me rentrent dans le corps,
qu'o li dit.
C'était histoire de dire qu'olle 'tait lassée: o n'avait pas
perdu un pouce de sa taille. Le bourgeois li espliquit qu'il
avait êté à Brevaux livrer sa marchandise et que j'avions
attendu longtemps.
- As-tu bé vendu, au moins ? qu'o li demandit.
- Non, qu'i dit, c'est eune donnée. Ça n'allait pas. N'y
avait que les amouillantes qui se vendaient core à pu prez.
- En veux-tu pour un sou ? qu'i dit.
O dit que non. O n'avait pas l'air de bonne himeur, mais ça
ne durit pas.
An fit un tour de foire, an se pourmenit, an regardit les
boutiques. Ah! Y en avait ! Et des belles ! Piez an allit
vei le circle, un grand circle qui était manifique. Y avait
des ménégiens et des ménégiennes qui se tenaient debout sus
des chevaux qui trottaient et galopaient. Et o sautaient à
travers des cercles en papier et o retombaient debout sus
les chevaux, qui n'arrêtaient pas de galoper. Y en avait
d'autres qui dansaient sus eune liure et faisaient des tours
de force, fallait vei !
Y avait même un des chevaux - un qui était pie - qui
comptait et qui comptait bé do un de ses pieds de devant. Et
c'est c'ti-là à qui que le clown dit de montrer la dame la
pus jolie de la société. Le cheva eut l'air de chercher deux
trouais minutes et vint s'arrêter juste devant la bourgeoise
en secouant la tête. Tout le monde riait, le bourgeois étou,
mei étou; tout le monde, excepté la bourgeoise. Olle 'tait
toute rouge et o ne savait où se mettre; et Fernand, san
petit gars, ne savait pas trop s'i devait rire ou pleurer.
La bourgeoise érait mieux aimé être cheux lei, bé sûr.
O n'tait pourtant pas au bout de ses pein-nes. V'là-t-y pas
qu'un autre ménégien, gros comme un tonniau et coiffé d'eune
espèce de chausse à café, vint li offri un biau bouquet. O
s'en serait bé passé. O le print tout de même et tout le
monde se mint tout de suite à claquer des mains.
En sortant deu circle, an allit dans eune grande baracle,
vei des tours de physique, et c'est là que je passis à man
tour un mauvais moment. Le ci qui faisait les tours de
physique avait prins eune bouteille et i demandait ès gens
qui étaient là :
- Quei qu'ous voulez ? Deu vin ? de la
bière ? eune fine? Dites-mei ce qu'ous voulez, je vais
vous servi. Je li demandis deu vin et j'en eus - et i
n'était pas mauvais. Le père Gascoin, qui était à côté de
mei, li demandit de la bière et i 'nn eut étou.
Piez le physicien cassit sa bouteille et il en tirit un
lapin vivant qui gigottait, fallait vei ! et un oeu de
poule, qu'i cassit étou, et i s'n êchappit un mogneau.
Là-dessus i ramassit eune demi-douzaine de montres dans la
société, l's êmachit do un martiau et les mint dans un grand
chapiau, qu'i me donnit à teni et qu'i couvrit do san
moucheux de pouchette. Le père Thomas Gascoin avait donné sa
montre au physicien; je li avals donné la mienne étou; mais
quand je les vîmes en bouillie comme les autres, je n'étions
qu'à meitié rassurés.
Le physicien me fit monter sus l'estrade. et devant mei,
devant tout le monde, i retirit deu chapiau des poignées.
des monciaux de ribans de toutes les couleurs, des rouges,
des bleus, des jaunes. des ribans à n'en pas fini. Y en
avait un mulon! C'était pas tout. I retirit des chausses, un
corset, eune paire de souliers, deux trouais castroles. Piez
i me dit, en me regardant dans le blanc d's yeux:
- Où que sont les montres ? An devrait au moins en retrouver
les morciaux, qu'i dit.
I fouillit et farfoullilt dans le fond deu chapiau. Rin.
- Jeune homme, qu'i me dit, vous les avez
filoutées.
I me fit retourner mes pouchettes. Les montres y étaient :
trouais d'un côté, trouais de l'autre. Celle deu père
Gascoin y était, la mienne étou : oz y étaient toutes et o
n'avaient brin de ma. Tout le mondes s'êgalit de rire. Je
riais étou, mais je me forçais.
En sortant de la baracle, la bourgeoise dit qu'i se faisait
tard et qu'il 'tait cemps de s'n aller; mais le bourgeois
dit qu'i n'tait pas hors heure, et, piesqué Palmyre était
là-bas à garder la maison, y avait pas besoin de se presser.
Olle allait affourrer les bêtes et faire la soupe.
- La soupe sera freide quand j'arriverons, que dit la
bourgeoise.
- O va mettre les êcuelles devant le feu, dans la cendre,
que li rêponit le bourgeois.
An s'n allit donc faire eune collation soupantc à l'Auberge
deu Mouton Fleuri, qui était tenue par les Gibert, des gens
do qui qué le bourgeois faisait d's affaires. I leux avait
vendu bé des cents de fein, et de la paille et des tonniaux
de beire.
An nous servit dans eune petite salle où qu'an d'scendait
par trouais quatre marches de travers et où que le bourgeois
grillit et manquit de se casser le cou.
- Escusez, qu'i dit: je ne faisais pas
attention.
L'aubergiste et sa femme s'assiézirent et collationnirent do
nous. An nous donnit des serviettes, s'i vous plait; mais le
bourgeois n'en voulit pas, mei n'tout. Ça m'érait putôt gêné
qu'aut' chose,
An eut de la soupe de boeu et trouais quatre grandes
platrées de fricot - et des pois. et de la salade - et deu
camembert - et des crêmes - de quei ragoser toute eune noce.
An but deu cidre qui venait de Vassy - c'est bon crû, par là
- et deu vin rouge, et deu vin blanc - et deu café et de la
vieille de vin, qui était bonne et douce !
- Vous pouvez en prendre, Madame Coqueret,
que disait l'aubergiste. O se beit comme deu lait ct o
laisse la bouche fraÎche. Eune petite lerme, Madame
Coqueret, - ou, si vous aimez mieux celle de cidre, v'la du
vieux Calvados de trente ans - et qui a passé sous le nez
des commis.
Piez i se parlait et i faisait des compliments à la
bourgeoise, qui s'en serait bé passé. O le laissit dire tout
de même.
II disait qu'olle avait core embelli et forci, qu'olle 'tait
ci et ça et des phrases à n'en pas fini - des belles phrases
que j'ai oubelliées - et la bourgeoise étou, bé sûr. I se
taisait eune minute en regardant le pétiot, piez le y'là
reparti :
- Queu bel êfant ! qu'i disait. Joli et
frisé comme sa mère. Un amour, Madame Coqueret, un amour !
Quand le café fut servi. Gibert fit un discours comme dans
un banquet et il ôfrit un bouquet à la bourgeoise.
- C'est le deuxième de la journée, que dit
Coqueret.
- Ah! Madame, que dit l'aubergiste, je
regrette... - non. c'est pas « Je regrette », qu'i dit - je
seis désolé, qu'i dit, d'avoir été devancé.
Coqueret contit l'histoire deu circle, et tout le monde,
même la bourgeoise. se fit eune pinte de bon sang. Mme
Gibert enn' était noueire. Fallut que je contisse étou ce
qui s'était arrivé dans la baracle au physicien, et nous
v'la repartis à rire, à rire à en être malades...
L'aubergiste voulait co verser eune goutte de la vieille de
vin à Mme Coqueret.
- Non, merci, Moussieu Gibert, qu'o li dit. Vous vyez que
j'ai fini. Piez c'est mei qui vais remmener la voiture que
j'ai amenée. Je veux y vei clair et cherrier dreit.
O se levit ct o dit qu'il 'tait temps de parti.
Coqueret eut biau dire : « An a le temps. An a co le temps
», fallut sorti de table. M. Gibert appelit le gars d’êcurie
- un grand bâte-la-vache qui s'appelait Philippe - et i li
dit d'atteler.
Devant que de parti, an but co deu vin chaud. L'aubergiste
nous en ôfrit toute eune grande soupiérée et i nous servit
do eune cuiller à soupe.
- La fraîche est venue, que dit M. Gibert,
i va faire freid le long de la route, ça va vous rêchauffer.
La bourgeoise n'en voulit pas, mais Coqueret en print deux
bonnes verrées - et mei un demi-verre. Mme Coqueret me fit
signe que c'était assez. Sitôt que la jument fut attelée, an
montit en voiture. Coqueret se fit attendre. Il avait
toujours quelques chose à dire tout bas à l'aubergiste : ça
n'avait ne fin ne bout. I serait bé resté là toute la nuit à
li en conter et à jastoiser. Piez, quand fallut remonter
l'êcaller qui avait les marches de biais, il y mint bé des
fouais pus de temps qu'i n'y avait mins à les d'scendre.
Je partimes au petit trot. la bourgeoise était par devant do
le pétiot, et mei dans le fond, côte-côte do le bourgeois,
qui s'endormit tout de suite et se mint à ronfler. An érait
dit eune machine à battre. Le temps s'était renferdi, mais
j'avais si chaud que ça me semblait bon après la petite
salle des Gibert. le ciel étaitit clair et y avait d's
étoiles! Ah! y en avait ! Des poussinières de tous les côtés
! De ma vie ni do mes jours je n'en ai tant vu! J'en vyais
p'têt' ben étou pus que n'y en avait.
An allait toujous au petit trot: : on n'avançait pas. Le
bourgeois ne décessait pas de ronfler, ct j'allais m'endormi
à man tour, quand la bourgeoise me dit :
- Dors-tu, Natole ? qu'o me dit.
- Non, que je dis.
- D'sccnds donc, qu'o dit, et regarde si la jument est ben
attelée. Je ne sais pas ce qu'olle a : o n'avance pas.
Je descendis - et je regardis bé. Tout était en place comme
i fallait: le collier, les traits, la sangle, le sourfaix.
Je regardis ce qu'an me disait de regarder; mais y avait
aut' chose à vei - qué j'érais dû vei - et que je ne vis
pas.
Le bourgeois s'était rêveillé.
- Quei qu'i se passe donc, qu'i dit.
- Rin. Dors.
- Pourquei que t'as d'scendu, Natole?
- Pour vei si Mignonne était ben attelée. O ne trotte pas
comme d'habitude. C'est drôle. Les chevaux vont toujous bé
quand o retournent à l'êcurie.
- C'est la bourgeoise qui ne sait pas toucher. Passe-mei les
guides, Nathalie, et je vais la faire trotter, la jument. O
va senti tout de suite à qui qu'olle a affaire.
I se levit et me retombit sus les genoux. C'était un homme
corporent, qui ne p'sait pas loin de deux cents. J'en fus à
meitié démoli.
- Assis tei dans ton coin et dors, que dit la bourgeoise.
1 s'assiézit, et il y mint le temps. I me retombait toujous
sus les genoux. J'en eus la palette deu genou dreit doulante
durant pus de quinze jours. Si bé que je passis, deu mieux
que je pus, à sa place, et i s'assiézit à la mienne.
- Où qu'an est? qu'i demandlit. Tu ne nous a pas êguérés, au
moins.
- Non. Dors.
- An a-t-i passé la Croix-à-la-Main ?
- Non, an'n est co loin.
- Quand an y sera, qu'i dit, rêveille-mei. An va y beire un
pot. Je meurs de sei.
- Oui, dors.
An passit à la Croix-à-la-Main sans s'y arrêter. La
bourgeoise dit :
- Coqueret ronfle, i n'a pas besoin de beire.
Mignonne n'avançait brin. An l'érait suivie do eune
bérouette. An érait dit le train de Tlnchébray. Mme Coqueret
touchait, fouaillait, sécouait Ics guides. Rin n'y faisait.
Coqueret se rêveillit co au bourg de Saint-Pierre.
- Eh bé! qu'i dit en ronflant, va-t-eu mieux, la jument ?
- O va bé. Dors.
- Ou qu'an est, asteure ?
- À Saint-Pierre.
- Descendons beire un pot, qu'i dit.
- Les auberges sont fermées, qu'o dit, et je serons cheux
nous dans dix minutes.
Coqueret érait mieux aimé ne pas attendre. I se renfoncit
tout de même dans san coin, en groussetonnant.
Il 'tait pus de min-nuit quand j'arrivimes. Je descendis le
premier et la bourgeoise me passit Femand, qui était êveillé
comme eune potée de souris. Ça n'allit pas tout seu pour
Coqueret, qui ne trouvait pas le marche-pied. C'était co ben
aut' chose que l'êcalier en biais deu Mouton Fleuri. La
bourgeoise me dit :
- Ainde-lé donc. Donne-li un coup de main.
Je ne m'en souciais guère, j'avais peux qu'i ne me dêmolît
tout à fait. An finit par en veni à bout: mais je crus bé
qu'il allait faire le trimbouet.
Palmyre dêtelit la jument, l'abervit, la rentrit à l'êcurie
durant que je mangions notre soupe. Olle 'tait chaude - et
bé trempée, Palmyre avait mis l's écuelles dans la braise.
Piez an allit se coucher.
Coqueret, qui mourait de sei, avait dit à Palmyre d'aller
queri à beire: mais sa soupe l'avait sans doute désaltéré. I
n'en recausit pu, et le beire restit sus la table. I n'y eut
que Palmyre qui s'n ôfrit deux verres, et je vis bé que la
bourgeoise le regardait de travers. Olle avait le coup
d'yeu, la bourgeoise ! et o ne tardit pas à vei que
l'iau-de-vie avait baissé de trouais quatre pouces dans la
carafe. Olle avait oubellié de la mettre sous clef et
Palmyre avait trouvé le mo-yen de fêter la Saint-Gire sans
veni quant et nous à Condé.
Le lendemain, je me rêveillis de bonne heure. La tête me
brûlait, j'avais la bouche et la langue secques comme un
caipiau (1). J'étais mort de sei. Je me levis et j'allis
tout dreit à la cave. Et qui que j'y trouvis ? Le bourgeois
- en chemise et en sabots - acculé au cul deu tonniau, do
eune êmiée (2) dans eune êcuelle.
- As-tu sei étou, qu'i dit ?
- Oui, que je dis, je meurs de sei.
- Fais eune êmiée. Rin de milleu pour te remettre d'attaque.
Je fis eune êmiêe et je vidis m'n êcuellc bé des fouais - et
le bourgeois étou. Ah! j'en bûmes deu cidre! des pots, des
biées (3)! Je restimes eune bonne demi-heure à la quenelle.
Mais, comme avait dit Coqueret, ça remet d'attaque, ct
j'avions bésoin de l'être pour la malechance qui nous
attendait.
Quand le bourgeois eut mins sa culotte, il allit faire un
tour à l'êtable et à l'écurie. Tout le bestial était là, ben
affourré, ben allitiéré; mais la jument n'était pas là. Y
avait ben eune jument, rouanne comme la nôtre ou à pu prez,
mais c'était pas not' jument. Je ne fus pas longtemps à
m'espliquer pour quei qu'an avait mins deux heures à reveni
de Condé.
Le bourgeois en restit tout jugé.
- Nous v'là bé ! qu'i dit. V'lâ notre
jument volée ! Comment! bougre d'imbécile, qu'i me dit, tu
n'as pas pu vei que ce quercan-là n'était pas notre jument !
Quand t'as d'scendu pour vei si Mignonne était ben attelée,
t'as eu le temps de la vei de bout en bout.
J'érais pu li répondre que j'avais regardé ce qu'an me
disait de regarder - tout, excepté la jument - et piez qu'i
ne faisait pas jour. Y avait des étoiles, y en avait des
venues, mais i ne faisait tout de même pas clair comme en
plein médi, Je ne rêponis pas; vaut mieux ne rin dire ès
gens qui sont colères.
I s'n allit à la maison et il en dit à sa femme autant comme
à mei. O ne se doutait de rin, ben entendu, olle 'tait en
train de tremper la soupe. Mais o ne se tut pas, lei. Olle
avait la langue bé pendue et o li dit et redit que c'était
sa faute à li, pus qu'à lei et à mei, et que s'il avait
moins bu et s'oz étaient revenus à la soirante, comme o
voulait et comme il érait fallu, ça ne serait pas arrivé. O
dit étou que c'était Philippe, bé hasard, qui s'était
trompé, et qu'an retrouverait la jument.
Coqueret soutenait que non - et que c’était, bé sûr, un
fripon qui avait fait mine de se tromper, qui avait prins
eune bonne bête pour ne laisser en place qu'un quercan, un
cayon, eune bique.
- D’abord et d'eune, tu n'en sais rin, que
disait sa femme, qui avait pus de bon sens que li et qui ne
perdait jamais la tête. Mange ta soupe, et tu vais retourner
t'informer à Condé.
Coqueret dit qu'i n'avait pas le coeur à manger sa soupe. I
la mangit tout de même, et i répétait à chaque quillerée :
- Olle est volée. Faut en faire not' deu.
Olle est volée.
O n' étaie pas volée.
Au moment que le bourgeois coulait ses souliers, tout en
digonnant, pour ertourner à Condé, an vit un grand cabriolet
s'arrêter à la barrière deu jardin, el not' jument dans les
limons. Moussieu Gibert était dans le cabriolet do un grand
moussieu qui avait de grandes moustaches rouges et un verre
de leunette dans un yeu - et l'air pas commode du tout.
M. Gibert espliquit les choses. Il 'tait nuit, Philippe
était lassé, i s'était trompé - et piez v'là.
Le grand moussieu groussait. I disait que Coqueret érait dû
vei tout de suite que c'était pas sa jument que Philippe
avait attelé sus sa voiture. Coqueret groussait étou, et je
kéryais bé qu'oz allaient britter (4).
Heureusement que M. Gibert était là pour tout arranger. I
dit qu’i faisait nuit, que Coqueret était bé lassé. C'était
vrai. Et piez i nn' avait. M. Gibert le savait bé, mais il
eut bé soin de n'en rin dire.
J'allis dêteler Mignonne et atteler le quercan. Mais le
grand moussieu me commandit d'abord de donner deux picotins
d'avein-ne à san cheva. I commandait comme s'il avait êté
cheux li !
Et il avait toujous san verre de leunette dans l'yeu - an
érait dit qu'i y était collé, comme eune vitre dans eune
croisée.
- Allons! plus vite que ça, corbleu!
Ah! il en lâchit des « corbleu »!
- Encore un coup d'étrille au garrot,
encore un sur la croupe, corbleu! Et plus vite que ça!
Allons, ouste !
I disait « ouste » étou. I le dit pus de vingt fouais.
- Maintenant, passez-lui l'éponge sus le
nez et sous la queue... Où est-elle l'éponge ? Pas d'éponge,
corbleu! Allez chercher un torchon propre, alors. Allons,
ouste !
J'y allis. Fallait bé. Je lavis le quercan des deux bouts.
Je li peignis les crins, je le broussis et rebroussis de
bout en bout. I me donnit man vin en partant. I me donnit
quarante sous. Je ne les avais pas volés.
- Et dire, qu'i disait, qu'on a pu
confondre un cheval de sang, un trotter de premier ordre,
avec une bête de labour, ventrue comme eune vache et mal
bâtie! Ce n'est pas flatteur pour toi, Calypso.
Car o s'appelait Calypso, sa jument, et durant qu'i causait,
olle avait l'air de l’êcouter. O haussait la tête et
dressait les oreilles, fallait vei ! C'était pus la même
bête.
Le bourgeois invitit le grand moussieu à dix-heurer, et
commc i ne voulait pas d'abord, la bourgeoise vint le
rêforcer. Il acceptit tout dc suite. I li fit des courbettes
jusqu'à terre et des compliments ! pus qu'o n'en d'siralt,
bé sûr. Je n'avais jamais entendu de quei de pareil, ni lei
n'tou.
Le grand moussieu était tout changé. C'était pus la même
philomie. I riait, i faisait des compliments à tout le
monde, et tant de révérences à Mme Coqueret que je me disais
en meimême:
- Le verre de leunette va li chei de l'yeu.
I ne chut pas.
La nappe était sus la table. Y avait deu gros beire, tiré au
fausset, rouge comme deu sang de poussin, - et deu vin - et
deu jambon - et deu beurre frais et des confitures.
Mais le grand moussicu ne print qu'eune croûte et i la
mangit toute secque.
I faisait toujous des compliments à la bourgeoise, qui le
laissait dire, mais qui trouvait quante même qu'y avait de
l'excès.
Par exemple, an vyait bé que M. Gibert trouvait cela de son
goût - et qui se pensait en li-même qu'i n'était co pas de
force.
Le grand moussieu dit enfin à revoir à tout le monde et i
donnit eune poignée de main à la bourgeoise. Là-dessus, i
retroussit ses moustaches rouges, montit dans san cabriolet
et i repartit do M. Gibert.
Les bras nous en tombirent quand je vimes le quercan s'n
aller au grand trot; il allait comme le vent.
- Il érait bé trotté hier étou, que dit le bourgeois, si
j'avais tenu les guides.
- Ce n'est pas cela, que dit Mme Coqueret. I n'avançait pas
pace qu'i ne retournait pas à s'n êcurie.
C'était vrai, piez y avait aut' chose - et le bourgeois le
sut par après, quand i revit M. Gibert.
Y avait deux êcuries pleines de chevaux, le jour de la
foire. Calypso était dans eune, Mignonne dans l'autre. Le
grand moussieu et Coqueret vinrent deux, trouais fouais dire
à Philippe de donner deu fein et de l'aveine à la jument
rouanne. Philippe donnit tout à la jument de Coqueret et rin
à l'autre. Si bé que Calypso jeunit, durant que Mignonne
était à la noce. Le grand moussieu n'en a jamais rin su,
sans quei san verre de leunette, ce coup-là, li érait chu de
l'yeu.
___________________
1. copeau
2. pain émietté dans du cidre.
3. Contenu d’une bie, c’est à dire
d’une buire.
4. Se quereller.
Nos gens n'arrêtaient pas de me dire: « Tu devrais faire
tirer tan poltrait ». J'en étais si êlugé que je leux dis à
la fin :
- Piesqu'ous y tenez et qu'an ne battra
qu'après-demain, si le temps reste au sè, je vais aller c'te
relevée cheux le photographe.
J'y allis. Je me fis raser cheux Chertier, qui me mint de la
fleu par toute la figure, me retroussit la moustache et me
frisit les cheveux. Je n'y tenais pas en tout, mais il y
tenait, li ! I me dit que c'était la mode et que ça ferait
bon effet dans le poltrait. Piez ça faisait aller le
commerce !... le sien !
Quand il eut fini, j'étais co pus bel homme qué d'ordinaire
- si bel homme que c'est tout juste si je me reconnaissais
dans la glace.
Le frater me broussit et me rebroussit de la tête ès pieds;
i dêboutonnit ma veste, la reboutonnit, se reculit pour vei
l'effet. Piez fallut passer à la caisse - et j'en eus pour
sept francs douze sous, sans compter le vin. C'est coûtageux
de faire le moussieu. Et je trouvis, bé sûr, que c'était bé
de l'argent. Faut dire étou qu'i y avait mins le temps: i
m'avait tenu au moins trouais quarts d'heure.
I me donnit l'adresse deu photographe : dans la Grand'Rue, à
main gauche, à côté deu café Laumoine, au troisième étage.
J'y allis et je commencis par me tromper. Chertier m'avait
dit « le troisième étage » et bé sûr que c'est pas malin à
trouver, quand an sait compter jusqu'à trouais. Mais v'là !
je comptis d’en bas, et parait que ça ne compte pas - et
personne n'a co pu me dire pourquei.
Si bé que j'étais cheux le dentiste, où que je n'avais que
faire. Dieu merci ! Y avait deux trouais ménagères qui
avalent l'air de mauvaise himeur - eune autre qui avait eune
joe comme eune citrouille - un gros bonhomme qui groussait
et un petit gars, dans les dix douze ans, qui pignait comme
s'il avait perdu père ou mère. I faisait pitié. J'en
entendais co d'autres dans la chambre à côté. Y avait eune
femme, en tout cas, qui criait comme un fersouaie (1).
Je me demandais ce que tout cela voulait dire - et je me
pensais que même un êfant ne pousserait pas d's êbraits
comme ceux-là cheux le photographe. Piez, tous ces gens-là
n'avaient pu fait toilette. Y avait que mei à être sus man
trente-et-un. Je me pensais étou que la ménagère qui avait
la joe enflée avait mal choisi san moment pour se faire
tirer en photographie.
Je n'avais qu'eune chose à faire : c'était de me renseigner.
Je me renseignis - et je fis bé, sans quei j'y serais co.
J'étais cheux le dentiste, à ce que me dit le gros bonhomme
qui groussait toujous. J’avais fait erreur. L'en-bas ne
compte pas - pourquei ? je n'en sais rin - et je n'étais
qu'au deuxième étage, cheux le dentiste. Je dis merci au
gros bonhomme, à revoir à toute la compagnie, et je montis
de la partie cheux le photographe. Je sonnis, le commis
ouvrit la porte, me dit d'en¬trer et de m'assire. La chambre
n'était pu garnie de monde comme celle deu dentiste. Y avait
que mei, et je me pensis :
- Tant mieux, ça va pas être long.
Je dis au commis que je venais pour me faire tirer man
pol¬trait et je li demandis si ça se pouvait.
I dit que oui. Solement, fallait que j'attendisse. Vu que le
patron était en train de din-ner do ses gens. Des gens deu
pais d'amont qui étaient venus le vei.
- S'ous voulez que je vous tire votre
poltrait, que me dit le commis, je vais vous le tirer tout
de suite. Et c'est pas pour me vanter, mais je m'y entends
aussi bé que le bourgeois.
Je décidis d'attendre. J'aimais mieux avei de l'ouvrage bé
faite.
J'eus p'têt' tort d'attendre. Il avait l'air dégourdi, le
gars ! Et eune platine ! I me contit que les gens de son
patron étaient venus en auto de l'autre côté de Falaise - à
moins que ça ne seit de Lisieux - et qué c'était des gens
cossus et que les dames avaient des toilettes manifiques -
de la soueie, des ribans et de la dentelle sus toutes les
coutures ! - et qu'oz avaient amené leu chien, qui était
gros comme un viau et doux comme un mouton, - et que le
patron allait tirer le poltrait de toute la famille, do le
chien dans le mitan, par devant. Mais fallait d'abord
din-ner. Oz étaient au dessert. Ça n'allait pas être long.
- S'ous aviez des commissions à faire,
qu'i me dit, ous ériez le temps. En tout cas, vous pouvez
faire un tour.
J'allis en prendre pour un sou au café Laumoine; je montis
la Grand'Rue jusqu'au champ de foire, j'entris dire bonjou à
notre cousin Fédéric et an causit core un bon moment. Je
revins cheux le photographe et le commis me dit:
- Entrez. Assiéz'ous. Ça ne va pas être
long asteure. O sont au champagne. Nastasie va servi le
café.
Ah! i ne mentait pas: oz étaient en train de beire deu
champagne. An entendait les bouchons qui partaient - et qui
p'taient sè ! Ous ériez dit des coups de fusil. Tout le
monde causait haut - piez o chantirent.
J'entendis d'abord eune toute petite voueie flûtée. C'était
eune femme, bé hasard. Ah! o n'avait guère de voueie, mais o
la menait bé. Après lei, y eut un homme qui chantit, et i
chantait ben étou; mais sa chanson avait au moins quinze ou
vingt couplets. Quand il eut fini, o claquirent des mains et
o se minrent à crier - et, à un moment, je me demandis même
s'o n'allaient pas britter et se chamailler. Ah! oz en
faisaient un vakerme !
Ce fut ben aut' chose cinq minutes aprez. De ce coup-là, je
me demandis s'y avait un trembellement de terre ou si le
tonnerre était tombé sus la maison. Les hommes, les femmes
et l's êfants poussaient d's êbraits êpouvantables. Et le
chien étou, ben entendu. C'était à creire qu'y avait
quioqu'un d'assaziné. Le commis arrivit pas longtemps aprez
- do le gros chien.
- C'est rin, qu'i dit, assiéz'ous. C'est
rin. C'est tout simplement le gros chien de Moussieu
Prosper... Il 'tait sous la table, i s'est levé au moment
que Nastasie apportait la cafetière et les belles tasses en
porcelain-ne - qui ne servent que les jours de fête. La
table a êté renversée, toute la société étou et Nastasie
étou. Olle a roulé do la cafetière, et les tasses, et le
plateau. Ah! y en a de la vaisselle de cassée. Tout est
mincé. C'est eune pitié ! Et les belles toilettes ! O sont
dans un bel état, asteure ! Nastasie est pochée, les dames
sont en train de s'essyer do leux serviettes et l's êfants
ramassent les tés (2). Eune chance, core, que le patron ait
bé prins la chose.
- Nastasie, qu'il a dit, allez nous
refaire deu café. Exupère va nous en dire deux mots (3) en
attendant. Nastasie est repartie en clochant. O va refaire
deu café et an le beira dans les tasses ordinaires. Ça ne va
pas être long.
- Je vous amène le chien, pace qu'i
pourrait co bé recommencer. N'ayez pas peux; il est doux
comme un mouton. Couche-tei, Pyrame, qu'i li dit, et le
chien se couchit, mais i groussait co.
J'érais mieux aimé qu'i groussît pus loin - et je le dis au
commis.
- N'ayez pas peux, qu'i dit. Assiéz'ous et
prenez un journal. Ça ne va pas être long.
- Y a deux heures qu'ous me dites que ça
ne va pas être long ! All'ous-en tout de suite et
promptement demander au patron s'i peut, oui-t-ou non, me
tirer man poltrait durant que Nastasie va refaire deu café.
Ous entendez ce que je vous dis, dites-li de veni vivement,
si que non je m'en vais.
I vint tout de suite. C'était un grand malminé qui avait
eune grande barbe et eune tignasse toute noueire et qui
faisait d's esbrouffes et des cêtres.
- Mett'ous là, qu'i dit. Tournez un brin
la tête... core un brin... core un petit brin. Je vais vous
faire un biau poltrait, qu'i dit - quioque chose de soigné -
un poltrait de trois quarts.
Je ne dis rin : j'étais occupé à me teni comme i fallait.
Mais pourquei qu'i n'en faisait que les trois quarts. Je me
pensis étou que ça serait p'têt' moins cher.
- Regardez dreit devant vous, qu'i dit, et
souriez. Ous souriez trop. Diminuez le sourire - core...
core un brin. C'est bon. Bougez pus. Ça y est. Je vous
remercie.
I dit que je n'érais man poltrait que dans huit jours - et
l'agrandissement dans le moueis - pace que je li commandis
un agrandissement. Soixante francs do le cadre, qui valait à
li tout seu pus de soixante francs. C'était eune occasion.
Je revins le mékerdi d'aprez. Le poltrait était prêt. Y en
avait même eune douzain-ne. Et le photographe me dit qu'i
travaillait sus l'agrandissement.
Durant que je regardais man poltrait, i dit:
- Hein? c'est russi !
- Ça se peut, que je dis, mais i ne me
ressemble guère.
Je trouvais même que ça ne me ressemblait pas en tout. Mais
li ne voulait pas en conveni : i soutenait que la
ressemblance était « frappante ».
I levait les bras en l'air, i se passait les deigts dans sa
tignasse noueire et i répétit pus de cinquante fouais :
- Frappante, Moussieu, frappante !
Il avait biau dire, ça ne me frappait pas.
- Et c'est soigné, qu'i disait co, ç'est
soigné, fignolé.
- Pour ce qui est d'être fignolé, ça se
peut; mais quei qu'ous voulez, je ne peux pas vous dire que
ça me ressemble, piésque je trouve que ça ne me ressemble
pas.
Il appelit Philarète, san commis (j'avais oubellié de vous
dire qu'i s'appelait Philarète), et Philarète dit que le
poltrait me ressemblait comme deux gouttes d'iau.
- C'est' vous tout craché, qu'i dit.
La femme deu photographe vint étou, tout êcreignée, et o dit
comme Philarète, ben entendu.
Je n'en dêmordis pas pour cela. Le poltrait ne me
ressemblait pas, c'était pas mei, je pouvais tout de même
pas leux dire que c'était mei.
Je payis ; mais je regrettis ma monnaie. L'argent est trop
mal-aisé à gagner au temps d'asteure pour qu'an n'ait pas
deu de la vei s'n aller pour rin.
N'y avait pus qu'à m'en retourner do les poltraits qui ne me
ressemblaient pas. Devant que de parti, je dis au
photographe que, piésque l'agrandissement n'était pas fini,
valait mieux le laisser « dans ce par où ». Oui, mais, i ne
voulit pas en entendre causer. J'avais commandé, j'avais
siné sus un registre. Y avait rin à faire.
Quand je rarrivis cheux nous, je montris le poltrait à nos
gens, et tout le monde dit : « C'est pas tei, Jérôme...
c'est pas tei, papa... c'est pas vous, bourgeois ».
O n'avaient pas bésoin de le dire : je le savais bé.
- Ça ne te ressemble pas en tout, que dit
la bourgeoise. T'ouvres le nez comme si tu te pensais: quei
que ça sent donc par là ? Et ta tête est tout de travers,
comme si t'avais le teurticou. Et queues moustaches ! An
dirait un gendarme. Ah ! man pauv' Jérôme, tu n'es pas
russi. T'as l'air de quioqu'un qui ferait des cêtres. Combé
que ça t'a coûté ?
- Bé de l'argent! j'aimerais mieux qu'o
fût dans ma pou¬chette que dans celle deu photographe. Mais
qui qu'a voulu que je fasse tirer man poltrait ? Dis, qui
qui l'a voulu ? Tu sais bé que c'est pas mei.
Not' cousin Philbert, qui vint nous vei à la Saint-Michet,
dit:
- I n'est co pas si mauvais, tan poltrait.
C'est pas tei, certainement: mais y a, quand même, un air de
famille. Le front, par exemple, c'est l’ci de défunt
Gliaume, ton grand-père; le nez, c'est le nez des cousins de
Vassy, et le coup d'yeu, c'est le coup d'yeu de touton
Thôdose, de Truttemer; le bas de la figure, c'est l'ci deu
père Clément, de Clairefougère.
La bourgeoise en convenait. Olle y kériait p'têt' un brin,
et piez o voulait faire plaisi à Philbert.
- Oui, mais à la fin des fins, que je dis,
c'est-i mei, oui-t-ou non?
- Pour te dire la vérité, que dit
Philbert, c'est pas tei. Y a quioquc chose, mais c'est pas
tei.
Un mouais aprez, Moussieu Touvy, le marchand de vaches,
passit par la maison et la bourgeoise li montrit
l'agrandissement.
- Reconnaiss'ous ce Moussieu-là, qu'o li
demandit ?
- Oui, qu'i dit, c'est le Président de la
République.
Et i ne riait pas.
I repassit par la maison quioque temps aprez; i regardit un
bon moment l'agrandissement de man poltrait et i me dit qu'i
n'n'avait envie.
- J'avons un buste de la République à la
mairerie, qu'i dit, et c'est mei qui l'ai acheté quand o
m'ont nommé maire; mais je n'avons rin sus les murs, et le
Président y ferait bon effet; ça ferait pendant.
- Dites-m'en un prix, que je dis. An a
fait d's affaires pus d'un tour... et i n'est pas dit qu'an
ne piésse co s'entendre anhui.
I marchandit longtemps. Ah! c'est bé un marchand de vaches !
Ça durit quasiment aussi longtemps que pour eune bête à
cornes - un brin moins tout de même.
C'était ès frais de la commeune. I me payit l'agrandissement
un bon prix. Je rentris à pus prez dans m'n argent. Mais man
poltrait est core à faire.
________________
1. Fressaie : sorte de chouette.
2. Morceaux brisés.
3. Nous chanter quelque chose.
J'attrapis ce rheume-là en revenant de Tlnchêbray.
Le temps s'était renferdi et i faisait vent - d'excès de
vent - et je n'avais pas de tricoe sous ma blaude. J'étais
comme un yaçon (glaçon) quand j'arrivis cheux nous.
Je fis eune baudée. Je mangis ma soupe sitôt qu'o fut
trempée et j'allis me coucher. Je bus pus de deux heurcs
devant que de me rêchauffer et de m'endormi. Le lendemain,
je me mins à êternuer et à toutre.
Félicie vint me vei et o me fit de la tisane des quatre
fleurs do deu miet. J'en bus pus de deux pots et j'en fus
pas pus avancé. Là-dessus o me fit prendre deu sirop
d'hysope, qui était souverain pour le rheume, qu'o disait,
et qui n'eut pas pus d'effet que la tisane.
An essayit core les bains de pieds; je n'en voulais pas, et
je dis à Félicie que je n'avais pas besoin de me soigner les
pieds, où que le rheumc n'était pas. Mais olle y tenait; o
m'espliquit que ça ferait d'sccndre le sang et que ça me
soulagerait. Je prins des bains do des poignées de gros sé,
de la braise et de la moutarde. J'en avals les pieds rouges
comme des écréviches qui sortent de la castrole, ct tout
doulants. Et je toussais co bé pus.
Quand le médecin vint vei notre voisine, la mère Girette,
qui avait eune défluxion de poitrine, je li mandis de passer
par cheux nous. I vint, i me tapit dans le dos et sus
l'estomac, il êcoutit par devant et par derrière :
- C'est un rheumc que t'as, qu'i dit.
Je le savais parjous bé ! C'est pas li qui me l'appernait.
- Oui, mais, quei qu'i faut faire pour
m'en dêfaire ? Je n'arrête pas de toutre, y a des fouais que
l'en sue et que j'en êtouffe. An dirait que j'ai la tinque .
Y a-t-y rin à faire?
- Y a qu'à toutre, qu'i dit, C'est rin, ça
passera. Je veux bé te faire eune ordonnance, mais ça
t'avancera pas à grand'chose, Tiens-tei chaudement; ça
passera.
Ça passera !... ça ne passait pas. Je continuais à toutre
jour et nuit; an m'entendait jusque deu haut deu bourg.
C'était tout de même triste de rester là tout l'hiver à
railloter dans les tisons. Félicie vint co me vei, et o me
dit:
- Veux-tu que je te refasse de la tisane
des quatre fleurs et deu sirop d'hysope?
- Non, que je li dis, ous savez aussi bê
que mei que ça ne sert à rin. Ne me faites ni sirop ni
tisane : je ne les beirais pas, j'en ai mal au coeur rin que
d'y penser.
Quioques jours après, je rencontris le père Brousset, qui
était ben enrheumé étou, et je li demandis ce qu'i faisait
et pernait pour son rheume.
- Pas grand'chose, qu'i dit, quioquefouais
un flippe( ), quioquefouais un jambinet( ), quioquefouais
les deux coup sus coup, quioquefouais pour quatre sous de
mèche au diable, que je suce en me couchant.
- Oui, mais, que je li dis, ça vous
désenrheume-t-i ?
- Je n'en sais, ma fei, rin, qu'i dit. Tu
peux toujous essayer.
J'essayis. je prins des flippes et des jambinets: c'est de
quei de bon, et pus net au coeur que les quatre fleurs et
l'hysope - je sucis étou dc la mèche au diable. En vérité,
je creis bé que je toussais co pus que devant. Je continuis
quante même de prendre des lambinets et surtout des flippes
- pace que c'est de quei de bon,
- Sav'ous ce qu’y faut faire, que me dit
eune fouais le gars à Bulot, qui n'est pas médecin, mais qui
avait eu l'idée de l'être dans les temps - et qui est
certainement pas bête, qui a de l'instruction et de la
sortie... Sav'ous ce qu'y faut faire ? Faut prendre un
remède héroïque.
- Héroïque ? que je dis.
- Oui, héroïque, qu'i dit. Oh! c'est
mauvais - j'aime mieux vous préveni - d'excès mauvais, -
mais, s'ous voulez. Je vais vous en faire un qui vous
cnlèvera votre rheume tout de suite - comme do la main.
J'étais décidé à prendre n'importe quei pour me
désenrheumer, Je pris donc le remède héroïque, Oh! la, la,
mes êfants!
Y avait là-dedans deu gros sé, de la puette, de la
terpentine et co bé d'autres drogues pus mauvaises les eunes
qué les autres. De ma vie je n'avais bu - et je ne beirai -
quioque chose de pareil. Ah! la, la, mes êfants. queue
mouvée ! A la première verrée, je crus que le coeur allait
me manquer.
- Attention, Prosper! que me dit le gars
Bulot, serrez les dents,
Je les serris. Fallait bé. Mais quand j'eus prins la
deuxième verrée et que je vis Bulot m'en verser eune
troisième, je li fis signe que je n'en voulais pus. - Je li
fis signe, car j'étais en train de serrer les dents, et je
vous garantis que fallait serrer du.
- Allons, Prosper, qu'i disait, allons,
courage ! Les deux premiers verres ont passé, les deux
autres vont passer étou. Le chemin est en pente, o vont
d'scendre comme l's autres!
- Oui, mais, que j’dis - quand le second
verre fut en place, j'ai peux qu'o n'aient l'idée de
remonter devant que d'être au bas de l'êcalier,
- Eh! non, qu'i dit... Bévez eune bonne
goutte devant et aprez chaque verre, et o vont passer.
J'avalis donc les deux autres verrées entre quatre gouttes.
Fallut co tout de même serrer les dents. Piez je vis la
table, les chaises et le buffet qui avaient comme qui dirait
envie de danser à l'entour de mei. Je crus que j'allais
m'êvénoui; le gars Bulot le crut étou. Il ouvrit la croisée,
je me retrouvis mieux, mais co pas bé crâne.
- C'est un remède de cheva, que disait
Bulot; mais c'est souverain.
- Un remède de cheva, que je dis ! Je n'en
donnerais pas à notre jument : olle en crèverait.
- Je sais que c'est mauvais, qu'i dit, et
je vous avais prévenu, mais c'est souverain, vous verrez.
Je n'ai pas vu.
J'allis me coucher; et, en attendant d'être guéri, je fus
malade comme i n'est ni possible ni permins de l'être,
J'avais le feu dans le ventre et dans le corps, et je me
demandais si Bulot ne m'avait pas fait boire de la poison.
Je restis dans cet état-là deu mékerdi au venderdi; et je me
pensis pus de cent fouais en mei-même que j'avais eu bé tort
de me plaindre de mon rheume qui n'tait rin à côté deu
remède héroïque.
Bulot avait biau me dire: « C'est un moment à passer, la
réaction va veni. Ous allez vous trouver nettyé, balayé,
ramoné, tout neu », je continuais à toutre.
Je n'avais pas de force, pas d'appétit, je passais ma
journée à railloter - et j'étais gelé au coin deu feu. Je
revins ès flippes et ès jambinets, c'est de quei de bon et
ça passe bé, mais ça ne guérit pas.
Je bus étou eune bouteille de vin blanc qu'an fit bouilli do
deu chiendent et de l'absinthe. C'est un remède que m'avait
indiqué notre cherpentier - et je m'enveloppis dans deux
grosses couvertures de lain-ne, comme le cherpentier m'avait
dit de le faire... Ça devait me désenrheumer dans la nuit,
Je t'en fiche! Ça ne fit rin. Au moins, ça ne me rendit pas
malade comme le remède héroïque au gars Bulot.
Félicie me dit:
- Man pauv' Prosper, ton rheume s'enracine
et ses racines vont loin. Tu ne t'en dêferas que do eune
thapsia. Y a que la thapsia qui piésse se faufiler jusqu'au
bout des racines de tan rheume. Si tu veux, je t'achèterai
eune thapsia.
Je m'informis de ce que c'était que la thapsia, et le gars
Bulot me dit:
- C'est co bé aut' chose que la potion
héroïque. C'est un remède pière que le mal.
C'était vrai étou.
- Combé qu'y a de verres à prendre, que je
demandis à Bulot.
- Ça ne se beit pas, qu'i dit, ça se met
sus l'estomac.
Quand je sus que ça ne se beiveit pas, je laissis Félicie me
mettre eune thapsia sus l'estomac.
Ah! mes êfants 1 Ah! la, la, la! Ah! oui, c'est core eune
drôle d'invention que c'té-là! Ce que ça m'a fait souffri !
Ça me brûlait, ça me cuisait, ça me dévarait nuit et jour.
Je me grattais, je m'arrachais la piau. Parait que c'est
eune invention des Arabes. Oz éraient mieux fait de la
garder pour eux. Oui, bé sûr, c'est un remède pière que le
ma. Je ne sais pas s'il a jamais guéri les Arabes, mais i ne
me guérit pas, moi - pas pus que la potion héroïque - et le
reste.
Je ne voulais pus de remèdes, ni en dedans ni en dehors,
mais Félicie, qui ne perdait pas courage comme mei, disait
que piésque rin n'avait fait d'effet, fallait prendre
asteure de quei mûri man rheume, J'essayis co des sirops qui
étaient d'excès sucrés et gras et qui ne passaient pas
aisément, vu que je seis malaucoeureux, - et qui ne mûrirent
pas pus man rheume que ne l'érait fait un verre de bon
beire, - p'têt' co moins.
Piez Félicie, qui avait toujous de l'espoir, me fit des
laits de poule do deu jaune d'oeu bé battu, trouais pierres
de sucre et eune bonne goutte. C'est bon au goût, mais pour
ce qui est de mûri un rheume, je t'en fiche. Man rheume ne
mûrissait pas, i ne voulait pas mûri.
M. Le Chertier, le marchand de bestiaux, passit par cheux
nous pour vei notre tauret que j’avais envie de vendre parce
qu'i devenait malin; et, quand i m'entendit coutre, i me
dit:
- Ous avez là un vilain rheume, Prosper.
- Oui, Moussieu Le Chertier, et je ne peux
pas m'en dêfaire, que je li dis. Rin n'y fait,
- Av'ous essayé le remède deu chapiau ?
- Parjou, non, que je li rêponis, ct je
n'en ai jamais ouï causer.
- C'est bé commode, qu'i dit, 1 suffit
d'avei un chapiau - un chapiau ordinaire. An se couche -
dans un lit, un lit ordinaire, - un oriller ou deux sous la
tête, selon qu'an aime qu'o seit haute ou non, et on met un
chapiau sus le pied deu lit. Eune fouais couché, an prend
une êcuellée de lait tout chaud, tout bouillant, do trois
pierres de sucre et un petit pot de bonne iau-de-vie
naturelle, et an regarde le chapiau.
- Si le chapiau est toujous là, tout seu,
au mêmc endreit, an reprend eune êcuellée - ou plusieurs -
jusqu'à ce qu'an veie au moins deux chapiaux. An en veit
quioquefouais bé pus de deux, mais i suffit d'en vei deux
pour être guéri.
Y en a qui mettent eune chandelle au pied deu lit, en place
de chapiau. Je ne vous le conseille pas: c'est dangéreux. I
pourrait vous arriver un accident comme à notre cousin
Philarète, de Truttemer-le-Grand. O li avaient mins eune
chandelle et il avait bu trouais quatre êcuellécs de ce qu'i
fallait. San père li demandit :
- Veis-tu deux chandelles, Philarète ?
- Ah! popa, qu'i dit, j'en veis bé pus de
deux, j'en veis pus de trente-six.
San père se pensit : « Le v'là tiré d'affaire ». I laissit
quante même la chandelle sus le pied deu lit, pour que
l'effet continuit, et i d'scendit manger eune bouchée.
Quand i remontit, il 'tait temps ! le feu était dans la
paillasse et Philarète avait un pied de grillé.
- Et san rheume ?
- San rheume était guéri; mais il eut mal
au pied durant des années, et i cloche co. Y a pas grand
chose, s'ous voulez, mais ça se veit tout de même, i cloche.
Tout cela à cause de la chandelle. C'est pourquoi je vous
conseillerais putôt le chapiau.
J'essayis co le remède deu chapiau, j'en mins un, un vieux à
haute forme, sus m'n édrédon, et je bus... Je ne me rappelle
pus combé de démions ( ) de lait tout bouillant, bé sucré et
ben iaudevisé... si bé que je tardis pas à vei pus de
chapiaux qué n'y en a cheux un chapelier. Ah! oui, j'en
vyais! - et ça mouvait, ça dansait ! Ous ériez dit des
bandes de lapins. Je les veis core en dormant, je les veis
core asteure quand j'y pense, Ah! oui, bé sur que j'en vis!
Mais ça ne me désenrheumit pas.
Je n'en fus pas surprins n'tou. Quei qu'ous voulez qu'un
chapiau qu'est sus le pied de votre lit piésse faire sus un
rheume qu'ous avez dans le corps. Ça n'a pas de bon sens !
C'est des bilouineries et faut être ben alordé pour y
creire.
Je fis co veni des remèdes de Paris, des remèdes qui
guérissaient toutes les maladies, à en creire le Journal, -
des remèdes par des herbes et des plantes qu'an ne trouve
pas là au travers, des plantes qui ne poussent que dans le
fin fond de l'Amérique.
Y a des gens que ça guérit et qui donnent leux noms, leux
adresse, leux poltraits ct deux mots comme quei o sont
guéris. C'est des gens qui ont eu pus de chance que mei.
Le père Brousset, qui était enrheumé comme mei, passit eune
fouais par la viette deu Petit-Clos, derrière le vieux
plâtris, et i me demandit :
- Tous-tu co, Prosper?
- Oui, que je dis, je tous co. Et vous,
quei qu'ous en dites ?
- Mei, qu'i dit, je seis guéri. Je me seis
guéri do de la mèche au diable et do des grosses boules de
gomme que le Parisien avait laissées en partant. I m'en
reste eune demie boite. La veux-tu ?
- Parjou, que je dis, j'ai déjà essayé
tant de drogues, que je peux co ben essayer les boules deu
Parisien.
J'en prins, Ça n'tait ni bon ni mauvais et ça n'empâtait pas
comme les sirops - et, au bout de la semaine, je me trouvis
mieux.
Quand la boîte fut finie, j'allis en queri eune autre à la
pharmacerie, et pour être sûr d'avei le même médicament, je
portis la boite vide, Je la montris au commis et je li
demandis s'il avait de quei comme cela pour le rheume. I
s'êgalit de rire et i passit la boîte au pharmacien, qui fit
de même.
- J'ai c't article là, que dit le
pharmacien, mais ça ne se prend pas pour le rhume, Mait'
Prosper.
- J'en ai pourtant prins et je voudrais co
ben en prendre.
- Av'ous lu ce qui est sus la boîte ? qu'i
me demandit.
- Ma fei, non, que je dis.
- Eh bé, qu'i dit, lisez! Ous savez lire ?
- Oui, et sans leunettes, Dieu merci !
I me repassit la boîte et je lus ce qu'y avait marqué dessus
: « Suppositoires à la Glycérine ».
- Je ne peux pourtant pas, qu'i dit. vous
le donner pour votre rhume.
- Donnez-m'en pour tout c' qu'ous voudrez,
mais je vous en supplie, donnez-m'en.
I finit par m'en donner eune boite qui me coûtit dans les
trouais francs dix sous; et, ce qué y a de curieux, c'est
que je me désenrheumis do ce remède-là, qui n'est pas fait
pour le rheume.
La vieuille Manon vint me vei le dimanche d'après le jour
Cension et o me dit:
- Piésque té v'là êtabli à ton compte, tu
devrais te marier. Les filles ne manquent pas, et j'en
connais co pus d'eune qui feraient t'n affaire. Je te
bérouetterai, si tu veux, et la bérouette ira comme en
chemin dreit : c'est mei qui te le dis.
O m'en nommit des venues, qui demeuraient dans la paroisse
et dans les environs. A l'en creire, je n'avais qu'à me
baisser pour en prendre eune. J'avais le choix.
Je li rêponis que j'avais bé le temps d'y penser, mais que
j'y penserais tout de même.
- N'attends pas trop longtemps, qu'o dit,
et quand t'éras fait tan choix, fais-mei signe.
Parmié celles que Manon m'avait nommées, y en avait deux qui
me haitaient : les deux filles à Criquetot, Philomène et
Sophie. Leux gens, quand j'allais cheux eux, en passant,
étaient toujous ben aimables pour mei, et les filles ne me
faisaient pas mauvaise mine. Je vyais bé que si je demandais
l'eune ou l'autre, j'avais des chances de ne pas être
refusé.
Mais, laqueulle qu'i fallait demander ? V'là ! J'y pensais
toute la journée et, souvent, toute la nuit, vu que je n'en
dormais pas; et tout en me tournant et en me ratournant, je
me disais: - laqueulle? Philomène ou Sophie?
Au bout do deux moueis, j'étais aussi embarrassé que le
pre¬mier jour, je n'en sortais pas...
- I pourrait co bé s'arriver, que je me
pensis, que je n'eusse ni l'eune ni l'autre, si je tardais
trop.
J'allis vei touton Philbert, de Pontécoulant et je li
espliquis les affaires. J'aimais mieux li en causer que d'en
causer à la bérouettière.
- Je ne connais pas les Criquetot, qu'i
dit, leux filles n'tou... Mais, d'abord et d'eune, ont-eu
deu bien, ces gens-là.
- Oui, que le li dis, vingt-huit acres de
terre, - pus de la meitié en pré, - et un grand jardin qui
rapporte de quatre à six cent barretées( ) de pommes - et
bon crû. Oz ont de l'argent étou cheux le notaire et, dans
le bourg, eune maison demeurable qui est conséquente, aussi
belle que le perbytère.
- Queulle âge qu'ont les filles ?
- Philomène èra vingt-quatre ans à la
Saint-Michel, et Sophie va sus ses dix-neuf ans. O sont
belles filles toutes deux. Philomène est blonde, Sophie a
les cheveux noueirs - de jolis cheveux tout frisés.
- Les cheveux, les cheveux ! Tout cela n’a
pas d'importance, que dit touton Philbert. Sont-eu grandes,
bé portantes, bé bâties ?
- Philomène est la pus forte. Olle est bé
plantée, large d'êpaules, et olle a deux trouais pouces da
pus que sa soeu. Seulement, faut dire étou que Sophie n'a
pas fini de creître, - et piez olle est un brin menue.
- Olle est menue, que tu dis ! Ah! man
pauv' gars, faut pas penser à c'té-la. Si tu prends femme,
n'en prends pas eune qui seit menue, - ou bé tu t'en
repentirais...
- O peut co forci, que je dis. Olle est
d'un bon tour, a rit toujous et olle a de grands yeux
noueirs comme an en veit guère. Des yeux râles.
- L's yeux, l's yeux ! Tout cela n'a pas
d'importance.
- Je ne voudrais tout de même pas qu'o
biclit ou qu'o fût borne.
- Non, bé sûr, et core, au fond, ça n'a
pas d'importance pourvu qu'olle y veije bé. Yen a qui veient
mieux do un yeu que d'autres do deux.
- Olle est toujous ben habillée, mieux que
sa soeu - un petit riban par ci, un autre par là, - eune ou
deux pieumes sus le chapiau deu dimanche, ous diriez eune
princesse.
- Man pauv' gars, c'est pas eune princesse
qu'i te faut. Les pleumes, les ribans, les fanferluches et
les affiquets, ça ne sert à rin et c'est de la dépense.
- O ne dépense pas pus que Philomène,
p'têt' moins, mais a s'amarre mieux, de l'avis de tout le
monde.
- C'est bon. En v'la assez sus la
princesse. Olle est menue, que tu dis. Olle aime les ribans
et a ne pense qu'à rire ?
- Oui, olle est de bonne himeur et olle a
bon caractère !
- Bon caractère ! Tu n'en sais rin. Olle
est et o sera comme bé d'autres, jolie et aimable à dix-neuf
ans et insouffrable à vingt-cinq. Mêfie-tei de ces
jeunesses-là. An veit mieux ce que sera eune femme quand
olle a vingt-cinq ou vingt-six ans ; et piésque l'ain-née a
dans ces âges-là, qu'olle est forte et travaillante, - à ta
place je la prendrais.
- O ne me déplait pas, que je dis, - pas
en tout, - et si Sophie n'tait pas là, y a longtemps que je
serais décidé. Philomène est bonne gent et olle a de
l'esprit. Le père Criquetot ne fait rin sans li demander s'n
avis. Quand l's uns disent d'un sens et les autres d'un
autre: « Quei que t'en pense, Philomène? qu'i dit.
Quel que tu ferais, tei, Philomène? » Et Philomène dit: « Je
ferais ci, je ferais ça. » Et tout le monde dit: « Philomène
a raison. »
N'y a qu'eune chose qu'an pourrait li reprocher, o ne rit
pas souvent et o ne cause guère. Je ne li connais que ce
défaut-là.
- C'est pas un défaut, que dit Touton
Philbert, c'est eune qualité - et eune qualité râle. Eune
femme qui ne cause guère ! Non, ça ne se rencontre pas tous
les jours, bé sûr; et, dépiez que je me connais, je n'en ai
co jamais connu.
Prends Philomène et laisse la princesse do ses ribans.
Je prins Philomène.
Je li fis l'amour dépiez la Marsège jusqu’à la Saint-Michet.
An fit ce qu’i fallait en temps et en heure, les menantises,
le contrat. Tout s'arrangit, tout le monde était
content, Philomène étou.
O ne causait toujous guère, mais olle 'tait aimable, a riait
eune fouais de temps en temps et o me donnait des petites
tapes d'amitié... ça me faisait plaisir.
Touton Philbert vint la vei et i me dit que je ne pouvais
pas être mieux rencontré. I fut ben heureux étou quand i sut
que les Criquetot venaient d'hériter de leux tante Ad'laide
qui leux laissait deux fermes conséquentes deu côté de
Livarot... et de l'argent... bé pus d'argent qu'an n'érait
cru. Ah ! Y en eut un centième denier ! Eune bonne partie de
l'argent y passit. Il en restit co tout de même.
An se marit donc. Y eut une belle noce, et Philomène était
de bonne himeur, comme tout le monde - ou à pu prez, - mais
o ne causait toujous guère.
Après le mariage, sa langue se dêllit, - o causait, mais co
pas d'excès. Je n'avais pas l'idée de m'en plaindre piésque
c'est eune qualité.
Je li demandais s'n avis pour bé des choses - mais pas si
souvent, p'têt' bé, que ses gens, surtout quand ça n'en
valait pas la pein-ne. Ça ne li plaisait pas ; o voulait
être consultée pour tout et sus tout.
Quand j'avais été au marché de Tinchébray sans li demander
s'i fallait y aller, o me disait :
- T'érais mieux fait d'attendre à mékerdi
pour aller à Flers.
Quand j'allais à Flers, j'érais mieux fait d'aller à Condé
ou à Vire; quand je mettais ma blaude, j'érais mieux fait de
mettre ma veste - et de mette ma blaude quand j'avais mins
ma veste.
Pour avei la paix, j'en vins donc à li demander pour la
moindre des choses: « Quei que t'en penses, Philomène? » Et
ça li faisait plaisi. Mais ous compernez bé que j'oubelliais
de temps en temps, et, dans ces cas-là, Philomène était de
mauvaise himeur trouais quatre jours d'affilée. Tout ce que
je faisais et disais était mal fait et mal dit.
Si bê que pour la faire dire comme je voulais, fallait li
dire le contraire de ce que je pensais. C'était un bon
moyen, mais fallait co savei s'en servi. Et c'était pas
toujous commode do Philomène.
Je me rappelle qu'eune fouais, un dimanche la relevée, Je
nous pourmenions, lei et mei, sous les pommiers, dans le bas
deu jardin, et je vîmes un mêle s'êvoler devant nous.
- As-tu vu le mêle ? que je li dis.
- Non, qu'o dit, je n'ai pas vu le mêle,
j'ai vu eune grive.
- Philomène, que je li dis, t'as pas bé
regardé. C'était un mêle.
- C'était eune grive, que criait
Philomène. D'abord, un mêle est noir et il a le bè jaune.
- Oui, le mâle est noir et il a le bè
jaune. Mais la femelle n'a pas le bè jaune et olle est moins
noire. Et piez, si c'était eune grive, olle érait eu des
cailles sus la fale.
- Eh bé ! J'ai vu les cailles, qu'o dit.
Je connaissais mieux les eisiaux que lei, vu que j'avais êté
un fameux nistier (2) dans man jeune temps; mais j'eus biau
li dire que c'était eune femelle de mêle, o ne vouut jamais
en conveni. O soutint que c'était eune grive et qu'o nn'
était sûre et certain-ne. Je ne pus jamais l'en faire
dêmordre. An brittit, an se fâchit comme si ça nn' avait
valu la pein-ne.
À parti de ce jour-là, o se mint à dire et à conterdire pus
que jamais. O disait et conterdisait deu matin au soir - et
deu soir au matin, car o rêvait, la nuit, o rêvait tout
haut. « Je te dis que c’était eune grive... je te dis que tu
n'érais pas dû vendre la grosse brengée. » C'était des
diries qui n'avaient ne fin ne bout.
Quand y avait des vendues dans les environs, si j'y achetais
un licou, eune liure, un cent de fein, je m'étais fait
voler; si je n'y avais pas été, j'avais manqué de bonnes
occasions: les viaux -s'étaient vendus à meitié prix, le
boeu pour eune bouchée de pain. la maringotte pour rin.
J'achetis eune fouais, à eune vendue, eune poulinière qui
valait pus de trouais cents pistoles (3) et qui ne me revint
pas, do les frais, à pus de quatorze cents francs.
- Combé que tu 1'as payée? qu'o me
demandit.
- Co pas cent quarante pistoles. Tu ne
vais tout de même pas me dire, de ce coup-là, qu'olle est
trop chère, piésque, de l'avis de tout le monde, a vaut pus
de mille écus.
Sav'ous ce qu'o me rêponit : « C'est qu'olle a à refaire.
T'érais dû te mêfier. » Le dimanche, quand a me vyalt me
pourmener sous les pommiers, o me disait:
- Au lieu do rester à t'ennyer et à
tônyer, pourquei que tu ne vais pas faire la partie do l's
autres au café Bidet ? T'es un sauvage, tu vis comme un
loup.
J'allais en prendre pour un sou et faire eune partie de
trente-et-un, je rentrais de jour, récent comme devant que
de parti; et o faisait quand même la grimace. J'avais été
trop longtemps, et je sentais la beisson.
Je rencontrais quioquefouais Touton Philbert et je causions.
- Ous viez bé, que je li disais. qu'an ne
sait jamais, quand an se marie, ce que sera pus tard le
caractère d'eune femme, qu'olle ait vingt ou vingt-cinq ans,
- et qu'i peut changer et mal tourner à tout âge. Ous
disiez...
- Man pauv’ gars, je te disais ce que
j'avais oui dire à défunt Moussieu de Cloqueville, qui était
un homme d'esprit. Je kéryais qu'il avait raison et je veis
asteure qu'i sa trompait. Toutes les femmes, pour en fini,
sont les mêmes, qu’y parait: o disent toutes. Y a pas bésoin
de se marier pour s'en apercevei. Ma vieuille servante,
Pauline, est comme cela. O travaille, o soigne bé les bêtes,
o me soigne ben étou ; mais a dit, o dit, o n'arrête pas. An
s'y fait. Je m'y seis fait. Tâche de t'y faire étou.
Je tâchais.
Le temps passait. Y avait sept ans que j'étions mariés: et
je me souviens qu'un dimanche, après la collation, je me
pourmenais dans le jardin do Philomène. Olle 'tait de bonne
himeur, et o ne me dit pas d'aller faire la partie cheux le
père Bidet. L'année avait êté bonne. Le bestial était cher
et j'avais vendu un bon prix deux genissons, trouais
genisses ct eune amouillante. J'avions des pommes, y en
avait joliment, - pus d'eune bonne demie année.
J'avions deux pétiots, deux petits gars qui commençaient à
s'êblusser, - un brin malins, mais qui se portaient bé et
qui avaient des mines d'augerons(4).
J’érions eu tort de nous plaindre - et je ne pus pas
m'empêcher de le dire à Philomène. Olle en convint : olle
'tait de bonne himeur.
Piez v'là qu'en rentrant cheux nous je fus assez bête pour
li dire qu'an devrait toujous bé corder, comme an le faisait
sus le moment, et ne jamais britter pour des bilouineries...
et j'eus-t'y pas le malheur d'en veni à causer deu mêle et
de la grive.
- C'était eune grive, qu'o dit.
- C'était tout ce que tu voudras, que je
li dis.
- Oui, oui, qu'a dit, je veis bé que tu
crois toujous que c'était un mêle, mais c'était eune grive,
- et je te soutiendrai toujous que c'é-tait eu-ne grive.
Olle avait des cailles sus la falle.
- Mettons que c'était eune grive.
- I ne s'agit pas de « mettons ». Je te
dis et je te soutiendrai jusqu'à la fin de mes jours que
c'était eune grive pace que c'était eune grive. Et tu le
sais aussi bé que mei. Solement, t'es entêté comme eune mule
et tu ne veux pas en conveni.
Je ne li rêponis pas. Je m'en allis deu côté de la croisée,
qui était ouverte, et je me mins à regarder dans le jardin,
sans rin vei, ben entendu. C'était l'heure où que la
volaille allait se hucher : je ne vis pas la volaille.
Philomène vint jusqu'à la croisée.
- Oui, oui, qu'a répétait, c'était eune
grive. Tu le sais bé et tu mens quand tu dis le contraire.
Je ne disais pas le contraire, je ne disais rin. Ça ne
l'empêchait pas de me crier à tue-tête et sous le nez:
- Oui, eune grive. c'était eune grive.
Je la laissais dire... Ça me portait tout de même sus les
nerfs de l'entendre crier que c'était eune grive quand je
savais que c'était un mêle; - car je connais les eisiaux, et
je seis sûr et certain que c'était un mêle. A la fin je
perdis patience. J'eus tort et j'en érai deu toute ma vie.
Je levis la main... Philomène fut pus subtile que mei...
heureusement ! O se baissit vite et je n'attrapis que la
croisée. Je cassis la vitre et je me coupis le poignet. Je
n'avals que ce que je méritais.
Je saignis si longtemps que Philomène en était tout
êpouvantée. O me voyait déjà à bout de sang. O me versit de
l'iau freide sus la coupure, olle y mint des touelles
d'éreignée, o me liit et serrit bé un couet (5) au dessus dc
la saignée deu bras... Ça saignait co. Olle appelit notre
voisine, la mère Guichon, qui dit qu'i fallait mettre deu
sang de dragon, - et qui courit en queri dans notre pits où
qu'i n'en manquait pas. Quand a revint, ça ne saignait
quasiment pus, si bé que le sang de dragon restit là sus le
bout de la table.
Le soir, je me servis de ma main dreite pour manger ma
soupe, mais j'avais le bras gourd et i restit gourd toute la
semain-ne.
A parti dc ce moment-là, Philomène ne fut pus la même. O ne
disait pus. Les êfants n'en revenaient pas, mei n'tou. Quand
je li causais, o me rêponait ; « oui », « non », « je ne
sais pas », « ça se peut bé ». Je me pensais que ça se
passerait, et ça ne passait pas. Je regrettais le temps où
qu'o n'arrêtait pas de dire.
J'eus bé des fouais l'idée d'avei core eune esplication do
lei, mais j'avais peux que ça ne tournit ma et qu'an en
revint à causer deu mêle et de la grive.
La mère Criquetot vint nous vei le dimanche d'aprez, et
durant que j'étais dans la chambre, Philomène, qui me
kéryait dehors, li contit toute l'histoire. Et sa mère li
dit : « T'as eu tort. »
- Je le sais bé, qu'o dit ; et si jamais
an en recause, je dirai que c'était un mèle... Mais, ous
savez, meuman, c'était eune grive.
I ne fut jamais pus question deu mêle et de la grive. Ça
valait mieux, pace que, s'an 'n avait recausé, olle érait co
soutenu, bé hasard, que c'était eune grive; et pourtant - je
connais les eisiaux - c'était un mêle.
_______________________
____
1. Demi-hectolitre.
2. Chercheur de nids.
3. Pièces de dix francs.
4. Mines florissantes comme celles
des habitants de la vallée d’Auge.
5. Cordon, tresse.
Charlot Gabet, de la Fossardière, s'était mins dans la tête
de faire eune machine pour voler en l'air comme les eisiaux.
An n'avait co pas entendu causer des aréoplanes. Y avait des
ballons, mais, comme disait Charlot, oz allaient où que le
vent les menait; et, li, i voulait faire eune machine qui
allît dans tous les sens, - comme les eisiaux.
Faut dire étou que, devant que d'in-maginer sa machine
volante, il avait inventé eune soin-nolle pour san pits et
eune espèce de crimaillière pour la lampe de Lôpol Riboult,
un tiessérand d'à côté de cheux li. Do deux bouts de fi de
fouet, ous faisiez monter et d'scendre la lampe à la hauteur
qu'ous vouliez. C'était quioque chose de bé commode et de bé
trouvé. Moussieu Cornière, qui est sciencé comme un prêtre,
dit à Charlot, quand i vit la crimaillière à fi de fouet,
que c'était « ingénieux » et i li en fit des compliments.
N'en fallut pas pus pour faire tourner la tête au pauvre
Charlot, qui enterprint tout de suite aprez d'inventer eune
machine pour faire monter l'iau de la rivière jusque cheux
li. Y a un bon bout de chemin, et la rivière est à pus de
quarante pieds au-dessous de la Fossardière, où qu'i
demeure. C'était autre chose que la crimaillière à Lôpol; et
bé sûr qu'i ne suffirait pas de deux bouts de fi de fouet
pour amener l'iau à la Fossardière.
Charlot travaillit pus de six mouais à s'n invention, et i
disait que l'iau, eune fouais que la machine serait dans la
rivière, monterait aussi aisément qu'o d'scendait.
- Ous verrez, qu'i disait.
An ne vit rin. L'iau avait prins l’habitude de d'scendre, o
ne voulit pas changer d'habitude; o continuit à s'n aller
dans le même sens. Si bé que Charlot. qui devait envyer à
l'Exposition sa machine à monter l'iau, la gardit dans son
persou. - et quand vint l'hiver, la dêmolit, la cassit et la
brûlit.
Il érait dû en rester dans ce par où, et c'est ce que li
conseillait Moussieu Cornière, qui li disait, qu'i parait,
que pour des inventions conséquentes, faut en savei pus long
que n'en savait Charlot.
Mais Charlot, qui savait lire, êcrire, siner son nom, s'en
kéryait, et n'êcoutait personne. Tout en se chauffant,
durant les veillées, do le bois de la machine à faire monter
l'iau, il eut l'idée d'en inventer eune autre pour voler
comme les eisiaux.
Pourquei, qu’i se disait en li-même, pourquei que je ne
volerais pas aussi bé qu'un riot, un mogneau ou eune
souris-chaude ? Je ne suis tout de même pas pus bête qu'un
mogneau ou un mezet. Je sais qu'oz ont d's ailes et que je
n'en ai pas; mais je peux m’en faire, et je m'en ferai.
Tout l'hiver, i rêvit â sa machine volante, au coin de son
feu. Quand vint le bon temps, il allit s'assire sus un
billot, au pied deu peirier de jaunet ; et i restait là
quioquefouais pus d'eune heure dc temps à se vei en l'air,
en train de voler comme un eisiau.
Quand sa femme le vyait comme cela sous le peirier de
jaunet, l's yeux â meitié fermés, sans bouger ne causer, o
soulassait (1) et disait:
- Le v'là co dans la lune !
I se rêveillit eune fouais, - il avait entendu ce que disait
sa femme, - et tout en la regardant de coin:
- Je n'y seis pas co, dans la lune, qu'i
dit; mais i n'est pas dit que je n'y vaïs-je un jour ou
l'autre.
I ne pensait qu'à sa machine, il en oubelliait de manger et
de beire. Quand il 'tait à table, au lieu de manger sa
galette toute chaude, i la laissait referdi... I ruminait et
causait tout seu enter' haut et bas.
- A quei que tu penses, Charlot ? que li
disait sa femme.
- A rin.
- Tu mens: je veis bé que tu penses
co à t's inventions. Tu t'éluges, tu finiras par en perdre
la tête. Mange ta galette durant qu'olle est chaude.
Estelle, dis à ton père de manger eune bouchée.
Estelle donnait eune petite tape sus l'êpaule de Charlot et
lui disait:
- Allons, mange, popa. Chaque chose en son
temps.
Charlot rêponait : « oui. oui », mais retombait tout de
suite dans ses rêvasseries.
Il avait maigri : i ne pesait pas pus de cent livres. I n'n
était pas fâché, au contraire, i se figurait qu'i volerait
pus aisément. I n'avait jamais été bé gros. Il 'tait haut
sus pattes, ct co pas mieux bâti que ne fallait : les
êpaules hautes et de travers, des bras qui n'en finissaient
pas, la figure secque, mal rasée, un grand nez pointu et
deux petits yeux noirs qui mouvaient, mais pas d'accord, - i
biclait. Charlot n'tait pas bel homme, bé sûr.
Pour en reveni à sa machine volante, il y pensit bé des
mouais devant que de la commencer. Il y pensait au coin deu
feu, à table, sous le peirier de jaunet et jusque dans son
lit. Il arrivit pus d'un tour de se lever à min-nuit ou eune
heure deu matin, pour êcrire sus un cahier qui était sus la
cheminée do un cryon, derrière le chandelier.
Sa femme se rêveillait :
- Quei que t'as, qu'o li disait?
- J'ai eune idée. et je vais la mettre par
êcrit durant que j'y pense.
Aprez qu'il eut fini de marquer ses idées dans le cahier, i
fit des carculs, des multiplications et des divisions do la
preuve par neuf et des règles de trouais qui n'avaient ne
fin ne bout: o li nn' avait le sang à la tête.
Il avait tué un mogneau, l'avait p'sé, li avait mesuré les
ailes. et i s'était dit:
- I me faudra d's ailes en proportion de
man pouaids, comme pour le mogneau. I se fit donc des ailes
de trouais quatre mètres de long et à pu prez aussi larges.
- bonne mesure pour être pus sûr. Quand sa femme le vit
peser et mesurer le mogneau, o se dit:
- Ce coup-là, c'est fini. Il est tout a
fait perdu.
Charlot, qui la regardait de la queue de l'yeu et qui
n'avait pas de ma à deviner ce qu'olle avait dans l'idée,
s'êgoulit de rire. Ça ne rassurit pas Clémence, au
contraire, o le crut perdu sans rémission.
Là-dessus, Charlot espliquit à sa bourgeoise qu'il allait
faire eune machine pour voler comme les eisiaux.
- Piésque les mogneaux volent, piésque les
poules et les ouaies volent étou quand tin les accourse, je
ne veis pas pourquei que je ne volerais pas. Je ne seis tout
de même pas pus bête qu'un mogneau ou qu'eune ouaie, qu'i
dit.
- Ah! parjou, si, que se pensit Clémence.
Mais o ne dit rin. O savait bé que ne faut pas contrarier
les gens qui ont la tête haute, de crainte de les faire co
hausser. Charlot avait rencontré Moussieu Cornière et il
avait dit deux mots de la machine volante; sus quei Moussieu
Cornière avait dit que faudrait un moteur.
- Oui., oui, que dit Charlot, faudra un
moteur. Je le sais bé. Il avait bé jeu au fond de li-même,
et se disit :
- Y en éra un. Il est trouvé, le moteur.
C'est mei qui serai le moteur.
Le lendemain de la Quasimodo, i s'enfermit et s'embarrit
dans le vieux fournil, au bas deu jardin, pour n'être
dêtourbé ni par Clémence ni par Estelle. I se fit deux
grandes ailes do eune vieuille bâche et quioques vieuilles
pouches. - et deux douzain-nes de lattes.
Il avait acheté deu poujat et eunc alène; i se fit deu
ligneu et i cousit solidement la bâche. I cloutit bé les
lattes do des petites pointes; et comme il avait acheté, ès
vendues deu père Gauquelln, des angles et des sourfaix, i
s'en servit pour s'attacher les ailes aux deux côtés deu
corps, et à ses bras et à ses jambes.
Pour remplacer la queue de l'eisiau, i nn' avait fait eune
do un grand parapluie d'autrefouais, qui avait de grosses
balein-nes. Pour faire aller le parapluie qui servait de
queue, y avait un cordiau sus quei que Charlot devait tirer,
eune fouais parti en l'air.
Clémence et Estelle venaient de temps en temps regarder par
la petite croisée qui était au bout deu fournil, pour vei ce
que foutinait Charlot.
Il 'tait là parmié la bâche et les pouchcs, et le grand
parapluie, - et le fil de fer, et les agrafes, et les
melles... I causait tout seu, i suff1ait, i chantait; ou bé
i tirait la langue, mettait sa goule de coin quand ça
n'allait pas comme il érait voulu. Piez i sciait, i hôchait,
cousait, cloutait, chiquetaillait, verloupait, fallait vei !
Clémence en avait la mort dans l'âme; et olle t 'tait co bé
pus au d'so quand o vyait rire Estelle.
- Tu n'as pas honte! Ton père a perdu la
tête, et ça te fait rire.
- D'abord, meuman, i n'a pas perdu la
tête. Et p'têt' qu'il éra pus de chance do cette mécanique-
là que do sa machine à faire monter l'iau. Je ne creis pas
tout de même qui s'apperche jamais deu soleil comme Icare.
- Comme qui ?
- Comme lcare. C'est un conte, meuman, un
conte à dormi debout, que j'ai lu, y a longtemps dans un
livre que m'avait prêté Sophie Janvier. Icare était enfermé
do so père Dédale dans un labyrinthe; et pour s'en êchapper,
o se firent des ailes qu'o se collirent sus le dos do de la
cire. Le père se tirit d'affaire, i se sauvit: mais le gars
était si fier de voler comme un eisiau qui s'n allit tourner
et ratourner à l'entour deu soleil, si bé que la cire fondit
et que les ailes se dêcollirent. Icare chut dans la mer et
s'y nyit. Tu veis bé que c'est des contes de bonne femme.
- Je veis bé, que dit Clémence, je veis
bé; mais ne va pas conter c't' histoire-là à ton père. I
creirait que n'y a qu'à ne pas s'appercher deu soleil pour
voler sans danger comme un eisiau.
Charlot travaillait toujous à sa mécanique et i nn' érait
oubellié de faucher san fein si Clémence ne l'y avait fait
penser. A la mi-juillet i ne li restait pus à faire que la
partie de dessous pour le cas où qu'i viendrait à chei, car
valait mieux penser à tout. Il avait tout carculé, la
machine irait bé ou i serait bé seurprins... I se fit donc
eune sorte de bonnet do eune vieuille paronne (2) pour ne
pas se toquer la tête contre un abre ou un mur et i
l'arrangit de manière à ne pas se bôgner les yeux. I
préparit étou un oriller do des couets pour se l'attacher
sus le ventre et l'estomac et un cadre do des ressorts de
sommier qui l'empêcheraient de se faire deu ma en tombant, -
s'i tombait.
Le jour de la Saint-Clair y avait eune assemblée au bourg
comme tous les ans. Clémence et Estelle dirent qu'oz
allaient à vêpres. O prinrent leux matines et Clémence dit à
Charlot:
- Viens-tu quant et nous?
Charlot dit qu'il avait mal ès dents et qu'il aimait mieux
rester à la maison.
O ne le rêforcirent pas. Les v'là parties en grande
toilette, surtout Estelle. Olle avait eune belle robe
blanche à pouais bleus, êchancrée par devant et par
derrière. - y avait co putôt de l'excès - des souliers
vernis, des chausses de souaie et un chapiau de paille tout
couvert de ribans. Quand Estelle avait dix douze ans,
c'était l'êfant la pus vilaine de la paroisse. Olle 'tait
êpaisse, mal bâtie, la figure toute pleln-ne de grain-ne de
Condé; et olle avait eune creignasse jaune qui tirait sus le
rouge. Le père Riboult, qui demeurait tout à côté, disait de
lei en riochant :
- Ah! oui, c'est eune belle goulée d'êfant
!
Mais o s'était êblussée, olle avait forci, olle 'tait
devenue eune des pus belles filles des environs et o le
savait bé. Y avait un crochetier deu côté de Saint-Sever ou
de Villedieu-les-Poêles qui l'avait demandée, qu'i parait;
et o n'avait pas voulu de li. C'était eune belle fille
qu'Estelle, même sus semain-ne, quand olle 'tait en sabots à
collet et tout êcreignée ; et ses gens étaient fiers de lei.
Olle 'tait fière étou: et olle 'tait contente d'aller faire
s'n effet à l’assemblée.
Sitôt que Clémence et Estelle furent parties amont la route
et que Charlot se vit tout seu, i se dit que c'était le
moment d'essayer sa machine volante. Les Riboult étalent
partis à la fête étou: i ne restait que le père Thanase. qui
faisait, bé sûr, sa mérienne, commc d'habitude. C'était le
moment ou jamais d'aller faire un tour en l'air.
I faisait bon temps, pas de vent. Charlot se disait que tout
irait d'un charme. I se vyait déjà à cent pieds de terre, i
volait par ci, par là, au-dessus des âbres, au-dessus de
l'assemblée, tout à l'entour deu clocher. Les gens levaient
la tête et le regardaient tout êfarés. et Estelle criait :
- Tiens, v'là popa !
Et Charlot li rêponait :
- Oui, me v'là !
Charlot s'n allit queri la grande êchelle deu tas et i
montit sa machine sus le fournil. Piez i se mint les ailes
et la queue, et la paronne, et le cadre à ressorts et
l'oriller, - tout ce qu'i fallait. I s'enlicoutit et se
liassit dans tout s'n équipage, et ça li demandit core un
bout de temps.
Le père Riboult, qui venait de monter dans sa chambre pour
faire mérienne, aperçut Charlot qui s'attifait en eisiau, -
et i se dit, comme Clémence :
- De ce coup-là, y a pus de rémission, il
est tout à fait perdu.
Charlot battit d's ailes, - tirit do le cordiau sus le
parapluie qui servait de queue. Ça qu'allait... ou à pu
prez. La queue ne faisait pas tout à fait comme elle érait
dû faire ; mais Charlot se disait qu'olle allait faire mieux
eune fouais qu'i serait en l'air.
En attendis, les volailles s'êchappaient dans le fond deu
jardin et le chien abayait.
- Veux-tu te taire, qué li disait Charlot.
Veux-tu bêtot te taire, sale bête.
Le chien abayait co pus fort.
Le père Thanase, qui était toujours à sa croisée, se
demandait ce qui allait se passer. Charlot avait eu d'abord
l'idée d'êpandre devant le fournil le reste d'eune barge de
sarrasin, et des râtelures, et des ferluches: mais i
s'in-maginait que s'y tombait i tomberait bé pus loin. I
regardait par dessus la haie et i se disait:
- Si je passe, comme je l'espère,
par-dessus le pommier de Guillot-Roger, j'irai au moins
jusque dans le champ d'en face, et si je cheis, je cherrai
dans la pagnolée.
I n'allit pas jusqu'à la pagnolée, pas même jusqu'au pommier
de Guillot-Roger. I dêmarrit en sécouant les ailes et en
saquetonnant do le cordiau le grand parapluie qui train-nait
derrière li; et Il 'tait si ben enquercanné qu'i partit de
biais et s'n allit tout de suite faire le bonscul dans la
mare tout à côté deu fournil. Y avait pus do jusée que
d'iau; il y chut à plat ventre, sus eune couvée de borots,
qui n'eurent solement pas le temps de s'êvoler. I nn'
ô'crasit deux, la bore n'eut pas de ma.
Le père Riboult d'scendit de sa chambre, passit par eune
brèche dans la haie et arrivit grand train. Il attrapit eune
rame qui se trouvait là justénément et il aindit Charlot à
se tirer de la confiture.
Il 'tait inregardable, le pauvre Charlot, et il eut bé deu
ma, tout ligoté comme il 'tait dans s'n équipage, à se
remettre debout. Quand le père Riboult le vit là, devant li,
do ses ailes cassées et toutes bouillonnouses, et le grand
parapluie qui traîn-nait dans la mare, il en restit jugé, il
avait quasiment peux. I dit par aprez :
- Parait quo le diable est bé villain,
mais i ne peut pas l'être pus que ne l'était Charlot en
sortant de la mare.
Sitôt que le père Riboult se retrouvit capable de causer, i
demandit à Charlot s'i ne s'était pas cassé bras ou jambes.
- Non, qu’i dit, j'avais prins mes
précautions; les ressorts m'ont sauvé !
- T'érais pu étou te dêpendre la courée.
- O n'est pas dépendue, olle est où qu'i
faut.
- Tu n'as pas ma dans les membres, ni dans
le corps ?
- Je n'ai ma en place.
- T'as ma au nez, tout de même, piésque tu
saignes.
- C'est rin, qu'i dit... En vous
remerciant, père Thanase. Je m'en vais me dêcrasser et me
changer.
- T'en as bésoin et t'éras ben à faire,
man pauve gars. I te faudra pus de deux biées d'iau.
Charlot s'n allit comme i put jusque sous la cherreterie; et
il eut bé deu ma à se dêbarrasser de la machine volante qui
n'avait pas volé. I li fallut eune bonne demie-heure pour se
dêsenlicouter et se dêsempâturer.
Piez i se nettyit de la tête ès pieds, i fit eune baudée et
se rehannit. I se tâtit ct se retâtit; il 'tait poché de
partout et tout doulant, mais rin de cassé, pas de nerfs de
forcés, pas de ma dans le ventre, la courée à sa place. Il
avait eu de la chance.
I se regardit dans la glace : son nez ne saignait pus, et
l'accident, pour en fini, avait eu son bon côté. Le nez dc
Charlot, devant qu'i chût dans la mare, était tout de
travers et il 'tait quasiment dreit asteure, ce qui prouve,
comme i disait, qu'à quioque chose malheur est bon.
Dix ou douze ans aprez, quand Charlot vyait passer en l'air
les aréoplanes, i disait :
- Ces gars-là m'ont volé m'n idée; et oz
ont fait leux mécanique pace qu'oz avaient les ôtils qu'i
fallait et qui me manquaient à moi, vu que je n'avais qu'un
mauvais sciot, eune verloupe tout usée et un vieux
vimberquin. Et o n'ont co russi qu'à meitié. Si j'avals êté
ôtillé comme eux, j'érais fait ben autre chose, j'erais fait
eune machine bé pus commode, qui n'érait bésoin ni d'essence
ni de moteur, - pas pus qu'un eisiau. Mais quei qu'ous
voulez ? je n'avais pas les ôtils qu'i fallait.
____________________
1. Soupirait.
2. Collier
Rosalie était usée, o n'en pouvait pus: o s'était retirée
cheux ses gens à la Lande. Olle avait êté cheux le notaire
et olle avait laissé tout san fait, à fond perdu, à sa soeu
et à son biau-frère pour la gouverner. Olle 'tait quasiment
demeurée (1) : o n'allait pus que do deux bâtons, et o
n'allait pas loin.
Le grand Lexis, cheux qui qu'olle 'tait depiez pus de
quarante ans, s'en dêconnut bé. O savait soigner les bêtes
et o le soignait ben étou. O n'tait pas eune grande
cuisinière; mais o n'tait pas maladreite et o savait amarrer
ce qu'i fallait à Lexis. Et travaillante ! et êconome pour
li comme pour lei ! y en a pas êpais de servantes comme
Rosalie au temps d'asteure. Ah! oui, bé sûr, le grand Lexis
s'en dêconnut bé !
I print eune autre servante, qui était grande, bé bâtie, et
qui avait êté êlevée dans la culture, à ce qu'a disait; mais
fainiante, d'eune grande vie et maladreite comme y en a pas.
A pein-ne s'o savait faire la soupe de graisse !
I la renvyit au bout de quinze jours; et durant qu'il en
cherchait eune autre, i print un domestique qu'il avait eu
dans le temps comme pâtour, et qui s'entendait à soigner le
bestial. Mais i li fallait eune personne pour le ménage et
la cuisine.
An li indiquit la Brucharde, de Cerésier, qui était eune
femme sérieuse, capable, et qui avait êté cuisinière cheux
un médecin de Condé et cheux un chanoin-ne dans le pais
d'Amont.
Il allit la vei à Cerésier et o s'entendirent. Lexis li dit
ce que fallait qu'o fit : le ménage et la cuisine, mais pas
de la grande cuisine comme cheux les médecins et dans les
perbytères.
O le soignait bé, et comme i voulait: les repas prêts à
l'heure et ben amarrés, la maison bé balyée, le lit bé fait,
pas un pli dans les draps, - des souliers cirés tous les
jours et qui relisaient, fallait vei ! Quand Lexis se
péliait pou les couler, i s'y vyait comme dans eune glace.
Par exemple, fallait pas li demander autre chose que la
cuisine et le ménage. O ne faisait pas de lavées et o
n'allait dans le courtil que pour y queri de la légueume. O
n'érait jamais eu l'idée de rêtouper (2) la haie ou de
repiquer eune planche de porette.
L'ancien pâtour faisait quasiment l'affaire; mais i n'tait
pas matina, fallait le rêveiller. Il 'tait travaillant, mais
core un brin bilouin : il 'tait jeune. Ça qu'allait pas trop
ma, mais ça revenait à pus cher que deu temps de Rosalie. La
Brucharde était payée un bon prix, et piez, si o faisait de
la bonne cuisine, o n'êpernait pas le beurre. Lexis le vyait
bé; mais i ne disait rin. I se pensait étou en li-même que
s'i dépensait putôt pus qu'a devait, i nn' avait le moyen.
Et c'était vrai.
I n'tait pas malheureux. Ça ne durit pas. Un samedi la
relévée, durant que la Brucharde était au bourg pour faire
sa boucherie, Manon Frottier, qui est la pus grande
bérouettière (3) deu pays, vint vei Lexis, comme en passant,
et o causirent un moment. Le grand Lexis, qui n'est brin
bête, devinit bé que Manon ne venait pas cheux li pour li
causer deu temps ni s'informer deu prix des pommes. O ne
restit pas longtemps n'tou sans li dire que piésque la
Brucharde faisait bé s'n affaire, i ferait bé de la prendre
pour femme. O continuerait à bé le soigner, à li faire de fa
bonne cuisine, - et i n'érait pus à la payer.
Le grand Lexis li rêponit :
- Je me contente de la Brucharde comme
servante, mais je n'en veux pas comme femme. Surtout, Manon,
n'allez pas li mettre c'te idée-là dans la tête, - ou bé le
fricot s'en ressentirait.
Lexis ôfrit eune goutte à Manon, qui acceptit tout de suite,
sans se faire rêforcer, et qui s'n allit sans qu'y eût rin
de fait et en vyant bé que n'y avait rin à faire.
Manon Frottier n'avait pas eu besoin de mettre c'te idée là
dans la tête de la Brucharde : olle y était depiez
longtemps. Quand o sut que Lexis ne voulait pas de lei, o
changit de figure. O continuit à faire de la bonne cuisine
et à bé balyer la maison; mais o n'tait pus de bonne himeur
: o groussait et mulait (4) deu matin au soir.
La semain-ne d'aprez, o se fâchit pour rin. O voulait se
fâcher, o se fâchit. Lexis li avait dit, comme i finissait
de dîner:
- Dêpêch'ous de me donner deu café: il est
temps que je parte.
- Je ne peux pas aller pus vite, qu'o
rêponit. Et piez, qu'o dit, en dênouant les couets de son
tabélier, je veis bé que je ne fais pas votre affaire.
J'aime mieux m'en aller.
- Comme ous voudrez, que dit Lexis, et
quand ous voudrez. Tout de suite, s'ous voulez.
- Eh bé ! c'est cela, qu'a dit, je m'en
vais tout de suite.
I la payit donc, et o s'en retournit à Cerésier.
C'est Lexis qui fit la soupe, au soir; et en se couchant
dans son lit bé fait, i se demandit qui qui le ferait le
lendemain.
I fit co la soupe le lendemain matin; et quand il l'eut
mangée, i s'n allit tout dreit au bourg, cheux l'épicière,
et li demandit s'o connaissait eune personne pour remplacer
la Brucharde. L'épicière li conseillit de prendre la nièce
au cherpentier, qui avait êté servante à Flers, cheux des
épiciers en gros, et qui était revenue cheux ses gens pace
que les épiciers en gros venaient de faire de mauvaises
affaires.
O s'appelait Sidonie et olle avait de vingt-cinq à trente
ans. Olle 'tait belle fille, forte, travaillante et toujous
de bonne himeur. O riait et chantait toute la journée. O
faisait la cuisine aussi bé que la Brucharde et balyait co
mieux que lei. O frottait et essyait jusque dans les
racoins, olle êcurait les castroles, qui relisaient comme de
l'or; et les vitres des croisées étaient si bé nettyées
qu'ous ériez dit qué n'y avait pas de vitres. N'y avait pas
un migrot (5) de pain, pas un brinot (6) de poussière à
traÎn-ner dans la maison. O dépensait bé moins que la
Brucharde qui était bonne cuisinière, mais qui était toujous
à mettre et à remettre deu beurre. C'était la mort au beurre
que cette femme-là !
Sidonie était deu matin étou. La première levée, - et la
dernière couchée! O faisait les lavées, o repassait,
cousait, ramarrait. O jardinait, olle affourait les bêtes, o
soignait les pirotes, les poules, les bores et les borots
(7), o serrait les pommes, o minçait les orties et les choux
verts. Et toujous de bonne himeur, toujous de l'agrément do
tout le monde, si bé qué Lexis se demandait de temps en
temps si o nn'avait pas un brin trop d'agrément.
La bérouettière repassit quioque temps aprez par cheux Lexis
et li recausit co de la Brucharde, qui s'était mins dans la
tête qu'i ne pourrait pas se passer de lei. I n'tait pas
malaisé de vei qu'i s'en passait bé. Sa maison était tenue
comme o ne l'avait jamais êté, même deu temps de la
Brucharde : an érait dit un château. Des bouquets sus le
buffet, des cadres sus les murs, un tapis sus la table. Si
bé que Manon Frottier, qui était venue pour recauser de la
Brucharde, comprint tout de suite qu'a ferait mieux de se
taire ou de causer pour eune autre.
Tout en trinquant do Lexis, qui li en avait ôfert pour un
sou, o li dit :
- T'as de la chance. Lexis. T'es co mieux
rencontré que do la Brucharde; et piésqué t'as Sidonie, faut
la garder. Tu n'en retrouverais eune comme lei là au
travers, ni en place, pace qué y en a pas.
- Ça se pourrait co bé, que dit Lexis.
- Et tu sais aussi bé que mei, que dit
Manon en le regardant de coin, qué n'y a qu'un moyen de la
garder.
- Je le sais bé.
- Si tu veux, Lexis, je vais li en dire un
mot.
- Je seis trop vieux.
- Comment, trop vieux ? An creirait à
t'entendre que t'es vieux comme Mathieu-Salé. T'es pas
vieux, t'es jeune, t'es fort, tu te portes bé. S'o te plaît,
marie-tei do lei. O n'est pas riche, mais t'es riche pour
deux.
- O ne voudrait solement pas de mei, que
dit Lexis.
- Laisse-mei li en causer.
- Allez-y doucement, si en cas, pace qué
s'o ne prenait pas bé la chose, je me retrouverais co dans
l'embarras.
- Compte sus mei, Lexis. Je sais ce que
j'ai à faire.
La bérouettière but sa rincette, et la v'là partie pour le
courtil, où que Sidonie était en train de sercler eune
planche de porette.
Ah! ça ne traînit pas. Ça ne durit pas cinq minutes. Sidonie
voulait bé.
An était au mois de mai, i faisait un temps superbe, les
pommiers étaient fleuris, y avait bonne apparaissance; et
les eisiaux, les mêles, les grives, les cadronnettes et même
les m'zets (8) et les mogneaux chantaient dans les âbres
comme o n'avaient jamais chanté. Le grand Lexis était debout
sus le sieu de la porte, et quand i vit reveni Manon et
Sidonie, i ne fut pas longtemps à deviner ce qui s'était
passé.
Sidonie était toute rouge et comme gênée; la bérouettière
n'était pas gênée, lei. O se marchait, se rengorgeait et
levait le nez comme la défunte comtesse de Trucheville; et
ses petits yeux p'tillaient, fallait vei !
Oz en reprinrent pour un sou, o causirent... et le mariage
se fit un mouais aprez, la veille de la Saint-Jean. Yeut
eune belle noce: pus de quatre-vingts personnes; et pus de
soixante le lendemain au recroc.
Lexis était heureux, Sidonie était heureuse. Ça ne durit
pas.
Sidonie ne restit pas, quand o fut mariée, ce qu'olle 'tait
deu temps qu'olle 'tait servante. I li fallut eune belle
chambre do eune armoire à glace où qu'an se mire de la tête
ès pieds, et des toilettes ! des chapiaux à pleumes et à
fleurs, et des robes à la mode, et des chausses en souaie,
et des petits souliers vernis do des talons hauts de deux
pouces et demi trouais pouces ! - An se demande comment
qu'eune femme peut marcher do cela sans s'êteurtre (9) les
pieds !
Piez o trouvit bétôt qu'olle avait trop d'ouvrage et o print
eune servante. Piez c'était des fêtes tous les dimanches et
souvent sus semain-ne. C'était bé de la dépense pour Lexis
et ça ne li haitait (10) pas.
Sidonie avait des cousins de l'autre côté de Pont-d'Ouilly
et de Falaise, qui venaient la vei quasiment tous les huit
jours, des fainiants et des mangeards que fallait régaler,
aberver et coucher. Le doublier était sus la table deu matin
au soir: la table ne desservait pas. C'était des dîners, des
collations, des soupers, des beiries et des diries (11) qui
n'avaient ne fin ne bout.
Ah! oz en faisaient des vies ! O jouaient de la musique, o
chantaient, o faisaient des parties de trente-et-un, jusqu'à
des deux trouais heures deu matin.
Tout cela n'était pas fait n'tou pour plaire à Lexis, qui
était matina, mais qui n'tait pas deu soir, - et qui tenait
à sa monnaie. I commençait à regretter le temps où que
Sidonie n'était que sa servante.
A force de tourner la broche, i ne li restait pus que
trouais quatre petits côs; et à force de tirer au fausset le
milleu beire, il avait tellement baissé dans le tonniau qu'i
commençait à plati. Et Sidonie, qui versait l'iau-de-vie
comme si ça qu'avait êté de la beisson, avait êté si souvent
au baril pour rempli les carafes, qu'i n'en restait pus
guère.
Lexis en dit deux mots à sa bourgeoise, mais o n'eut pas
l'air de comprendre : olle 'tait jeune. Les fêtes, les
fricassées, les chansons, les beiries et les parties de
trente-et-un continuaient. Sidonie, en revenant un jour deu
courtil, trouvit Lexis comme acrasé sus sa chaire, la tête
entre ses deux mains.
- Quei que t'as, man pauvre Lexis ? qu'o
li demandit. Es-tu malaise ?
- J'ai que je seis ruiné. Le banquetier
Butelot vient de faire faillite. Je perds tout ce que
j'avais, - pus de cent mille francs. Et faut que je paie,
après-demain, vingt mille francs cheux le notaire, car je
deis co vingt mille francs sus le prix des prés Collet. Si
je ne trouve pas quioqu'un pour me les prêter, quei qui va
être fait de nous ? Faudra faire nos vendues.
- Tu m'as ôfert des bagues, des pendants
d'oreilles et eune montre en or. An les vendra, qu'o dit;
car, dans le fond, c'était eune bonne gent, mais c'était
jeune.
- Ça n'ira pas loin, que dit Lexis.
Dans la soirante, les cousins arrivirent, toujous de bonne
himeur, toujous prêts à se régaler; mais Sidonie qui, lei,
n'tait pas de bonne himeur, leu contit ce qui venait de
s'arriver, et o dirent que c'était bé malheureux et qu'o nn'
étaient au d'so.
Et quand Lexis leu demandit de li prêter vingt mille francs,
o li rêponirent qu'oz éraient bé voulu, mais qu'o ne
pouvaient pas. Ça se pouvait co bé. Et p'têt' ben étou que
s'oz avaient pu, o n'éraient pas voulu.
O mangirent eune bouchée tout de même et burent deu café et
eune bonne goutte et o répétirent bé des fouais qu'oz
avaient bé deu et qu'oz étaient au d'so de ne pas pouvei li
prêter de l'argent. O ne firent pas de parties de
trente-et-un ce soir-là. O s'n allirent de bonne heure, - et
o ne revinrent pas.
Lexis eut co l'air ben à plaindre durant quioque temps; piez
i dit à Sidonie que ses affaires s'arrangeaient putôt mieux
qu'i n'avait compté, et qu'au bout d'un ou deux ans, en
êpernant bé, i pourrait se retrouver à l'aise.
Sidonie se remint à travailler comme dans le temps qu'olle
'tait servante; et quand oz eurent un héritier, l'année
d'aprez, Lexis dit:
- Quand i n'érait que la meitié ou le
tiers de ma forteune, ce gars-là ne serait pas à plaindre.
I ne put pas tout de même s'empêcher de se dire en li-même:
- A moins qu'i n'ait des cousins de
Pont-d'Ouilly et de Falaise !
____________________
1. Impotente.
2. Réparer une haie, boucher les
brèches.
3. Personne qui se charge des
demandes en mariage.
4. Boudait.
5. Miette.
6. Petit brin.
7. Canes et canetons.
8. Les mésanges.
9. Se tordre.
10. Plaisait
11. Bavardages. radotages.
Après la première messe, an avait êté, comme d'ordinaire, au
Café Clichard, manger des tripes et en prendre pour un sou.
An n'tait pas loin d'eune dizain-ne. Y avait Cinot
Mouilleron, Lôpol Tripet, Jélien Costard, les Touillot, de
la Mare, Moussieu Billon et le maÎt' d'êcole.
An causit des récoltes, deu bestial, de la secqueresse et de
bé d'autres choses; et le maÎt' d'êcole, qui en sait pus
long que nous, - et c'est pas malaisé, - en vint à nous dire
que c'est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais
la terre qui tourne autour deu soleil; - et, co bé mieux,
qu'o tourne sus lei-même tous les jours, eune fois par jour,
comme qui dirait eune boule qui virevousterait en l'air.
Moussieu Billon, qui n'en sait pas pus long que mei
là-dessus, comme sus le reste, mais qui voudrait se faire
passer pour un savant, prenait de grands airs, se
rengorgeait et secouait de temps en temps la tête pour
approuver. Ça me donnait jeu, et j'avais bé deu ma à
m'empêcher de rire.
- Voyons, Moussieu Billon, que je li dis,
y kéri'ous à ces histoires-là ?
- Certainément, qu'i dit, j'y croueis, et
j'y croueis parce quc c'est de la science et que c'est
dêmontré.
- Jean Guerlin y kériait étou, que je dis,
ou - putôt - il y crut eune fouais, le jour que je le
ramenis de Condé. I nn' avait, j’eus bé deu ma à le monter
en voiture. Et comme an s'en revenait au grand trot et qu'i
vyait couri les âbres et les maisons:
- La terre tourne, qu'i disait, les maisons passent... Quand
la mienne va veni, arrête ta jument, je vais rentrer.
I nn' avait, il 'tait brûlé, incendié, perdu: et comme sa
maison ne passit pas, fallut le reconduire jusque cheux li.
Et si sa bourgeoise n'avait pas êté là pour rn'ainder à le
descendre, je creis que je n'y serais pas arrivé.
P'têt' bé que si je me trouvais parti pour la gloire, je
creirais étou que la terre tourne. En attendis je n'y creis
pas; et s' ous me permettez, Moussieu Billon, je m'en vais
vous espliquer pourquei. J'ai apprins tout cela dans le
temps que j'allais à l'école, et je n'en keryiais déjà rin,
pas pus qu'à l'histoire du Petit Poucet. Comment ! que je me
disais, - et je me le dis co - comment, v'là le soleil
qui se lève là-bas, deu côté de Cerésier, piez qui monte et
s'en va par Flers et Landisacq et qui se couche à dreite de
Tinchébray... (i va bé pus loin en êté : à la Saint Bernabé
il arrive à Clairefougère.) Je le veis aller, les étoiles
étou : la poussinière est lo as’soir et olle est là-bas à
deux heures deu matin,
Je veis la terre, je seis dessus, et je veis bé qu'o ne
bouge pas, à moins que n'y ait un trembellement de terre, -
et c'est râle, Dieu merci ! Je n'n'ai senti qu'un d'piez que
je me connais et i ne durit pas. I paraît que l'haorloge des
Bouvet s'arrêtit, mais i n'yen eut pas d'autre là au
travers.
S'an veit que la terre tremble, an devrait vei qu'o remue et
qu'o tourne; et s'o tournait sens dessus dessous, comme ous
dites, av'ous jamais pensé à ce qui s'arriverait quand le
dessus serait dessous. les âbres, les blés, les pagnolées
(1) tiendraient pace qu'oz ont des racines, Mais nous, quei
qu'i serait fait de nous ? Je serions promptement êgouttés.
Et la mer ? Et les rivières? Et l'ètang de la Motte ? Et la
mare ès Révérend ? Tout s'égoutterait, i ne resterait que de
la vase et les anguilles. Espliquez-mei, s'ous pouvez,
comment qu'i se fait que ce qui ne tient pas à la terre ne
s'égoutte pas quand olle est sens dessus dessous.
Le maît' d'êcole dit qu'il allait me l'espliquer.
- Sav'ous, qu'i me demandit, sav'ous ce
que c'est que la force centrifuge et la force centripète ?
- Non, que je li dis; et si je l'ai su
dans man jeune temps, je l'ai oubélié, comme à pus prez tout
ce que j'ai apprins à l'êcole.
I dit qu'il allait nous faire vei tout cela do un siau
d'iau. La femme deu maçon, la grande Nastasie, qui vient
laveciner et donner un coup de main, le dimanche, au père
Clichard, s'n allit vite queri de l'iau au pits des
Térouille, de l'autre côté de la route. Le mait' d'êcole
print le siau, qui était tout plein d'iau fraîche, i le
soupesit; et i dit qu'il allait le faire tourner sens dessus
dessous, à bout de bras, - en faisant le moulinet, - et que
l'iau ne cherrait pas pus quand o serait en haut que quand
olle 'tait en bas, - à cause de la force centrifuge ou
centripète, - je ne me rappelle pus laqueulle.
V'là donc qu'i se plante devant l'auberge et qui se met à
tourner le siau à bout de bras. I ne tournit pas longtemps.
L'anse deu siau li êrussit (2). Y eut trois vitres de
dêfoncées, mincées; et Nastasie eut eune êpaule ben abîmée.
Le mait' d'êcole ne recommencit pas san tour de physique...
D'abord le père Clichard n'érait pas voulu; et tout le monde
fut d'accord pour dire que valait mieux en rester dans ce
par où.
Le vitrier remint les vitres et le maÎt' d'êcole les payit.
C'est li étou qui payit le médecin qui vint ramarrer
l'êpaule de Nastasle et qui voulait à toute force la mettre
dans eune dégouttière durant un ou deux mouais. Nastasie ne
voulit pas en entendre causer : o kéryait, qu'i parait, que
c'était dans eune dégouttière sus le haut de la maison.
Olle aimit mieux aller cheux l'ossier, de l'autre côté de
Vassy. I li ramarrit l'êpaule, mais il eut bé deu ma,
Nastasie étou. Oz étaient quatre à la teni, et an
l'entendait braire à pus d'un quart de lieue.
Quand an se retrouvait au café Clichard, il 'tait co souvent
question de la terre qui tourne, et je soutenais, comme de
juste, qu'o ne tourne pas; et je disais au mait' d'êcole que
ce qu'i faisait tourner, li, c'était la tête az êfants en
leux contant toutes ces bilouineries-là. I se fâchait, i
recommençait ses esplications: la force centripète et tout
ce qui s'ensuit; et i voulait co faire le moulinet do un
siau d'iau.
- C'est toujous pas mei qui vais aller
vous en queri, que criait Nastasie,
Le père Clichard s'apperchait :
- Moussleu Pichenet, qu'i disait au mait'
d'êcole, s'ous tenez absolument à faire votre tour de
physique, faites-le à cinquante pieds de la croisée et de
Nastasie.
______________
1. Trèfles.
2. Echappa.
LE
PIGEON
Cinot avait fait forteune dans le pais d'Amont. An ne sait
pas bé queu trafic qu'i faisait. I vendait un brin de tout,
qu'i paraît: de l'épicerie, de la quincaille, des pièges à
taupes, des faucilles, des pierres à raffiler. Eune chose
sûre et certain-ne, c'est qu'il avait fait forteune à couri
les foires et marchés par là-bas. I s'était donné bé deu ma
et il avait ben êperné, à ce qu'i disait, mais il avait
gagné gros. Il 'tait riche comme Crésu. Il avait de grandes
herbages dans la Manche et deu côté de
Saint-Pierre-sus-Dives, et pus de cinquante acres de terre
là au travers.
Comme i pernait de l'âge et qu'i devenait putôt gourd, i
s'en revint dans le pays et il achetit le bien de défunt
Profichet, le marchand de bestial. I se fit bâti eune belle
maison, d'excès conséquente, co pus conséquente que le
château au baron Bridet. Et c'est meublé, faut vei ! D's
escaliers manifiques, larges à y passer un tonniau de beire,
- do des tapis et des statues, et des chambres cirées, où
qu'an manque de chei à chaque pas. Je m'y êtalis, mei. Ah !
c'est biau. An dirait un palais.
Eh bé ! Cinot s'ennyait là-dedans. I me l'a dit bé des
fouais.
- Je m'enneye, qu'i disait, je regrette
quasiment le temps où qué je vendais des pièges à taupes,
des béhauts (1) et des pierres à raffiler. J'avais bé deu
ma. Mais ça me faisait plaisi de gagner de la monnaie, et je
n'avais pas le temps de m'ennyer.
SI bé que ce fut qu'i se mint dans la tête de faire le
commerce deu bestial. I n'y entendait rin, pace qué pour
connaître les bêtes, comme on dit, faut être êlevé parmié.
Il y mangit de l'argent. Il achetit eune demi-douzain-ne de
boeufs et eune vingtain-ne de mauvais genissons. Ça tournit
ma : la baisse vint, il y mangit bé de l'argent. I ne
s'entêtit pas, heureusement.
Là-dessus i se mint à êlever des mouches à miet. C'est eune
partie comme eune autre, et c'est pas sorcier, qu'i paraît ;
et y a des bilouins qui s'y entendent, mais Cinot ne s'y
entendait pas. Il avait des ruches plein son jardin ct ça
bourdonnait, ça vronchait. Ça piquait étou. Les pétiots à la
Chipette, qui sont toujous à couri où que ne faudrait pas,
étaient piqués à pus prez tous les jours, - la tête enflée
comme des citrouilles. Et Cinot li-même, quand il allait à
l'entour de ses mouches à miet, était piqué étou pus souvent
qu'à son tour. Il 'tait maladreit, i n'y entendait rin. I
n'avait pas êté élevé dans les ruches. I fut piqué eune
fouais au bout deu nez, qui enflit, fallait vei. An érait
dit eune grosse truche.
I revendit ses ruches et i perdit gros. Ben entendu, i ne
voulait pas en conveni, mais il est sûr et certain qu'i
perdit pus de trois quatre mille francs.
Piez, comme i s'ennyait toujous, i dêcidit d'avei eune bande
de pigeons. Tout le monde se pensait là au travers, et je me
pensais étou en mei-même:
- Cinot va co manger de l'argent.
I fit bâti un grand pigeonnier - un colombier comme i dit -
et il achetit deux trois cents pigeons. Ah ! yen avait ! Les
gens, là au travers, n'étaient co pas pus contents que cela.
O disaient que les pigeons de Cinot allaient faire la fin
des récoltes. O se plaignaient. Mais parait qu'oz avaient
tort. Cinot gardait ses pigeons dans le pigeonnier deu
premier de mar au quinze d'avril et de la Saint-Michel au
quinze d'octobre: et y avait rin à dire, rin à faire. C'est
la louei ! Cinot me le fit vei, comme à bé d'autres. C'était
dans le Code : articles 423, 24 et 25.
I continue à êlever des pigeons, i dit que ça li rapporte,
et surtout la crotte de pigeon, - sau' vot' respect. Faut le
creire piesqu'i le dit. S'i n'y gagnait rin, i ne
continuerait pas. Ah! i'nn(3) a, des pigeons ! de toutes les
sortes ! de toutes les couleurs ! Il a des pigeons voyageurs
étou, - et y en a un qui a eu un prix. Les journaux en ont
fait mention. Et c'est à un de ceux-là qu'il arrivit eune
drôle d'histoire.
Le grand Poudrette, qui est chercutier à Argentan, était
venu vei le pigeonnier et les pigeons de Cinot.
- Tiens! que li dit Cinot, en v'là un qui
a été à Rome et qui en est revenu tout de suite et tout
dreit. Tu peux l'emporter demain à Paris et l'y lâcher, i
sera là dans le colombier à la soirante, En v'là un autre,
tu veis, le gros cendré... i n'a que trouais mouais, i n'est
pas co sorti. Eh bé ! je te gage cent francs que si tu le
lâches demain à Argentan, i reviendra tout dreit.
- C'est bé de l'argent, que dit Poudrette,
mais tant pière ! Je gage tout de même.
Poudrette emportit le pigeon à Argentan, dans un panier, et
i le lâchit. Oui, mais comment ! Ous allez vei queu tour de
canaille. Devant que de le rucher en l'air, i le pleumit de
la tête à la queue. Le pigeon n'avait pus que les étaux. I
n'est tout de même pas permins de faire des coups comme cela
! Cinot ne le sut que par aprez, ben entendu.
Deux jours après, v'la Poudrette qui revient.
- Eh bé! qu'i dit, et ton pigeon, Cinot ?
Est-i revenu ?
- Non, que dit Cinot, je ne l'ai pas co
vu. L'as-tu lâché comme il 'tait convenu ?
I v’yait gricher Poudrette, et i commençait à se mêfier.
- Je l'ai ruché en l'air, que dit Poudrette, en li disant: «
Va t'en trouver Cinot, si tu peux. » Bé hasard qu'i n'a pas
pu. Il 'tait trop jeune, il a dû s'êguérer... à moins qu'un
mouchet ne l'ait happé et mangé.
- C'est p'têt' tei qui l'as mangé.
- Je te dis que je l'ai ruché en l'air. Y
avait des témoins étou, ct v'là un papier comme quouei je
l'ai bé ruché en l'air.
I li montrit le papier do les sines (3) des deux témoins et
leux adresses.
- Mon pauvre vieux Cinot, que dit
Poudrette, t'as perdu. Tu me deis cent francs.
- Je ne te deis rin en tout, que dit
Cinot. Le pigeon n'est pas core arrivé, mais i n'est pas dit
qu'i ne reviendra pas. Donne-li le temps. Il est jeune, il a
pu s'êguérer, comme tu dis : mais i retrouvera sa route. Il
est d'eune espèce à ne pas se perdre. Donne-li le temps.
- Je veux bé, que dit Poudrette. An en
recausera la semain-ne qui vient.
Poudrette revint huit jours aprez.
- Eh bé, qu’i dit, et ton pigeon?
- Il est là, que dit Cinot, il est là d'à
matin. Mais dans queul état ! Nu comme un ver. Il a dû être
pleumé par quioque bête. Les pattes toutes couvertes de
durillons et d'écorchures ! Il a dû faire à pattes un
bon bout de la route. I fait pitié, mais il est là. Viens le
vei. Tu me deis cent francs, Poudrette.
__________________
1. Coffin : étui où le faucheur met
sa pierre à aiguiser.
2. Le « n » est doublé à cause de
la prononciation.
3. Signes, signatures.
Les Minot et les Gaveret demeuraient à la Brardière et leux
jardins se joûtaient (1). Le père Minot était un vieux
grousseton (2), qui n'tait aimable do personne, mais surtout
do les Gaveret. I leux en voulait d'être deu pais d'Ava.
C'était pourtant de bonnes gens, i n'érait pas pu dire le
contraire, et i ne le disait pas n'tou, mais oz étaient
venus deu Pais-de-Bas : o ne li haitaient pas. Quand les
Minot battaient leu sarrasin, les Gaveret ne venaient jamais
leu donner un coup de main, et les Gaveret se passaient des
Minot pour toutes leux corvées. O ne se seraient pas prêté
un faucillon ou eune bérouette.
Minot avait eune fille de vingt ans, qui s'appelait Rosalie,
et Gaveret avait trois grands gars. Josè, qui était
l'ain-né, trouvait Rosalie de san goût, et i n'érait pas
mieux demandé que de se marier do lei. Mais i se pensait bé
que ça n'irait pas tout seu do un bonhomme comme le père
Minot.
Josè ne déplaisait pas à Rosalie et oz en vinrent à se
causer de temps en temps quand o se trouvaient ensemble à
tirer de l'iau. Pace que faut vous dire qué y avait un pits
enter les deux jardins, et les Gaveret y avaient dreit comme
les Minot. Y avait deux soin-nolles (3), aune deu côté des
Minot et eune autre deu côté des Gaveret. C'était un pits
mito-yen. Si bé qué p'tit à p'tit, sitôt que Josè vyait veni
Rosalie do san siau, il accourait do le sien. Et o
causaient.
I passait même quioquefouais par-dessus la petite boise qui
était à côté deu pits, et i montait le siau à Rosalie qui li
disait: « Merci, Josè ». Il érait bé porté le siau
jusqu'à la maison; mais fallait pas y penser à cause de
Minot qui érait groussé, et qui li érait p'têt' chanté
sottises. Et tout érait êté perdu.
La mère Minot, eune bonne gent et qui avait de l'agrément do
tout le monde, vyait bé ce qui se passait; et quand olle
entendait ouigner (4) la soin-nolle deu pits, o savait bé
que Josè était par là, et qui tirait sus la chain-ne.
Quand Rosalie allait êtendre eune lavée, olle avait soin de
l'étendre sus la haïe enter' les deux jardins; et quand o
serrait les pommes, c'est le long de la haïe qu'oz étaient
le mieux ramassées. Olle y mettait le temps étou. A ce
moment-là Josè ne manquait pas de tônyer (5) de l'aut' côté
de la haïe, tout en faisant mine de ramasser quioques
quéroins, ou de tondre, ou de rêtouper.
La mère Minot soulassait (6) souvent, mais o ne disait rin.
Le père Minot, li, groussalt deu matin au soir. Il en
voulait pus que jamais ès Gaveret et se demandait pourquei
qu'o n'taient pas restés dans le pais d'Ava.
Josè et Rosalie se vyaient tous les jours et bé des fouais
par jour. Rosalie en faisait des vyages d'iau ! An érait dit
qu'olle allait la queri pot à pot. La chain-ne n'était pus
rouillée, et la soin-nolle ne ouignait pus. Le père Minot ne
décolérait pas.
I dit à la vieuille servante, Catherine :
- A parti d'anhuit, c'est tei qu'iras
queri l'iau,
- Je n'n'ai pas la force, que li dit
Catherine; et ous le savez bé, qu'o dit.
- Je ne peux pourtant te garder à rin
faire, qu'i dit.
- Comme ous voudrez, qu'o dit.
Et o se minrent à britter (7).
- Eh bé! que dit Minot, piésqu'i 'nn est
ainsi, c'est mei qu'irai queri l'iau.
Il y allit, et ous pouvez être sûrs et certains que Josè ne
se trouvit pas là pour li donner un coup de main. Minot
n'allit pas longtemps queri de l'iau; et Rosalie y retournit
sans se faire périer. Et olle allit pus souvent que jamais
le long de la haïe pour êtendre la lainsive et les lavées,
pour serrer les pommes quand y en avait et même quand y en
n'avait pas, ou ramasser les orties - respect de vous - pour
les cochons, ou chasser les volailles ès Gaveret. Olle avait
toujous quioque chose à faire deu côté de la haïe.
Si bé que sa mère, qui n'avait co rin dit, se pensit en
lei-même qu'il 'tait temps d'en causer à Minot.
- Tu veis aussi bé que mei ce qui se
passe, qu'o li dit. M'est avis que tu ferais bé tout de
même, pour en fini, de laisser Rosalie se marier do Josè.
Minot se fâchit. I tapit et retapit sus la table à en faire
sauter la carafe et les moques à café ; et i dit core un
coup qu'i ne donnerait pas sa fille à un gars d'Ava.
- Prends garde de casser la vaisselle, que
li dit sa femme, et êcoute-mei eune demie minute... Quei que
ça peut faire qu'i seit d'Amont ou d'Ava ? Il est biau gars,
bon gars, travaillant, adroit, pas bête en tout, et il a de
la conduite. Piez les Gaveret sont riches. Oz ont acheté la
terre de la Poterie, - vingt-cinq acres de bonne terre, - et
la grande prairie deu moulin de la Motte-Hervé qui vaut eune
ferme à lei toute seule. Oz hériteront de leux oncle de la
Grandfougeraye, qui est co pus riche qu'eux. Si bé que
chacun des gars Gaveret éra meitié pus de bien que Rosalie.
Josè plait à Rosalie et Rosalie li plait. O corderaient ben
ensemble. C'est un parti pour ta fille comme o n'en
retrouvera pas. Si tu ne veux pas qu'olle êpouse Josè, o 'nn
éra deu toute sa vie, - et tu t'en repentiras étou. C'est
mei qui te le dis. Tu ferais bé d'y penser devant que de
dire « non ».
Minot ne dit pas non. I se versit eune goutte et i la but
toute d'un coup.
- An verra, qu'i dit, an verra l'an qui
vient,
Piez i s'n allit en groussetonant faire un tour sous les
pommiers.
En attendis, la mère Minot décidit dé s'n esto de laisser
veni José vei Rosalie quand Minot était parti. O kéryait que
Minot ne tarderait pas à donner son consentement, mais i
tardit. I compernait bé que José érait de quei et co bé pus
que Rosalie; mais il en voulait à Gaveret d'être riches,
autant que d'être venus deu pais d'Ava. Comme s'i s'était
mêfié que le gars venaiit faire l'amour à Rosalie:
- Surtout, qu'il avait dit, qu'i ne mette
pas les pieds cheux nous, ou bé je li tire un coup de fusil.
Et i montrait le fusil qui était pendu au-dessus de la
cheminée. Rosalie en avait été épouvantée, mais sa mère li
avait dit:
- T'as pas bésoin d'avei peux. D’abord y a
pus de dix ans que le fusil n'a êté chergé, - et piez faut
pas creire tout ce que dit tan père quand i n'est pas de
bonne himeur.
Josè avait pus d'atouts dans san jeu qu'i n'y en fallait
pour gan-gner la partie. Il avait pour li trouais femmes :
la mère Minot qui était maline, Rosalie qui était fûtée et
Catherine qui n'tait qu'à meitié bête; et comme oz avaient
toutes trouais la tête dans le même bonnet, Minot avait biau
dire et grousser, i n'tait pas de force.
Eune fouais, Minot, qu'o kéryaient parti pour un bon bout de
temps, rentrit dix minutes après pour dire qu'il avait un
guibet dans l'yeu et que ça li faisait bé ma. Eune chance
que sa femme le vit veni. O s'n allit vite au-devant de
li... Il 'tait temps, car Josè était là.
- C'est un guibet que t'as dans l'yeu, que
tu dis? que dit la mère Minot. Dans lequel ?
- Dans le gauche, dans l'ci qui pleure. Le
veis-tu ?
- Je ne veis rin. Mais d'abord ne remue
pas. Et ferme le dreit durant que je vais chercher le guibet
dans le gauche.
Si bê que Minot ne put rin vei durant deux minutes: et José
en profitit, comme ous pensez bé, pour se sauver.
Eune autre fouais que José était co là en train de jastoiser
(8) et de pélier des draps do Rosalie, Minot arrivit tout
d'un coup. La mère Minot n'eut que le temps de dire à José :
- Cache-tei vite derrière mei.
O levit le drap à bout de bras, l'êtendit devant lei et dit
à Minot:
- Tu ne veis pas un endreit usé, là, dans
le mitan deu drap ?
- Je ne veis rin, que dit Minot.
- Attends, qu'o dit, je vais mettre le
drap de manière que tu piésses regarder à la leumière.
Et durant que Minot tournait d'un sens o tournait de
l'autre, si bé que lei et Josè avaient asteure le dos deu
côté de la porte. Minot cherchait l'endreit usé et ne le
trouvait pas.
- Je ne veis rin, qu'i disait.
I ne vyait pas n'tou Josè, qui ne manquit pas de s'êchapper
grand train et sans faire de brit.
Ce fut Catherine qui le tirit d'embarras un jour que Minot
s'en revint co à un moment où qu'o ne l'attendaient pas.
Olle 'tait sus le sieu de la porte, heureusement !
- Le vy'ous ? Le vy'ous là, Moussieu
Minot, là, là ?
- Quei qu'y a à vei ? que demandait Minot.
- L'êcurieux. Ous ne le vyez pas lo, dans
le haut deu peirier de jaunet, sus la branche, la grosse
branche... dans le haut... à gauche.
O s'apperchit deu peirier.
- Tenez, Moussieu Minot, mett'ous là à
côté de mei. Le vy’ous asteure ?
Olle avait fait se mettre Minot à côte de lei, de manière
qu'i tournit le dos à la maison et qu'il eût, comme lei, le
soleil dans l's yeux. Y érait eu un êcurleux dans le peirier
qu'an érait pas pu le vei.
Minot ne vit pas l'êcurieux. I regardait pourtant bé tout en
cilletant. I ne vit pas n'tou Josè qui s'êchappit, do ses
deux sabots dans ses mains.
D'ordinaire, quand Minot revenait cheux li, an le vyait par
la croisée ouvri et fermer la barrière, et Josè avait le
temps de se couler dans la cave en passant par la laverie.
Piez i s'n allait par derrière jusqu'au Vieux-Chemin, où
qu'i d'scendait par eune brèche qui était faite comme esprez
dans la haïe d'êpines et de houx.
Mais Minot rentrit un soir bé pus vite qu'o n'
l'attendaient. Il avait été donner un coup de main ès
Filoche de la Biossière, qui avaient abattu deux foutiaux
(9) et un peupélier. Oz avaient fini dans la relevée et o
firent eune collation soupante, si bé que Minot s'en revint
à la soirante. O ne l'entendirent pas ouvri la barrière et
il arrivit, quand Rosalie le reconnut au pas.
- V'la popa, qu'o dit, sauve-tei !
Josè se sauvit dans la cave, comme d'habitude, en passant
par la laverie.
Eune fouais dans la cave, i se dit qu'il allait s'échapper
core un coup par le fond deu jardin; mais la porte de la
cave était barrée. Fallut qu'i restît là parmié les pipes et
les tonniaux, à se demander quand et comment qu'i pourrait
s'n aller.
Durant ce temps-là Minot tirit ses souliers et coulit ses
sabots.
- Je seis bé lassé, qu'i dit : je vais
manger m'n êcuellée de soupe et me coucher. Est-eu prête, la
soupe ?
- Je la trempe dans cinq minutes.
- Je beirais ben un verre de beire en
attendis, qu'i dit. J'ai sei.
Et comme Catherine, qui avait êté faire des commissions au
bourg, rentrait justénément, il li dit:
- Va queri à beire.
I faisait déjà noir, mais Catherine n'eut pas bésoin de
chandelle : o savait où qu'était la quenelle.
Quand Josè l'entendit veni, i crut que c'était Rosalie et il
embrassit Catherine au bout deu tonniau, comme o ne l'avait
jamais êté, - depiez bé d's années, en tous cas. O fut
surprinse et poussit d's ébraits comme s'an l'avait
assazinée. Josè ne fut pas longtemps à vei qu'il avait fait
erreur.
- Tais-tei, grande bête, qu'i li dit.
Les Minot avaient entendu les êbraits.
- Quei qu'i se passe dans la cave, que dit
le père Minot ?
I print la chandelle pour aller vei.
Catherine revint au moment et dit que, comme o se baissait
pour trouver la quenelle, y avait un gros chat qui li avait
sauté sus l's êpaules et qu'olle avait eu bé peux.
- T'es eune grande bête, que li dit Minot.
Catherine se pensit en lei-même:
- An vient déjà de me le dire.
Durant que Minot bévait deux trouais verres de beire,
Catherine, - sans faire mine de rin - print la clé de la
cave pour aller ouvri la porte qui donnait sus le jardin.
- Où que tu vais? que dit Minot.
- Je vais dêbarrer la porte, qu'o dit,
pour laisser sorti le chat qui m'a fait tant de peux que
j'en ai co les sangs tournés.
Durant que Rosalie et sa mère se regardaient et que Minot
riait de tout san coeur, olle allit ouvri la porte. Josè li
dit merci, mais, cette fois-là, i ne l'embrassit pas.
La mère Minot avait bé recommandé à Catherine de ne pas
causer de c'te histoire-là, et Catherine avait permins de ne
pas nn' ouvrir la bouche. Le dimanche d'aprez, Catherine, à
la sortie de Vêpres, s'n allit vei Marotte Bernay,
l'ancienne servante deu curé de Gaugeville. O
collationnirent, o burent deu café; et leux langues s'en
donnirent comme d'habitude. Catherine conti l'histoire à
Marotte, ben entendu, en li recommandant de n'en pas causer.
Le lendemain, n'y avait pus que Minot dans toute la paroisse
à ne se douter de rin.
I rencontrit Filoche, le jeudi, au marché de Condé ; et
Filoche se fit eune pinte de bon sang à tout li conter de
bout en bout. Filoche riait à s'en teni les côtes; Minot
riait étou, mais i riait jaune.
- N'y a qu'eune chose à faire, que dit
Filoche, c'est de les marier. Ta fille ne pourrait pas être
mieux rencontrée.
Minot groussit et dit que Josè était un horsain, un gars
d'Ava.
- Quei que ça fait, que dit Filoche, qui
seit d'Amont ou d'Ava ?
- C'est ce que dit la bourgeoise, que dit
Minot.
I groussit co.
- An verra, qu'i dit, an verra.
Il eut bé soin de ne rin dire à sei femme de ce que li avait
conté Filoche - et i groussit moins que d'ordinaire. I
ruminait en li-même le mo-yen d'attraper Josè.
Deux trouais jours après, i partit à la soirante et dit
qu'il allait au bourg, reteni le cherpentier pour r’li-yer
ses tonniaux. Sitôt que Josè le vit d'scendre le chemin
vécina, i vint vei Rosalie. Minot n'allit pas loin. I
redoublit par le Vieux-Chemin, remontit dans le jardin par
la brèche et attendit un moment sous la cherreterie, au bout
deu persou, pour vei si Josè ajambait la boise. Y avait
longtemps qu'il 'tait passé !
Minot s'n allit tout doucement dans la cave. I ne faisait
pas de brit; mais i se jetit dans eune bérouette, s'y
empâturit et manquit de chei trouais quatre fouais
d'affilée.
I ne put pas s'empêcher de grousser, et Rosalie le reconnut
à la voueix. O dit à Josè :
- Cache-tei vite, qu'o dit.
Josè érait eu le temps de se sauver par la porte de devant;
mais i kéryait. et Rosalie étou, et la mère Minot étou, que
Minot allait se trouver là en sortant de la cave. I ne
pensit qu'à se cacher, comme li disait Rosalie. I regardit
vite à l'entour de li. Il érait été mal caché sous la table,
y avait pas de place dans le buffet, qui était plein de
vaisselle, ni dans le bas de l'haorloge, qui était grande,
mais pas core assez.
- Coule-tei vite dans le four, que dit
Rosalie.
Pace qu'i faut vous dire que y avait, cheux les Minot, un
vieux four et que la goule donnait sus la cheminée, derrière
la crimaillère. Les Minot pernaient leux pain cheux le
boulanger, comme tout le monde, et le four ne servait pus
qu'à ramasser aune vieuille poêle à bouillie, un saleux
êgoulé, des pots fendus ou cassés et eune grande marmite à
fondre la graisse qui n'avait pus que deux pieds.
Josè ajambit le fouyer, se coulit dans le four, et Rosalie
le refermit sus li.
Eune chance que Minot mint co quioque temps à se retirer de
la bérouette !
I rentrit par la laverie. Rosalie et sa mère étaient là,
tranquilles comme Baptiste. O 'nn' avaient l'air, au moins.
Rosalie s'aperçut que Josè avait laissé sa casquette sus
eune chaire - et o s'assiézit vite dessus.
Minot restit là un moment sans rin dire.
- Tu n'as pas êté jusqu'au bourg ? que li
dit sa femme.
Minot ne rêponit solement pas. I regardait à l'entour de li,
et i ne vyait rin, - pas même la casquette.
Josè n'était pas à s'n amain dans le four, i s'y trouvait à
l'êtreit, vu que c'était un four comme y en avait dans bé
des fermes là le long au temps d'aut'fois, où qu'on ne
cuisait qu'eune demie fournée. I s'y était coulé vite, vite,
la tête en premier, ben entendu; et i faisait noir... comme
dans un four, - c'est le cas de le dire. I voulit se
retourner bout pour bout, de manière à se mettre la tête où
qu'il avait les pieds, pour entendre ce qu'allait dire le
père Minot.
I se retournit donc tout doucement, sans faire de brit: et
il avait quasiment russi, quand v'là-t-i pas qu'i renversit
la grosse marmite qui n'avait pus que deux pieds.
Minot comprint tout de suite que José était là. Il ouvrit la
goule deu four et i vit le gars, tout êfaré, - y avait de
quei ! et la figure toute talbotée, - inregardable !
O restirent là un petit moment en face l'un de l'autre. Piez
Minot dit :
- Quei que tu fais là, Josè ?
Josè ne perdit pas la tête, i rêponit :
- Je venais vous demander Rosalie en
mariage.
- Oui, conte ton conte et creis qué je té
creis, que dit Minot. Tes venu cheux mei, et tu sais bé que
tu n'as pas le dreit d'y veni, piésque tu te caches. Eh bé !
ça ne va pas se passer comme cela.
I print son fusil, qui était pendu au-dessus de la cheminée.
- N'aie pas peux, que dit Rosalie, i n'est
pas chergé.
- Voul'ous me donner un coup de main, que
je sorte du four, que dit Josè.
- Non, je ne veux pas.
- Si en cas, que dit Josè, je vais me
retourner core eune fouais, mais c'est pas eune petite
affaire.
Rosalie et sa mère voulaient l'ainder, mais i se retournit
promptement en renversant toute la poterie et toute la
marmiterie et i sortit les pieds en premier, pus talboté que
jamais, fait comme un varou (10). Y avait de quei rire : et
pourtant personne ne riait.
- Va-t'en, grand bâte-la-vache (11), que
li dit Minot. Tu sais bé que tu n'éras jamais Rosalie.
- Pourquei ?
- Pace que je ne veux pas. M'est avis que
je seis le mait' cheux mei.
Rosalie se rassiézit sus la chaire où qu'était la casquette
à Josè et o se mint à pleurer et à crier, qu'an l'érait
entendue de l'aut' bout de la paroisse. La mère Minot criait
moins, mais o pleurait co pus.
Quand Rosalie eut prins sus lei-même, o dit que c'était tout
de même malheureux d'être traitée comme eune esclave et
d'être martyrisée comme olle l'tait. Olle allait en dire bé
d'autres, mais o sc remint à pleurer et à crier, que c'en
était eune pitié. Sa mère l'embrassit, li essyit l's yeux,
et la rembrassit co.
- Viens embrasser ta fille, qu'o dit à
Minot.
Le père Minot ne bougit pas. I groussait, un brin moins tout
de même.
- Viens embrasser ta fille !
- Je l'embrasserai quand ce grand
talboté-là sera parti.
- D'abord, que dit la mère Minot, José ne
peut pas s'n aller fait comme il est. Laisse-li au moins le
temps de se laver et de se donner un coup de brousse.
- Qui s'en vaï-je se laver cheux li !
La mère Minot dit secquement :
- Non, i va se laver là et tout de suite.
Minot groussit, mais i ne tint pas tête à sa femme.
Josè se lavit donc et la mère Minot le broussit de haut en
bas.
- Où qu'est ma casquette ? que dit Josè.
Et i la cherchit, et la mère Minot étou.
- Hélos ! que dit Rosalie, je ne me
rappelais pus que j'étais assise dessus !
O se mint à rire, tout en pleurant, et sa mère fit de même.
Minot, li, groussait co.
- Moussieu Minot, que dit Josè, ous avez
dit qu'ous ne vouliez pas de mei comme gendre... Faudrait
tout de même, piésqu'ous me renvyez, me donner des raisons.
- Assiéz'ous tous les deux, que dit la
mère Minot à s'n homme et à Josè - et on va causer.
O s'assiézirent et Rosalie causit la première.
- Je sais bé que t'es le mait', popa, et
je ne veux pas te teni tête. Si tu ne veux pas que je me
marie do Josè. ce sera à t'n idée. Je resterai vieuille
fille, mais pas bé d's années, car j'érai tant de pein-ne
qué, bé sûr, j'en mourrai.
- Ne dis pas cela, Rosalie, que criait la
mère Minot !
Tout le monde pleurait, excepté Minot; mais il avait bé deu
ma à s'en empêcher.
- Allons, allons, Rosalie, qu'i dit, faut
pas te monter la tête.
- Embrasse ta fille, qué dit co la mère
Minot, embrasse ta fille.
Minot fit le tour de la table et il embrassit Rosalie. Josè
en érait bé fait autant. I n'osit pas.
La mère Minot fit deu café. O burent, o trinquirent, o
s'arrangirent. Les menantises (12) ne tardirent pas. Deux
mois aprez y eut l'enregistrement à la mairerie et, le
lendemain, le mariage à l'église, - eune noce superbe, pus
de cent personnes. Tout le pais d'Ava était là. Eune fête à
tout casser. Le père Minot était de bonne himeur et i fit
bonne mine ès gens d'Ava comme az autres. I ne groussit pas
de toute la journée, ce qui ne li était pas arrivé dépiez bé
d's années.
_______________
1. Se touchaient.
2. Individu grincheux.
3. Manivelle.
4. Grincer.
5. Flâner
6. Soupirait.
7. Se quereller.
8. Plaisanter.
9. Hêtres.
10. Malpropre, désordonné (le même mot
que garou dans loup-garou)
11. Imbécile.
12. Fiançailles.
Notre jument avait chu à genoux en d'scendant la côte de
Saint-Pierre. O trotte bé, pourtant, et o lève bé les pieds,
mais y eut un caillou, bé hasard, qui li roulit sous le
pied. Je la tenais bé, heureusement, et c'est tout juste
qu'o bitit la terre. Olle 'tait êcorchée, olle avait eu ne
petite goutte de sang au genou gauche - eune toute petite
goutte, pas pus grosse qu'eune tête d'êpingue. Je ramenis la
jument au pas, je li lavis le genou et je la mins à
l'êcurie.
Notre voisin, Jean Bouvard, qui vint la vei, me dit:
- C'est rin, qu'i dit; i n'y paraîtra pas.
O ne sera pas tarée, ou je serais bé seurprins. Tu ferais bé
tout de même de li mettre deu « réparateur» - deu réparateur
Claquet... non... Bouquet ou Fiquet. C'est un nom en « quet
» à ce que je creis. T'en trouveras à Flers. Et si tu veux
savei au juste dans queue pharmacerie, va-t'en trouver de ma
part Moussieu Quentin-Becquot, marchand d'iau-de-vie, rue de
la Boule; i s'n est servi pour san cheva et i 'nn a êté
content.
Mé v'là donc, le lendemain, parti pour Flers. Je prins un
billet d'aller et retour au train de médi et demi, de
manière à m'en reveni au quart moins de trouais heures. Je
trouvis Moussieu Quentin-Becquot qui me dit que le
médicament en question s'appelait le réparateur Roussicaut -
c'était pas un nom en « quet », comme ous vyez, mais c'était
l'ci qui fallait - et qu'oz en vendaient à la grande
pharmacerie moderne de la place Thiers. I me dit étou que
fallait prendre eune petite bouteillée de teinture Nigra et
un petit pot de Moscosine - pour mettre sus le genou de la
jument aprez que le réparateur érait fait s'n effet. I
m'espliquit que la Moscosine était eune espèce d'onguent
pour raplati le poil sus le genou de la jument, pace qué,
quand l’êcorchure serait guérie, i se pourrait co bé que le
poil repoussit de travers et qu'i restit comme qui dirait un
êpi.
Je m'n allis à la pharmacerie de la place Thiers et j'y
trouvis ce qu'i fallait, - excepté la Moscosine. Oz en
manquaient.
- S'ous voulez, que me dit le commis, an
va vous en faire veni. Ça ne demandera pas pus de huit ou
dix jours. Mais j'avons là quioque chose de bé milleu, qui
fait d'excès bé, et qui est meitié moins cher. C'est la
Moscosa.
- Ma fei, que je dis, piésque c'est milleu
et moins cher, donnez-m'en.
Je prins donc un pot de Moscosa do le réparateur et la
teinture Nigra. j'en avais en tout pour trente-deux francs,
six sous. C'était bé de l'argent pour pas gros de
marchandise. J'avais core eune bonne heure devant mei et je
m'n allis tout doucement deu côté de la gare. Quand l'heure
fut venue ou à pu prez, je passis sus la vouaie, et je
restis là à attendre le train de Montsecret. Juste à ce
moment-là v'là que je veis accouri eune femme do un
parapluie sous un bras, un pétiot sus l'autre et deux êfants
accrochés à sa cotte. O se jette sus mei, o m'embrasse :
- Qué que t'en dis, Exupère ? qu'o me dit,
et qué qu'en dit touton Baptiste ?
- Attention! que je li dis, je ne seis pas
Exupère et touton Baptiste n'est pas de mes connaissances.
- Allons! qu'o dit, ne fais pas la bête.
Embrasse-mei et embrasse tes pétiots. Embrasse Aristide.
Aristide, c'était l'ci qu'olle avait sus le bras.
- I n'est pas crâne dépiez quioques jours,
qu'o dit. Il a les vers. Embrasse-lé donc. Embrasse Vital
étou, - et Stéphanie.
Je voulais li dire core eune fouais qu'o se trompait, mais o
disait et disait tellement, qué n'y avait pas moyen de
placer un mot. O riait, o pleurait et recommençait à dire -
et fallut attendre un bon moment devant que de pouvei
m'espliquer. Quand o fut à bout d'halein-ne :
- Ous faites erreur, que je li dis. Ces
êfants-Ià ne sont pas à mei. Je ne les connais pas et je ne
vous connais pas. Lâchez-mei, s'i vous plaît.
O ne me lâchit pas.
- Ne fais pas la bête, Exupère, qu'o
disait, et prends le parapluie. Tu veis bé que j'en ai assez
de porter Aristide et de train-ner les autres.
Je ne prins pas le parapluie, ben entendu, et je li dis co
qu'o se trompait.
Mais o tenait à s'n idée. J'avais biau li répéter:
- Lâchez-mei, s'i vous plaît.
O ne me lâchait pas.
Les gens s'arrêtaient: yen avait bé quinze ou vingt à
l'entour de nous. Deux d's êfants me tenaient par eune
jambe, et lei me tenait par le cou. O pleurait, les êfants
étou. Je n'étais pas à m'n affaire, je vous le garantis. O
continuait à m'appeler Exupère et les pétiots criaient: «
Popa ! Popa ! » Non, bé sûr que je n'étais pas à la noce.
Le sous-chef de gare, qui passait par là, dit:
- Circulez!
Je n'érais pas mieux demandé que de circuler, mais y avait
pas moyen. O me tenait.
Un gros et grand moussieu, qui était là, dit au sous-chef:
- C'est un individu qui ne veut pas
reconnaître sa femme et s's êfants. C'est honteux, qu'i dit.
Eune bonne femme s'apperchit de mei étou et o dit que
c'était abominable. J'érais voulu li espliquer qu'y avait
erreur, mais lei n'tou ne voulait rin entendre. I vint un
gendarme - et, quand je le vis veni, je me pensis bé que je
n'étais pas au bout de mes pein-nes. J'essayis de
m'espliquer, mais la femme s'espliquait étou, o causait
durant que je causais et o criait à vous casser l's
oreilles. Le gendarme ne compernait rin. I se fâchait : «
Silence », qu'i disait. Mais allez donc faire taire eune
femme qui a envie de causer ! Toute une gendarmerie n'y
suffirait pas.
J'avisis à ce moment-là un de nos voisins, Ernest Boutrais,
l'adjoint de la commune.
- Tenez! que je dis au gendarme, v'là
Moussieu Boutrais, l'adjoint de Champoret, qui demeure comme
mei au village de la Bagotière. I va vous dire et certifier
que je seis vieux garçon, que je n'ai ni femme ni êfants et
que je m'appelle Etienne Fafin.
Je savais bé que Boutrais était eune sale bête, mais je ne
l'érais pas cru capable deu tour de kénaille qu’i me jouit.
I dit au gendarme qu'i ne me connaissait pas, et i s'n allit
en grichant.
Tout cela pas qu'an est pas ben ensemble, à cause d'un dreit
de passage par le haut de son pétis (1). Y a là eune viette
par où que je pouvons mener notre bestial dans la pièce d'à
côté qui a toujous fait partie de not' petit bien. Voulait-i
pas nous empêcher do passer ! Il avait mins des piquets à la
brèche deu pétis, et des ronces sus la boise; et i nous
avait chanté sottises quand j’avions arraché les piquets et
tiré les ronces. Si bé qu’on avait êté au Juge de Paix, qui
li avait dit qu'il 'tait dans son tort. C'est pour se
revenger qu'i dit qu'i ne me connaissait pas. Ah! la
kénaille ! Ça li coûtera pus cher qu'i ne creit.
Je dis au gendarme que Boutrais n'était qu'un menteux; mais
le gendarme se demandait lequeu qu'i falIait creire. Et ça
se comprend. Ah ! la kénaille de Boutrais !
Le gendarme dit à la femme et à ses trouais pétiots de
s'assire sus un banc; et i li dit, et à mei étou, qu'il
allait core essayer d'« élucider » l'affaire. Je ne
demandais pas mieux que de le laisser « élucider », pourvu,
tout de même, que ça ne durit pas trop longtemps, car il
'tait l'heure deu train ou à pu prez.
- Av'ous des papiers, qu'i me dit, des
pièces d'identité ? qu'i dit, pour me prouver comme
quoi ous êtes Etienne Fafin.
Je li rêponis que je n'érais jamais eu l'idée de prendre des
papiers pour veni de la Bagotière à Flers, - à moins de
trouais lieues. Je li espliquis pourquei que j’étais venu,
je li montris le réparateur, la teinture Nigra et la Moscosa
que j'avais achetés à la pharmacerie de la place Thiers.
Mais i secouait la tête et il avait l'air de dire que ça
n'tait pas assez pour « élucider ». La femme qui était
assise sus le banc do ses pétiots s'était levée. O sautit
sus mei et me reprint par le cou :
- Embrasse mei, qu'o dit, embrasse-mei,
Exupère, et je te pardonne.
Le gros moussieu, qui était toujous là, dit que c'était ce
que j'avais de mieux à faire. Y avait de quei perdre la
tête. Je me demandais, piésqu'o soutenait que j'étais
Exupère, si je ne ferais pas bé d'en conveni, pour me tirer
d'affaire. J'érais êté quant et lei et les êfants au Café
deu Gros Chêne, an 'nn érait prins pour un sou, - piez je li
érais dit que j'allais queri deu tabac ou des bêrioches pour
les pétiots... n'importe quei.. j'érais toujous bé trouvé le
mo-yen de m'êchapper, quitte à m'en reveni à pied jusqu'à la
Bagotière.
Le chef de gare arrivit à son tour, - un grand bel homme,
qui avait co pas l'air pus commode qu'à devei ; - et quand
le gendarme l'eut mins au courant de ce qui se passait, i
demandit à la femme d'où que s'n homme devait veni, et o li
rêponit qu'i devait veni de Condé.
- Eh bé! qu'i dit, le train de Condé ne va
arriver que dans cinq minutes.
Olle érait dû se penser que, piesque le train n'tait pas là,
Exupère ne pouvait pas y être n'tou. Mais o ne voulit pas en
dêmordre. O me tenait pu le cou, l's êfants pu les jambes,
en m'appelant : « Popa » et en poussant d's êbraits. Jamais
de ma vie ni de mes jours je n'ai entendu de quei de pareil.
Heureusement qu'Exupère arrivit, chergé comme eune mule -
eune grande valise et trouais quatre gros paquets. Il en fit
eune tête en vyant sa bourgeoise qui s'accrochait à mei !
Piez i se mint à me regarder dans le blanc d's yeux. Je crus
bé un moment que ça qu'allait tourner ma. Mais le chef de
gare li dit que c'était la faute à sa femme, qui avait la
berlue.
Durant qu'i l'embrassait et la rembrassait, sans qu'olle eût
l'idée de me dire un mot d'escuse, je montis vite dans
l’train de Montsecret. J'arrivis juste: i partait.
L'emplo-yé rouvrit eune portière et me poussit dans le wagon
vivement et co putôt brutalement. Je tombis de tout man
poids sus eune marchande de poisson de Granville, qui se
mint à crier comme un fersouaie (2). Je m'espliquis, comme
de juste, je li fis d's escuses, mais o ne décessit pas de
grousser jusqu'à Montsecret, - et p'têt' co ben aprez.
I paraît que Boutrais, dépiez ce jour-là, raconte
l'histoire, à sa manière, ben entendu, et qu'i m'appelle
Exupère. Ah! la kénaille ! Ça li coûtera pus cher qu'i ne
creit.
__________________
1. Enclos où passent les bestiaux.
2. Effraie, sorte de chouette.
LA
MÈRE PIEUPIEU
C'était eune bonne gent que la mère Pieupieu, et olle avait
eu bé deu malheur. Olle avait perdu s'n homme, qui avait êté
tué en tirant deu sable dans la carrière ès Simon; et san
gars, qui était un grand béjène (1) et un fainiant, était
parti de l'autre côté de Paris, - et an n'en avait pas
rentendu causer.
Olle 'tait ben allante, la mère Pieupieu, travaillante,
cœurue. O faisait des journées cheux l's uns et l’s autres,
a faisait des lavées, olle 'tait bonne lainsivière.
Durant l’êté, o travaillait à la ferme des Brulard, et y
avait personne à relever, comme lei, les javelles derrière
les faucheux. Olle 'tait forte comme un homme. Olle aimait
bé le café et eune bonne goutte dedans, - comme toutes les
lainsivières. L'âge vint, - et les douleurs, des douleurs
dans tous les membres. O forcit co quioque temps. Piez
fallut arrêter. Eune chance qu'olle avait un coin de courtil
derrière sa maison. Olle y faisait cinq ou six ryons de
truches, eune ou deux planches de porette, et des pois, des
choux de pomme et des choux verts. Olle avait assez de choux
pour mettre dans sa soupe; mais fallait de la graisse étou -
et deu pain, et c'est coutageux au temps d'asteure.
Piez olle avait les membres si gourds qu'a ne pouvait pus se
servi d'un louchet. C'est son voisin, le petit Croche-Patou,
qui li faisait san courtil, - et pour rin, comme de juste.
Le père Brulard occupait co la mère Pieupieu eune fouais de
temps en temps. O gardait la maison et les pétiots, - l's
êfants au gars Brulard, - quand tout le monde était dans les
champs. O n'tait pas payée, mais olle 'tait nourrie et bé
nourrie: deu bon pain, de la bonne ché, deu bon beire, -
c'est bon crû cheux les Brulard, - et deu café et de
l'iau-de-vie, de la bonne iau-de-vie que bouillait le père
Brulard.
Faut dire étou que la mère Pieupieu avait d'excès bon
appétit. O bévait et mangeait de tout - et biaucoup. Mais le
père Brulard n'était pas regardant, i la rêforçait et li
versait deux trouais bonnes gouttes dans sa moque de café et
co quioquefouais eune rincette.
Ça qu'allit bé durant que le père Brulard fut là; mais quand
i se retirit là-bas de l'autre côté de Truttemer et que san
gars print la ferme à san compte, an ne dit pus à la mère
Pieupieu de veni garder la maison. Le père Brulard li
envyait, les jours qu'o ne venait pas, eune grande êcuellée
de soupe et p'têt' co bé eune ossaille et un reste de
chantet(2). Sa bru trouvit que c'était bé deu train, - et de
la dépense.
Si bé que la mère Pieupieu allit chercher sa vie; et comme o
n'allait pas vite, o n'allait pas loin et ne rapportait
quasiment rin dans son bissa. Faut dire étou qu'an n'est pus
habitué à donner ès chercheux comme au temps d'autrefois.
Les pauvres sont râles asteure, si râles qu'an a bé deu ma à
creire qu'yen a co. La mère Pieupieu périssait de faim et de
misère. Les douleurs l'avaient reprinse, olle 'tait
quasiment demeurée; et v'là que, pour fini, a tombit malade.
An kéryait qu'o n'tait qu'enrheumée : o n'arrêtait pas de
toutre, jour et nuit. Et pas de feu, pas de bois !
Le petit Croche allait la vei au matin, devant que d'aller
en journée; i retournait cheux lei à la soirante, - quand i
s'en revenait; - et la femme à Bréquet li apportait de la
soupe. Mais a n'tait pas riche, et olle avait ben à faire do
ses k'nailles, qui étaient des varous comme an n'en veit
guère. Et a nn'avait six ! - quasiment sept : olle attendait
le septième pour la fin de mar.
Le petit Croche, qui vyait que la mère Pieupieu était bé
malade et qué n'y avait personne pour la gouverner, eut la
bonne idée d'aller dire ce qui nn' était ès dames de la
Ronceraie.
Sitôt qu'a surent dans queul état qu'olle 'tait, o firent
veni le médecin, qui dit que c'était de la bronchique et de
la faiblesse. Mme Lequeux rapproprit lei-même la maison. O
balyit dans tous les coins et racoins, a broussit, frottit,
essyit partout, - jusqu'ès vitres, qui ne l'avaient pas êté
dépiez bé d's années. Ous n'ériez pas reconnu la maison.
Deux heures aprez, le domestique apportit deu bois, deu
linge et eune quantité de provisions. N'y avait qu'eune
chose à craindre, c'est que ça n'arrivit trop tard.
Félicie, qui s'entend à gouverner les malades, n'avait co
pas bougé, mais quand i li fut dit que les dames de la
Ronceraie étaient venues vei la mère Pieupieu, a vint vite
étou. O rebalyit la maison, qui n'n avait pas besoin, o
voulit rattiser le feu et o l'êteignit d'abord en
rapperchant les tisons. O fut pus d'un quart d'heure à le
ralleumer. Piez o fit de la tisane d'hysope; et la mère
Pieupieu en but deux verrées et dit que ça n'tait pas
mauvais. Il érait co fallu beire par là-dessus eune verrée
d'iau freide pour que l'hysope fît s'n effet, à ce que dit
Félicie, mais la mère Pieupieu n'en voulit pas.
O ne voulit pas n'tou d'un lavement au miet que li proposit
Félicie. C'était un de ses grands remèdes.
Deu jour au lendemain tout le monde vint vei la mère
Pieupieu. An li envyit en deux jours pus de soupe et de
fricot qu'a n'érait pu en manger en trouais sernain-nes.
Moussieu Rombet, qui avait fait forteune dans le commerce
des vins et de l'iau-de-vie et qui avait acheté le château
deu baron Tarche, Moussieu Rombet vint li-même quant et sa
dame et ses deux demoselles, et i dit que c'était eu ne
pitié et qu'il allait s'occuper de la mère Pieupieu.
Madame Rombet et ses demoselles retroussirent leux manches
et se minrent, à leux tour, à balyer, à brousser et à
essyer, - et à changer les meubles de place. O refirent le
lit, tapirent sus 1's orillers, remuirent la couitte... La
mère Pieupieu trouvait que ça n'avait ne fin ne bout. Piez y
eut un accident. Madame Rombet montit sus eune chaire pour
êpousseter la corniche de l'armoire; et comme la chaire
était vieuille et que Madame Rombet était p'sante, la chaire
dêfoncit. Madame Rombet passit en partie à travers et roulit
jusque devant le fouyer. Olle érait pu se casser un membre.
O n'eut pas de ma. Olle eut bé de la chance ; - et la mère
Pieupieu étou, car o li donnirent eune chaire toute neuve en
place de la vieuille.
Les dames de la Ronceraie avaient envyé trouais quatre
brassées de bûches, deux bourrées, eune potée de beurre, un
pain de cinq livres et eune bouteille de vin. Moussieu
Rombet fit apporter eune demie corde de bois, quinze fagots.
trouais tourtes de pain frais, toute eune grande panerée de
bouteilles de vin rouge et blanc, un rognon de viau et deux
gros pots de confitures de gradilles... De quel ragoser (3)
eune gent bé portante et toute sa famille !
La mère Pieupieu remerciit bé Moussieu Rombet et sa dame et
ses demoselles, et, sitôt qu'o furent partis, o se levit, o
s'embarrit et o mangit. O jetit un coup d'yeu sus le rognon
de viau, et s'il avait êté cuit, o y érait bé goûté. En
attendis, o se coupit l'entamemcnt d'eune des tourtes et
mangit de bon appétit eune beurrée qu'o fit d'scendre en
bévant deux grands verres de vin rouge. Piez o passit ès
confitures, et o les trouvit si bonnes qu'o les mangit do
eune quiller à soupe et qu'o vidit les deux potées. Olle
'tait d'eune grande vie.
Pour que tout cela ne restît pas en route, a bévait de temps
en temps un verre de vin: et quand la première bouteille fut
vide, o but la seconde. Y avait deu bon feu dans la
cheminée, o se chauffit eune pause, et olle allit se
coucher.
Félicie vint vei le lendemain matin ce qu'en disait la mère
Pieupieu. La porte était barrée. Félicie tapit et retapit,
la mère Pieupieu ne li rêponit pas. Le petit Croche arrivit
là-dessus et trouvit le mo-yen d'ouvri la croisée en la
sécouant. I dêbarrit la porte et Félicie entrit. La mère
Pieupieu dormait. Y avait sus la table un reste de tourte,
deux bouteilles vides, eune troisième entamée, et eune
quiller à soupe dans un pot à confitures.
Félicie essayit de rêveiller la mère Pieupieu; mais olle eut
biau la sécouer, la pincer, o dormait toujous. Le petit
Croche fit de même et la piquit do eune êpingue. O ne bougit
pas. Moussieu Rombet et ses demoselles vinrent sus le coup
de dix heures. Sa dame ne vint pas à cause dé s'n accident :
o ne s'était rin cassé, mais olle 'tait co toute doulante. -
Quand o virent les bouteilles vides, a devinirent bé ce qu'i
s'était arrivé, et o furent au d'so de vei que la bonne
femme ne se rêveillait pas.
Moussieu Rombet, qu'avait eune grosse voix, criait de toutes
ses forces :
- Madame Pieupieu ! Madame Pieupieu !
Ses demosellcs criaient étou tant qu'o pouvaient, comme s'oz
avaient crié « au feu ». Mais la mère Pieupieu n'entendait
rin, o dormait. O dormait co à deux heures de relevée quand
les dames de la Ronceraie vinrent vei étou comment ça
qu'allait. Le médecin vint à son tour et i dit qué, plésqu'o
dormait, fallait la laisser dormi.
- Tout de même, Moussieu le Docteur, que
dit Félicie, qui était r'vénue, v'là dix-huit heures qu'o
dort ! C’est pas ordinaire.
Le médecin dit, comme lei, que bé sûr c'était pas ordinaire.
Piez il allumit sa pipe et s'n allit.
- Laissez-la cuver son vin, qu'i dit en
partant.
Les dames de la Ronceraie dirent étou que valait mieux la
laisser tranquille. Quand Félicie se trouvit toute seule do
la femme à Bréquet, o dit en joignant les mains sus s'n
estomac :
- An ne peut tout de même pas la laisser
dans c't' état-Ià. C’est eune pitié, olle est capable de
passer sans se rêveiller.
O la repincit, la repiquit par ci, par là - et combé de fois
! O la catouillit sous les pieds do eune pleume d'oie. La
mère Pieupleu ne bougit pas: o ne sentait rin. Félicie li
mint deu p'tun dans le nez : la bonne femme n'êternuit ni ne
s'êveillit.
Félicie causit co deu lavemcnt au miet; mais la femme à
Bréquet dit que ça ne ferait pas pus d'effet que le pétun
dans le nez. Si bé qu'oz en restirent dans ce par où. Y
avait vingt heures que la mère Pieupieu dormait.
Olle avait l'air de reposer, o respirait bé, o ronflait de
temps en temps, o n'avait pas l'air d'être malade.
Moussieu Rombet revint do ses demoselles et dit qu'il avait
téléphoné à un grand médecin de Caen, qui se trouvait
justénément à Condé, et que c'ti-Ià, qui en savait bé pus
long que l's autres, rêveillerait bé la bonne femme.
Oui, mais quand il arrivit, la mère Pieupieu ne dormait pus.
O venait de s'rêveiller de lei-même; et olle avait dit tout
de suite à Félicie :
- Je meurs de sé.
Félicie li donnit à beire, et li demandit s'o voulait
manger. O dit que oui. Et olle 'tait assise dans son lit, en
train de manger eune grande êcuellée de soupe de graisse do
des choux et des truches, quand Moussieu Rombet entrit do le
grand médecin de Caen. Félicie leux contit comme quouei la
mère Pieupieu avait bé mangé et bé bu, - et sans doute pus
que n'érait fallu.
- Bien, bien, très bien, que disait le
médecin.
Il espliquit à Moussieu Rombet que ça qu'avait fait eune
réaction - eune forte réaction, qu'i dit, et ci et ça, - des
grands mots qu'an n'entend pas tous les jours là le long.
Moussieu Rombet, certainément, n'en compernait pas la
meitié, mais i faisait mine de comprendre :
- Oui, oui, qu'i disait en sécouant la
tête.
Y paraît que le grand médecin de Caen li fit payer la visite
pus de deux cents francs... pour n'avei rin fait,
piésqu'olle 'tait rêveillée quand il arrivit. C'était pour
le dêrangement. Comme disait le petit Croche:
- Je voudrais bé me dêranger à ce prix-là
eune ou deux fois la semain-ne.
La mère Pieupieu fut guérie en moins de huit jours. Olle a
co quioque douleurs quand le vent est d'amont, mais c'est
rin au vu d'autefois. O va bé, et a ne chome de rin. C'est à
qui li apportera deu bois, deu cidre et de la ché, - et deu
vin, mais o ne li en donnent pus qu'eune bouteille à la
fois.
_________________
1. Ignorant et sot
2. Pain entamé, portion d'un pain.
3. Rassasier.
Tout pétiot, Hector était un êfant comme en n'en veit guère
là le long ni en place. Il 'tait fort, d'excès fort, joli
comme un coeur, frisé, i se portait comme un charme, et an
ne l'avait jamais entendu pigner. I n'avait co pas deux ans
qu'il eut le prix au concours d's êfants, à Saint-Quentin.
Ses gens n'avaient pas donné son nom, sa mère ne voulait pas
en entendre causer. O disait que ça dérait pas être permins
de faire des concours pour les pétiots comme pour les bêtes.
Et olle avait quasiment raison.
Oz allirent tout de même à la fête; et quand un des gros
moussieux de l'endreit, qui avait mins le concours en train,
vit le pétiot des Landouis, i dit :
- C'est c'ti-là qui mérite le prix et
c'est li qui l'éra.
Mais quand les femmes qui étaient là do leux êfants sus les
bras surent qu'i n'tait pas sus la liste deu concours, o
r'clamirent comme de juste, o dirent qu'i n'avait pas le
dreit d'avei un prix. Y avait là des dames de Saint-Quentin
qui n'taient pas de c't avis-là, de sorte que tout le monde
se mint à crier et à se chamailler. Ça qu'allait mal faire
et oz allaient co p'têt' bé se donner eune peignée.
Le Maire vint les séparer et les rasséguérier (1). Il eut bé
deu ma.
Landouis li dit:
- Je ne sommes pas venus pour le concours.
Je sommes venus faire un tour sus le champ de foire,
histoire de vei les baracles, les ménégiens et les loteries.
Hector était déjà loin à ce moment-là, - sus le bras de sa
mère qui l'emportait, - et d'un bon pas ! Le Maire la fit
reveni, et tout s'arrangit. O donnirent les prix comme si le
pétiot ès Landouis n’avait pas êté là : et o li donnirent, à
li, un prix hors concours, bé pus biau que l's autres, et
qui était eune pendule dorée et à globe, qu'oz achetirent
cheux l'haorloger de la rue de Falaise.
Oui, bé sûr que c'était un biau pétiot !
Et, après le concours, y eut des dames et des moussieux qui
vinrent le vei jusque de Bériouze et dé Sourdeva. O
l'embrassaient, o le chérissaient, o le chatouillaient,
fallait vei ! Et i se laissait faire, i riait toujous. Y en
avait qui li donnaient des bonbons, des tambours, des
musiques et jusqu'à des pièces de cent sous. Le photographe
de Tinchébray li fit san poltrait pour rin; et un Parisien
li en fit un autre, co bé pus conséquent et en couleurs...
An érait dit que le pétiot était en vie et qu'il allait
causer. C'était li tout craché.
Sitôt qu'i fut d'âge à aller à l'êcole, i y allit. Il
appernait d'excès bé : au bout de deux ans, i savait lire,
êcrire et compter, l'octographe, la règle de trouais et la
preuve par neuf. A dix ans, il 'tait le premier dans la
première division.
Le curé print Hector comme curotin. Et queu joli curotin !
Fallait le vei, le dimanche, do sa soutane rouge ct san
surplis tout raide et tout plissé ! I chantait comme un
rossigno, et on entendait sa voueix au dessus de celle des
chantres, à la Grand' Messe et à Vêpres.
Après ses commeunions, il allit co quioque temps à l'école ;
il apprint la jôgraphie, l'arpentage, le cubage et la
machine a vapeur. Il 'tait sciencé comme un prêtre. Il
êcrivait comme un notaire, il avait eune belle boule à
rouler.
Il 'tait toujous joli garçon - et bon garçon, - aimable do
ses gens et do tout le monde.
Quand il arrivit à ses dix-huit, dix-neuf ans, ça fut co ben
autre chose. Toutes les filles de la paroisse s'y pernaient
de manière à se trouver sur sa veie à la sortie de l'église;
et quand i leux disait « bonjou » ou un petit mot en
passant, o ne savaient où se mettre et o nn' étaient tout
heureuses jusqu'au dimanche d'aprez.
Il avait asteure eune forte voueix. C'était pus là le temps
où qu'il 'tait curotin. Il 'tait chantre, et quand il
entonnait le « Magnificat » à Vêpres. tout en tremblait dans
l'église.
Quand il allait à noce, toutes les filles le voulaient pour
cavalier, et i fut cause sans le voulei, de bé des
fâcheries. Pour tâcher de mettre la paix parmié ces
cotillons-là, il en pernait eune pour aller à l'église, eune
autre en revenant, et core eune autre à la soirante, quand
oz allaient se pourmener en attendant le souper.
Hector était fort étou, fort comme un Turc. Déjà, deu temps
qu'il 'tait à l'êcole, fallait le vei litter do les petits
gars dé s'n âge! I les mettait tous dessous, - et en riant,
sans brutalité.
Quand il eut ses vingt ans, ça fut co ben autre chose. L's
hommes les pus solides de la contrée n'éraient pas pus se
coupler à li, i l's érait mins sus le dos deu premier coup.
C'est ce qui arrivit à Thôdore Poupet, qui avait passé pas
loin de dix ans dans l'armée, qui avait été sergent et qui
connaissait la canne et le chausson. I voulit litter do
Hector, et o s'n allirent avau la route, jusque dans le pré
ès Conte.
Y avait pus de cinquante personnes à les regarder. O ne
regardirent pas longtemps. Hector attrapit et serrit dans
ses bras le grand Thôdore, qui avait cinq pieds six pouces
de haut et qui ne p'sait pas loin de deux cents (il 'tait bé
pus conséquent qu'Hector), et i vous l'êtendit tout de suite
sus l'herbe comme eune javelle de blé.
En revenant deu service, Hector était co pus fort, et co pus
bel homme. Dreit comme un I ! Ses voisins n'oubelliaient pas
qu'il 'tait là quand oz avaient à charger un tonniau de
beire. 1 ne se faisait pas périer, i venait tout de suite et
de bon cœur.
Il 'tait aimable, il avait la manière de faire plaisi az uns
comme az autres, - aimable do les vieuilles filles comme do
les jeunes, - un vrai boute-en-train dans toutes les fêtes
et ès batteries de sarrasin.
Ah! s'il avait voulu se marier! Il 'tait seul d'êfant, ses
gens avaient un joli bien - oz éraient pu vivre de leux
rentes.
Y avait co bé des filles de la paroisse à le regarder deu
coin de l'yeu à la sortie de l'église; mais y en avait
moins. Pus de la meitié s'étaient mariées.
Ses gens disaient souvent à Hector:
- Tu devrais tout de même penser à te
marier.
- J'ai le temps, qu'i rêponait, j'ai bé le
temps.
La minotière, qui était veuve, érait bé voulu d'Hector. Olle
avait déjà de l'âge, mais olle 'tait co belle femme, - et
olle 'tait riche. O trouvit le moyen de faire dire ès
Landouis par eune personne de confiance que si Hector lei
demandait en mariage, y avait bé des chances qu'o ne dit pas
« non ». La mère Landouis fit rêpondre à la minotière
qu'Hector était co jeune et qu'i ne pensait pas à se marier.
Moussieu Bergault, le grand quincaillier de Tinchébray,
l'érait bé voulu pour gendre, et sa fille qui était eune des
pus belles filles de là le long et p'têt' co bé la pus riche
n'érait pas demandé mieux que d'êpouser Hector.
Les Bergault étaient venus le dimanche d'aprez la mi-août
vei les Landouis en passant ; et aprez la collation, la
fille s'était pourmenée sous les pommiers do Hector; et les
voisins qui 1's avaient vus, par dessus la haïe, en train de
rire et de jastoiser, s'étaient dit:
- Cette fois-là ça y est.
Hector, quand on li en causait, ne disait ni oui ni non.
La fille à Moussieu Bergault ne li déplaisait pas, et li
plaisait tellement, à lei, qu'o refusit dans le moment un
notaire de l'autre côté de Sainte-Honorine.
Moussleu Bergault érait voulu que son gendre vint demeurer à
Tinchébray et se mint dans la quincaille; mais Hector aimait
mieux vivre tranquille sus sa terre et continuer à êlever
deu bestial. Hector érait pu garder les herbages, à ce que
disait Moussieu Bergault, et veni vei paître ses bêtes à
cornes deux trouais fouais la semain-ne; et les Landouis
disaient étou que ça se pouvait. Hector, li, ne disait rin ;
et pour en fini, i ne se décidit pas.
L'année d'aprez, y en eut eune autre qui se mint en tête de
l'êpouser ; et ça seurprint tout le monde. C'était la
baronne de Brousseville. Olle 'tait veuve et riche comme
Crésu : quinze ou vingt millions de forteune, qu'an disait.
Olle avait cinquante ans et olle en portait bé pus. Olle
avait biau se peinturer la figure et mettre des belles robes
de soueie - olle en changeait tous les jours et
quioquefouais pus souvent - c'était eune vraie vision, - à
faire peux à eisiaux.
Olle invitit Hector à aller la vei. Hector 'y allit : i ne
se mêfiait de rin. Olle 'tait peinturlurée pus que jamais et
olle avait eune robe à queue - eune queue de trouais pieds !
- et à un moment qu'Hector ne faisait pas attention, i pilit
dessus. Mais o se mint à rire et o li dit que ça ne faisait
rin. Olle emmenit Hector dans le salon et le fit chanter
durant qu'o faisait aller le piano, piez o li ôfrit à diner,
piez o s'n allirent se pourmener dans les jardins et o li
serrit lei-même des bouquets. O le rinvitit si souvent que
les gens en causirent, et qu'Hector commencit à se mêfier.
Les neveux de la baronne, qui étaient banquetiers à Paris.
surent bêtot étou ce qui se passait. O vinrent cheux les
Landouis et o leux en dirent ! mais co pas tant
qu'oz éraient voulu, car la mère d'Hector, qui avait la tête
prez deu bonnet et la langue bien pendue, se fâchit tout de
suite et leux en dit, lei, bé pus qu'o n'en voulaient. O
leux dit, pour fini, qu'olle avait d'fendu à Hector de
remettre les pieds au château; et qu'o mourrait de honte
d'avei pour bru un vieux quercan comme c'te vieuille folle
de baronne. Ah! O leux fit vei qu'o n'avait pas sa langue
dans sa pouchette. Les banquetiers éraient co voulu
r'pliquer, mais y avait pas moyen de placer un mot. O s'n
allirent comme des péteux.
Oz essayirent de faire interdire leux tante. Oz allirent à
Damfront, à Caen et p'têt' co ben autre part, mais ça ne
leux servit à rin.
La baronne ne fut pas interdite. O vendit son château de
Brousseville, se retirit à Paris; et, devant que de se mouri
de chagrin de ne pas avei êpousé Hector, o déshéritit ses
neveux et donnit tout son fait à un hopita.
La minotière s'était mariée do son domestique: les filles de
la paroisse et d's environs qui comptaient sus Hector se
lassirent d'attendre et finirent par se marier étou d'un
côté et de l'autre. La fille deu quincailler avait épousé un
grand bilouin qui demeurait à côté de cheux lei, qu'o
connaissit dêpiez s'n êfance et qui avait été, comme lei,
êlevé dans la quincaille.
Hector avait pus de trente ans. I se portait bé, il 'tait
toujours bel homme; mais i ne se mariait pas. Ses gens et
ses amis li disaient souvent qu'il 'tait tout de même temps
d'y penser...
- J'ai le temps, qu'i disait, j'ai bé le
temps.
En attendis i perdit père et mère, et, quand i se trouvit
tout seu dans la grande maison, i se demandit s'i n'érait
pas mieux fait de prendre femme. Il avait un domestique et
eune servante, qui étaient mariés, pour l'ainder à soigner
le bestial et pour faire son ménage; mais ça n'allait pus
comme deu temps où que ses gens étaient là do li.
L'âge venait. Hector était toujous dreit et solide, - bonne
mine, bon appétit; mais i commençait à se senti gourd, et
ses cheveux devenaient gris ou s'n allaient. Quand il 'tait
rasé, bé peigné, et qu'il avait sa veste deu dimanche, il
'tait co bel homme, mais i n'tait pus jeune. Et i le vyait
bé li-même.
Il 'tait moins gai étou, i se forçait co quioquefouais pour
retrouver un brin de sa bonne himeur, mais ce n'était pu de
la vraie bonne himeur. An ne l'invitait pus n'tou d'un côté
et de l'autre comme dans le temps.
I se pourmenait souvent dans le courtil, les mains derrière
le dos, le nez baissé et en causant tout seu.
Sa servante n'en revenait pas, et, eune fouais qu'o
rencontrit Manon Frottier, o li en fit part.
- S'i cause tout seu, que dit Manon, c'est
qu'il a envie de se marier. Je me doutais bé que ça finirait
par là un jour ou l'autre.
- Il est heureux comme il est, et il est
déjà vieux pour se marier, que dit la servante, qui tenait à
sa place et qui avait peux de la perdre si Hector pernait
femme.
Manon Frottier, qui était bérouettière, n'était pas de c't
avis, ben entendu. O vint dans la relevée trouver Hector et
li ôfrit de li chercher chaussure à son pied. Hector se mint
à rire et li dit:
- Si j'ai bésoin de vous, Manon, qu'i dit,
je vous ferai signe ; mais ne vous dêrangez que si je vous
enveie queri.
L'affaire en restit dans ce par où. Hector continuit à
tônyer dans le courtil, les mains derrière le dos. Et i
causait tout seu pus que jamais.
Quioque temps aprez, un venderdi, i se mint sus son
dimanche, et le v'là parti sans dire où qu'il allait.
La servante se pensit :
- I va chercher femme ou bé i perd la tête.
Pour lei c'était la même chose. C'est souvent cela étou.
I s'n allit par les bau chemins et les viettes jusque cheux
Mademoselle Paillet, qui demeurait au village de La
Houpetière, à l'autre bout de la commeune. Il entrit comme
qui dirait pour li dire bonjou en passant; et il eut co la
chance de la trouver toute seule, Naïse, sa servantc, était
en train de sercler eune planche de sersifis.
O causirent deu temps qu'i faisait, deu prix des pommes, deu
bestial qui ne se vendait pas et de bé d'autres
choses... Tout en causant, Hector regardait
Mademoselle Paillet. Olle 'tait ben habillée, - eune belle
robe grise et un petit tabellier à fleurs, et tout cela
était net ct propre, - rin ne grigeait (2). I la trouvait
putôt vieuille tout de même, pus vieuille qu'à l’ordinaire.
Piez i se pensit qu'il faisait p'tet' le même effet.
I li fit des compliments sus sa maison, qui était, à ce qui
dit, eune des pus belles et des pus conséquentes d's
environs, piez petit à petit il en vint à li dire que
c'était eune position bé retirée pour eune gent comme lei,
qui n'avait que Naïse comme compagnie.
- M'est avis, Palmyre, qu'i li dit, - car
i l'appelait toujous par son nom de baptême, et o se
tutoyaient - oz étaient d'eune âge et oz avaient été au
catéchime ensemble - m'est avis que tu deis t'ennyer de
temps en temps... T'érais dû te marier.
O se mint à rire et o li dit que le conseil venait putôt
tard, et Hector li réponit qu'i n'tait jamais trop tard pour
bé faire.
Il est sûr et certain que si Hector l'avait demandée quand
olle avait vingt ou vingt-cinq ans, o ne se serait pas fait
périer. Mais il avait passé bé de l'iau sous le pont de la
Houpetière dépiez ce temps-là.
- Et eune supposition que je te demandisse
asteure, que dit Hector en riant.
Palmyre se rembreunit tout de suite; et o jetit à Hector un
coup d'yeu qui li fit à pu prez l'effet d'un coup de trique.
Hector ramarrit les choses comme i put; i dit que c'était
histoire de causer... et qu'i joçait (3). ll et qu'l serait
au d'so de li faire deu. Palmyre li dit étou qu'o ne li en
voulait pas... Olle ôfrit à Hector un petit verre de
preunelle qu'olle avait faite lei-même do de la toute
vieuille... Hector li en fit des compliments, comme fallait,
- mais i n'tait pas capable de goûter à ce moment-là. O se
séparirent là-dessus en amis comme devant.
Hector s'n allit de la partie cheux le grand Victor Lamare.
I cherchait femme et i voulait en trouver eune devant que de
rentrer cheux li.
Tasie, la fille de Victor, était un brin jeune pour li, cet
olle 'tait loin d'avei de la forteune comme Palmyre: mais
olle avait de quei tout de même ; Piez c'était eune belle et
bonne fille, travaillante et qui avait de l'agrément.
I trouvit le grand Victor à côté deu pits, en train
d'aberver sa jument, et li dit tout de suite pour quei qu'il
'tait venu. I n'y allit pas par quat' chemins : i voulait en
fini. Victor n'y allit pas n'tout par quatt' chemins : i
rêponit à Hector que Tasie était trop jeune et que ça ne se
pouvait pas. Hector n'en demandit pas pus long, I donnit
eune poignée de main à Victor et s'n allit grand train
devant que la jument eût fini de beire.
I ne rentrit pas cheux li. I voulait trouver femme premier
que de rentrer.
I montit la côte et s'n allit tout droit cheux Clément, le
cherpentier, qui demeurait au Mesnil-Blot, dans eune
vieuille cassine do un plâtris au bout. Clément avait toute
eune poussinnée d'êfants, - pas loin de la douzain-ne - et
1'aîn-née, Charlotte, qui avait dans les dix-huit dix-neuf
ans, était, de l'avis de tout le monde, la pus jolie fille
de la paroisse - eune belle et forte fille comme an n'en
veit guère. Ah! o n'avait pas bésoin de faire des frais de
toilette pour être belle. Les filles deu notaire avalent
biau porter des robes de soueie, des chapiaux à pleumcs ct à
ribans et des petits souliers vernis qui cultaient, o ne
faisaient pas d'effet à côté de Charlotte Clément, même
quand olle 'tait dans son tous-les-jours, do eune cotte de
droguet et eune paire de sabots à collet.
Ses gens n'avaient rin et avalent bé deu ma à gan-gner 'eux
vie. Le père cherpentait et r'liait les tonniaux, la mère
allait à journées, faisait des lavées et toute espèce de
grosse ouvrage, Charlotte faisait le ménage et soignait les
pétiots. Bé sûr qu'o ne demanderait pas mieux que d'êpouser
Hector.
Clément, qui travaillait dans le plâtris, fut tout surprins
en vyant arriver Hector qui n'avait jamais mins le pied
cheux li. Hector li espliquit tout de suite pourquei qu’i
venait; et Clément en restit tout jugé, les bras li en
tombirent. I dit qu'i voulait bé, li, et que sei fille
voudrait ben étou.
1 s'n allit queri Charlotte, qui était dans le fond deu
jardin do l's êfants. Mais o ne vint pas : o dit qu'o ne
voulait pas d'Hector, qu'olle avait donné sa parole à Ugène,
le savetier de Pontherembout et qu'o n'en voulait pas
d'autre que li. La mère Clément, qui rentrit au moment, eu
biau la périer et la suppellier, o ne cédit pas. Tout cela à
cause d'Ugène, un bégaud et un maladreit qui n'avait jamais
pu apprendre à faire eune paire de souliers et qui les
ramarralt fallait vei comme ! un fainiant qui était pus
souvent à tendre des laçons et à pêcher la téruite qu'à
tirer sus le ligneu !
Les Clément dirent à Hector:
- O ne veut pas, olle est alordée (4),
La mère Clément dit co :
- O changera p'têt' d'avis; et si en cas,
an vous le ferait dire.
- Non, que dit Hector, ne vous dêrangez
pas. Piésqu'o ne veut pas, c'est eune affaire entendue.
Il arrivit cheux li pour la soupe, et sa servante trouvit
qu'il 'tait de bonne himeur. O ne vyait pas qu'i s’forçait.
Le lendemain i se pourmenit dans le courtil quasiment toute
la journée, les mains derrière le dos. Le surlendemain i dit
qu'i partait en voyage pour quioques jours; et i partit sans
dire où qu'il allait.
Durant ce temps-là, les gens avaient apprins qu'il avait
demandé en mariage, le même jour, la fille au grand Victor
et celle à Clément et, bé hasard étou, Mademoselle Paillet.
Ah! Il en fut dit ! An ne revit pas Hector au bourg; et
quand i revint de voyage, au bout d'eune huitain-ne de
jours, i vendit tout son bien, sa terre, sa maison et son
mobilier. Et, sitôt que ses vendues furent faites, i s'n
allit sans dire à revoir à personne et sans dire où qu'i se
retirait.
Les gens surent par aprez qu'il avait acheté eune maison
dans le pais d'amont, de l’aut' côté de Caen. Il 'tait
toujous vieux gars, i vivait tout seu, comme un loup, et i
passait d's heures à se pourmener dans san courtil, les
mains derrière le dos.
1. Apaiser, remettre d'accord.
2. Ne faisait de plis.
3. Plaisantait.
4. Toquée.
Le père Simon demandit à sa femme:
- Où qu'est Casimir ?
- Je n'en sais, ma fei, rin. Je l'ai vu
tônyer, ya un moment, deu côté de la grange.
Casimir était leux domestique: un grand biloin, fort comme
un boeu, bête comme eune oie et qui n'tait bon que pour la
grosse ouvrage.
Le père Simon allit jusqu'au sieu de la porte et i l'appelit
:
- Hé! Casimir !
- Aouh !
- Où que t'es ?
- Dans la grange.
- Quei que tu fais ?
- Rin.
- Comment! Rin ?
- J'ai fait tout ce qu'ous m'avez dit de
faire. J'ai fini.
- As-tu rêtoupé la haïe au fond deu jardin
?
- Oui.
- As-tu fait la litière ?
- Oui.
- As-tu abervé la jument ?
- Oui.
- L'as-tu êtrillée et broussée comme i
faut ?
- Oui.
- As-tu monté dans le tas pour tirer deu
fein ?
- Oui.
- Viens-t'en par là. J’ai bésoln de tei.
Casimir s'en vint tout doucement - I n'tait jamais pressé -
et le père Simon li dit :
- Tu vas tirer tes sabots, couler tes
souliers et passer eune blaude propre, piez t'n aller queri
un viau cheux Moussieu Bidy à la Grand-Poterie, de l’aut'
côté de Vieux-Mesnil. Tu pourrais aller au raccours par le
bout de l'étable à Moigneau et prendre la viette deu pré
Robert, qui te mènerait ès Champs-Paissons qui sont en
gachère et qui donnent sus la ruette ès Dames qui longe le
bas deu jardin à Moussieu Bidy; mais je te connais, tu
t'éguérerais. Vaut mieux suivre la route. Tu vas demander
ton chemin au bourg. C'est bé commode à trouver. Cheux
Moussieur Bidy, à la Grand-Po-te-rie. C'est à main gauche, à
moins de trouais quarts de lieue, - et y a un chemin vécina.
T'as bé comprins. Répète que je veie.
Casimir répétit. Il avait comprins.
- Attends ! Je n'ai pas fini, que dit le
père Simon. Tu vais aller tout dreit et t'en reveni tout
dreit. Tu vais dix-heurer devant que de parti. La baronnette
est haut, le vent est d'amont, i va faire chaud. Si t'as
sei, eu peux arrêter à Vieux-Mesnil en al-lant pour beire
eune chopine ou eune pinte, et manger un demi garrot. Mais
reviens tout dreit. T'entends bé ? Tout dreit. An va t'ôfrl
à beire et à manger cheux Moussieu Bidy, an va te rêforcer.
Ne prends rin, - rin en tout. Je connais Moussieu Bidy, i te
saoulerait. Tu vais te livrer deu viau brengé que je li ai
acheté et t'en reveni tout dreit, - tout dreit. Et pour le
cas où que t'érais sei en revenant, mets dans ta pouchette
eune demie douzain-ne de peires de Jaunet. Répète que je
veie si t'as comprins.
Casimir rêpétit co. Il avait comprins.
- Si an t'ôfre de monter dans eune
chérette le long de la route et d'attacher le viau au cul de
la chérette, remercie poliment, - seis poli, Casimir, - mais
ne monte pas, sans quei i pourrait t’arriver ce qui arrivit
à la mère Quatre-Écus. O s'en revenait de Sourdeva do un
biau béton qu'o menait par un lien.
Gliaume Patry, qui était en voiture, rattrapit la mère
Quatre-Ecus et la fit monter. Oz avaient attaché le viau
derrière. I commençait à faire nuit. Le cheva n'allait qu'au
pas à cause deu viau ; mais Gliaume avait bu bé deu café
dans la journée, la mère Quatre-Écus étou. Si bé qué Gliaume
oubelliit le viau, et i touchit san cheva qui se mint à
trotter. La mère Quatre-Écus s'était endormie et ronflait à
côté de Gliaume. Le cheva passit deu petit trot au grand
trot et le viau avait bé deu ma à suivre. I ne suivit pas
jusqu'au bout : quand oz arrivircnt à Tinchébray, i ne
restait pus que le lien deu viau au cul de la chérette. Ne
ris pas, Casimir. I érait pu t'n arriver autant.
Rappelle-tei l'histoire deu faisan.
Le père Simon n'eut pas bésoin de la conter. Casimir n'avait
pas oubellié le coup qu'o li avaient joué le jour où que le
cousin Chartier de Sous-le-Mont de Cerésier li donnit un
lièvre et un faisan pour le père Simon. I les apportait ben
enveloppés de paille dans eune bourriche, - et la queue deu
faisan dépassait par un bout. Mais Casimir qui avait sei,
comme il li arrivait co souvent, entrit à l'auberge de la
Brévaudière. Et i s'y trouvit les deux gars Fosseret de la
Gricherie et le domestique à Moussieu Marogne, le marchand
d'iau-de-vie. O firent beire Casimir: et, durant qu'i bévait
et feumait, o li subtilisirent le lièvre et le faisan.
Casimir ne s'aperçut de rin : les pleumes deu faisan
dépassaient co.
Oui, mais quand le père Simon dêfit la bourriche, i n'y
trouvit qu'un chat crévé, - sau' vot' respé, - eune moitié
de brique, eune grosse truche et les pleumes deu faisan
piquées dedans. Non, bé sûr que Casimir n'avait pas oubellié
l'histoire; et i ne tenait pas en tout qu'an li en causît.
Casimir fit dix-heures, mint sa blaude, coulit ses souliers;
et le père Simon li fit co ses recommandations. Piez i li
donnit un lien pour ramener le viau.
- Cache-lé sous ta blaude, qu'i dit.
- Le viau sous ma blaude? que dit Casimir.
- Le viau sous ta blaude! Non, grand
béjène... le lien qué v'là, lé lien que je te donne pour
ramener le viau. Si Moussieu Bidy t'en donne un, laisse
c'ti-là sous ta blaude. Bidy peut bé mc faire cadeau d'un
lien: 1 m'a vendu le viau assez cher. As-tu comprins,
Casimir?
Casimir clignit de l'yeu ct se mint à rire: il avait
comprins.
Le v'là donc parti grand train amont la route pour
Vieux-Mesnil, do un gros bâton noutu et le lien sous sa
blaude. I faisait chaud et Casimir allait vite, si bé qu'il
eut sei devant que d'arriver au bourg. Il entrit dans la
première auberge, but eune pinte de mauvais beire iauloux et
su comme vesne de loup. Mais Casimir avait sei, i vidit sa
pinte quante même. I demandit son chemin pour la
Grand-Poterie et vingt minutes aprez, il 'tait chez Moussleu
Bidy qui li ôfrit de beire un verre de beire et de manger
eune bouchée, comme avait dit le père Simon. I le rêforcit,
sa bourgeoise étou. Mais Casimir rèponit :
- Merci, non, merci. Donnez-mei le viau
qué je m'en vais-je tout de suite. Je seis pressé.
Donnez-mei le viau, - et un lien, s'i vous plait.
- Comment ! un lien ! que dit Moussieu
Bidy. J'ai vendu le viau assez bon marché pour te le livrer
sans lien. S'i te faut un lien, va dans la grange et
fais-en un en paille. C'est tout ce que je peux t'ôfri.
Si bé que Casimir fut obligé de tirer de dessous sa blaude
le lien qu'il avait apporté.
- Ah! que dit Moussieu Bidy, t'es pus
kennaille que je ne kéryais.
C'était la première fois que Casimir entendait un compliment
de c'te espèce-là. Il en fut tout aise.
il s'n allit de la partie en train-nant le viau. I passit
devant les auberges deu bourg et i les vit bé. I les
regardit deu coin de l'yeu, mais an li avait dit de s'en
reveni tout dreit : i n'arrêtit pas, i mangit ses peircs de
jaunet.
En arrivant au carrefour des Longs-Pérlaux, il arrêtit
devant le café Pringault. Il 'tait mort de sei, le viau
étou. Oz en jonflaient tous deux. Y avait au bout de la
maison, à côté deu pits, eune grande auge en pierre toute
pleine d'iau. Casimir allit à la porte de l'auberge et dit à
la mère Pringault :
- Servez-mei eune pinte de beire durant
que je vais aberver le viau.
Il abervit le béton et revint à la porte :
- Apportez-mei la pinte et un verre, qu'i
dit. Jc n'enter' pas, je seis pressé.
- Entrez et assiéz'ous deux minutes, que
dit la mère Pringault. Y a un anniau à côté de la porte où
qu'ous pouvez attacher vot' viau.
Casimir fut core un moment devant que d'entrer. I restait là
à se gratter la tête.
- Si ça ne vous fait rin, qu'i dit, je
vais entrer et m'assire et ous allez me passer le lien par
la croisée. Ça se peut: le lien est long.
I se rappelait comment qu'o li avaient subtilisé le faisan
et le lièvre à l'auberge de la Brévaudière. I se méfiait, et
i se pensait en li-même que c'était co pus sûr de teni le
viau do san lien que de l'attacher à l'anniau.
Il entrit donc à l'auberge, et la mèrc Pringault, qui riait
de tout san cœur, li passit le lien par la croisée.
Casimir se trouvit là en pays de connaissances, do l's
ouvriers cherpentiers de Moussieu Maziêre qui étaient venus
faire un hangar dans l'herbage ès Basselin, les marchands de
bestiaux.
- Tiens! té v'là Casimir! Qué que l'en dis
? Qué que tu fais là le long ?
Et o ne manquirent pas de se moquer de li pace qu'i tenait
le lien de san viau par la croisée.
- As-tu peux qu'an te le vole, ton viau ?
S'il 'tait dans eune bourriche et que sa queue dêpassit, ça
se pourrait co bé.
Pace que faut vous dire que tout le monde avait su dans la
contrée le tour qu'oz avaient joué à Casimir à la
Brévaudlère. Les cherpentiers li on ôfrirent pour un sou. I
but, i feumit, mais i se mêfiait ; i ne lâchit pas le lien.
Quand i se levit pour parti, i regardit par la croisée... et
qué qu'i vit au bout deu lien ? - Un âne. Y avait pus de
viau. Y avait un âne. Il en restit tout jugé, comme ous
pensez. Y avait de quei étou : et, deu coup, i lâchit le
lien.
Les cherpentiers, ben entendu, avaient co l'air pus êtonnés
que Casimir. O disaient que c'était, bé sûr, un tour de
sorcellerie. I ne manquait pas de sorciers ès Longs-Périaux,
sans causer de la mère Mourette qui souff1ait les brûlures
et touchait le carret. Olle 'tait bé capable d'avei changé
le viau en âne. C'était un vieuil âne tout pelé, maigre
comme un clou, et qui baissait le nez, l'air aussi d'solé
que Casimir.
- C'est un grand malheur, - an ne peut pas
dire le contraire, - que dit un des cherpentiers, mais il
érait co pu être pus grand. Veis-tu, man pauv' Casimir, que
t'aies êté changé en âne! Tu n'érais jamais pu emmener le
viau.
- Et piez, que dit un autre, si l'âne ne
vaut pas le viau, 1 vaut mieux que rin. I peut rendre
service au père Simon.
Casimir ne les êcoutait solement pas. I vyait bé qu'o
riochaient et qu'o se moquaient de li. I sortit de
l'auberge, regardit tout à l'entour de la maison, par-dessus
les haïes... I n'aperçut pas le viau.
- Emmène l'âne, et monte dessus, que dit
un cherpentier, ça va te dêlasser. Et si l'âne se rechange
en viau, n'oublie pas de d'sccndre car le père Simon ne
serait pas content de te vei arriver à califourchon sus eune
bête à cornes.
Casimir emmenit l'âne, mais i ne montit pas dessus.
Quand le père Simon le vit do l'âne qu'i train-nait par la
longe:
- Un âne! qu'i dit. C'est un âne qu'o
t'ont livré cheux Moussieu Bidy ?
- Non, que dit Casimir, o m'ont bé livré
un viau, mais v'là ce qui s'est arrivé.
Et i contit l'histoire de bout en bout.
- Je t'avals pourtant dit de t'en reveni
tout dreit et je t'avais d'fendu de t'arrêter az auberges.
- Je sais bé; mais je tenais le lien par
la croisée.
- Nous v'là bé ! que disait le père Simon.
Je n'avions qu'un âne et j'en avons deux asteure. Qué qu'i
êté fait deu viau ?
Casimir n'en savait pas pus long là-dessus que le père
Simon. I dit tout de même - comme les cherpentiers, - qu'un
âne valait mieux que rin... qu'un âne pouvait rendre
service.
- Eh bé, rends-mei le service d'atteler la
jument... et tout de suite. Je vais aller ès
Longs-Périaux... et si je n'y retrouve pas le viau, je
repasserai par la gendarmerie.
Casimir attelit vite et le père Simon partit tel qu'il
'tait, - dans son tous-les-jours, un vieux chapiau de
paille, eune vieuille blaude de lacet et eune culotte toute
rapiécetée. Il emmenlt quant et li Casimir, qui était mort
de faim et de sei, et qui n'eut solement pas le temps de
manger eune croûte et d'avaler un verre de beire.
Comme o montaient la côte, o rencontrirent le gros Cinot, le
rétameux, qui leux fit signe d'arrêter. Oz arrêtirent et
Cinot leux dit qu'il allait queri s'n âne.
- C'est votre imbécile de domestique qui
l'a prins et emmené, qu'i dit. Il avait bu do les
cherpentiers ct il 'tait saoul, brûlé, incendié perdu.
Fallait étou qu'i 'nn eût eune fameuse gestée pour prendre
un âne pour un viau.
Sus quei Casimir dit que c'était des menteries, qu'il 'tait
récent comme un homme à jeun.
- I n'a pas bésoln d'être saoul pour être
bête, que dit le père Simon ; mais où qu'est le viau ?
- Cheux la mère Pringault, dans l'êcurie
où qu'était m'n âne.
- C'est bon, j'y vals mei-même, car si j'y
renvyais Casimir, i serait capable, ce coup-là, de me
ramener eune bique.
Durant que le gros Cinot allait queri s'n âne qu'oz avaient
laissé sous les pommiers, le père Simon allit queri le viau
qui l'attendait dans l'êcurie.
Les cherpentiers se trouvirent là, ben entendu, et o
contirent l'histoire à leux manière. Quand oz avaient vu
Casimir emmener l'âne en place deu viau, o li avaient dit, -
à ce qu'o dirent :
- Quel que tu fais donc là, Casimir ? Tu
te trompes de bête. C'est un âne que t'emmènes. Tu confonds,
Casimir.
I leux avait rêponu que c'était un viau ; et i n'avait pas
voulu en dêmordre, - à ce qu'o disaient.
Piez o s'êgoulalent de rire: o riaient à s'en teni les
côtes. La grosse mère Pringault riait comme eux: o 'nn était
sécouée de la tête aux pieds, o 'nn était noire. Et le père
Simon, qui était content d'avei retrouvé san viau, riait
étou - et de bon cœur. N'y avait que Casimir qui ne riait
pas.
Casimir restit co longtemps dans sa place. Il 'tait bé
soigné, bé nourri, ben abervé, - y avait deu bon beire cheux
les Simon ! - mais i ne gan-gnait pas grand' chose; et
chaque fois qu'i demandait de l'aoucomentation, le père
Simon li disait:
- Ça ne se peut pas, Casimir. Je te paie
déjà trop cher; je ne peux pas donner pus à un bâte-la-vache
incapable d'aller queri un viau.
Lôpol arrivit cheux Coralie au moment qu'olle allait faire
sa galette. Olle avait dêtrempé la fIeu de sarrasin do le
lait bèclé (2) dans eune grande terrine, et o battait un
blanc d'oeu dans eune êcuelle do eu ne fourchette en fer. O
n'arrêtit pas et o dit à Lôpol :
- Assis-tei, Lôpol, assis-tei, qu'o dit.
Lôpol print eune chaire et s'assiézit. Piez i se mint à
toutre deux trouais fouais, comme s'il avait êté enrheumé...
- V'là deux temps chaud, qu'i dit. Y avait
de la bérouée à matin, mais le temps s'est vite renclairci;
et sus le coup de huit heures i faisait déjà chaud. Quand
j'ai regardé le co, j'ai cru qu'il 'tait sus Landisa et je
me seis dit : c'est de l'orage, i va co en veni. Mais je me
trompais, je pernais la queue deu co pour son bè. Le vent
est d'amont. An entend les trains. C'est deu bon temps, les
blés vont êpier.
Coralie, tout en battant le blanc d'oeu dans s'n êcuelle, se
pensait que Lôpol ne venait pas la vei pour li dire qu'i
faisait bon temps; et Lôpol se pensait ben étou que Coralie
devait se le penser.
- A perpos, Coralie, que dit Lôpol, je
voulais te dire un petit mot en passant. I paraît que le
père Courteille va vendre les Champs-Paissons. O sont loin
de cheux li et i se vieuillit. Il est doulant, il a le sang
à la tête et l’s yeux li pleurent. An dirait que c'est
l'iau-de-vie qui li ressort par là. Ah ! i 'nn a bu étou. Y
a dix ans i 'nn érait avalé trouais petits pots d'affilée
sans cilleter. I ne beit pus, i ne peut pus. Il est usé. Il
a eu comme qui dirait un coup de sang le jour Cension. Je
l'ai rencontré lundi sus la place deu Crochet à Tinchébray
et i m'a dit qu'il allait vendre les Champs-Paissons et les
trouais vergées de pré qui sont au-dessous. Tu sais aussi bé
que mei que c'est de la bonne terre, et je me seis dit que
je ferions bé d'acheter les Champs-Paissons tei et mei - à
nous deux ensemble - enter' nous deux.
- Comment enter' nous deux, qué dit
Coralie, qui continuit quante même à battre le blanc d'oeu.
- Oui, enter' nous deux... mais il
faudrait d'abord qu'an se marie pour bé faire.
- Par ainsi, que dit Coralie, tu viens me
demander en mariage ?
Olle avait arrêté de battre le blanc d'oeu : il 'tait monté;
et durant qu'o mouvait tout ensemble dans la terrine:
- Dé c'té manière-là, que dit Lôpol, an
ferait de ton bien, deu mien et des Champs-Paissons tout un
aplatibo (1). J'érions eune belle propriété d'un tenant
comme an n'en veit guère là le long. T'as de l'argent,
Coralie, t'as de l'argent cheux le notaire.
- Quei que t'en sais ? C'est-i li qui te
l'a dit ?
- Non, c'est pas li. Je le sais tout de
même... Mais pour en reveni ès Champs-Paissons, si je les
achetons, faudrait que tu donnes pus de la meitié deu prix.
- Pourquei ?
- Pace que j'ai pus de bien que tei, et
que si tu paies les deux tiers ou les trouais quarts des
Champs-Paissons, je nous trouverons sus le même pied, comme
faudrait pour nous mettre à ménage.
- T'arranges tout cela à t'n idée, Lôpol.
- M'n idée est bonne, Coralie. N'en cause
pas. Sans quei le père Courteille ouvrira l'yeu. S'i savait
que c'est pour faire un aplatibo, i nous demanderait vingt
mille francs de pus. Piez enter' nous, Coralie, - vaudrait
mieux que tu te maries. T'as un jeune domestique. Les gens
causent. I ne manque pas de mauvaises langues là au travers,
tu le sais aussi bé que mei.
- Si en cas, que dit Coralie, tu n'érais
pas dû attendre pour me le dire. Et je gagerais que, sans
l'aplatibo, tu nn'érais jamais ouvert la bouche. T'es malin.
Lôpol, mais pas core assez. Tu voudrais que je te paye les
Champs-Paissons et que je m'en vais-je remplacer ta vieuille
servante qui n'est pus bonne à rin. J'y veis clair. Si
j'achetions les Champs-Paissons de meitié, meitié par
meitié, an pourrait p'têt' vei... Et core à eune
condition... à condition que tu prennes eune autre servante,
pace que mets-tei bé dans la tête que je ne voudrais pas
avei pus de ma cheux tei que je n'n ai cheux mei.
- Eune servante! au prix où qu'o sont
asteure ! Ça ne se peut pas, Coralie. Ça serait eune ruine.
- Je voudrais étou que tu mettes eune
pompe à ton pits qui est d'excès fond. C'est pas mei, en
tous cas, qui tirerais de l'iau à un pits comme c'ti-là.
- Eune pompe ! C'est coutageux. Queux
frais !
- Y a core autre chose, que dit Coralie.
Si an se mariait. an se marierait sous le régime de la
séparation; et la meitié des Champs-Paissons serait à mei,
comme de juste, piésque j'en érais payé la meitié de ma
monnaie. Mais, d'abord et d'eune, mets-toi bé dans la tête
que je n'entends pas être ta servante.
- T'aimes mieux être la servante de
Prosper, ton domestique. Veux-tu que je te dise, Coralie, tu
finiras par te marier do li.
- Ça ne te regarde pas, - et c'est man
dreit.
- C'est vrai. T'aurais tort tout de même.
- T'as tort étou de me dire des raisons...
- Réfléchis, Coralie.
- C'est tout réfléchi. Restons-en dans ce
par où, et laisse-moi faire ma galette.
Lôpol s'n allit de la partie en baissant le nez et en se
pensant qu'y avait bé des chances pour qué l'aplatibo ne se
fit pas co tout de suite.
I continuit à vivre en vieux gars do Norine, sa vieuille
servante, eune bonne gent, et qu'i ne payait pas cher, mais
qui ne li rendait guère service. O demeurait dans eune
petite cassine qui était à lei, à un bon quart de lieue de
là, au village de la Foutelaie. Olle arrivait tous les
matins cheux Lôpol en temps et en heure pour êfleurer le
lait, et barreter quand i fallait, et aller au douet. O s'n
allait après le dix-heures pour affourrer sa volaille et
sercler san coin de courtil: et o ne revenait qu'à médi ou
médi et demi pour li faire à dîner. La relevée, o s'en
retournait co cheux lei; o revenait pour la collation et
repartait à la breune quand olle avait trempé la soupe à
Lôpol et mangé la sienne. O ne faisait la lavecinée que le
lendemain.
Et do tout cela, y avait guère do semain-nes qu'o ne partît
d'un côté ou de l'autre. Olle allait vei sa soeu à
Vieussoui, sa nièce à Saint-Germain: olle allait vei la
chanoin-ne Poulard, cheux qui qu'olle avait été servante à
Vire et qui s'était retirée à Truttemer ; olle allait passer
un jour ou deux cheux eune vieuille dame de Damfront qui
avait perdu la tête, et cheux bé d'autres qui ne tenaient
pas à sa visite comme o le kéryalt ou faisait mine de le
creire.
Piez c'était des vyages à n'en pus fini. Olle allit eune
fois jusqu'à Jérusalem. C'est la vieuille dame de Damfront
qui li avait donné de quei y aller, qu'i paraît. Lôpol
faisait la grimace et groussait, mais fallait ben en passer
par là.
Quand i li reprochait d'être toujours sus route :
- Marie-tei, Lôpol, que disait Norine.
Sans quei, qué que tu deviendras quand je te manquerai ?
- Eh ! parjou ! je deviendrai ce que je
deviens la meitié deu temps, quand t'es partie.
Lôpol ne se mariait pas. Il avait pensé à Coralie à cause
des Champs-Paissons et de l'aplatibo. Mais o n'avait pas êté
raisonnable. Eune servante! i ne veyait personne asteure qui
li convint. Valait mieux ne pas se marier. Et pourtant, le
soir, après la soupe, i se demandait quioquefois ce qui
serait fait de li quand Norine ne serait pus là,
Six mois après que Coralie avait refusé Lôpol, olle héritit
dé s'n oncle Tiennot et qui li laissit sept acres de bonne
terre et un grand pré. Olle eut, moins d'un an aprez, eune
succession bé pu conséquente, qui li vint de sa cousine
Perpètue de Villers-Bocage. O n'taient pas ben ensemble, o
ne se vyaient quasiment jamais; et quand o se vyaient,
c'étaient des diries et des disputes qui n'avaient ne fin ne
bout. O passaient d's heures à se chanter sottises, comme il
arrive co souvent dans les bonnes familles.
Perpètue li laissit tout san fait : trouais grandes terres
et eune belle maison en pierres de taille et bé meublée de
haut en bas. Deu linge plein les armoires ! Pus de
quatre-vingts paires de draps ! Et de l'argent ! Y en avait
partout. O trouvirent pus' de deux mille francs en or au
fond d'eune terrine cassée, sous la cendre, et tout eune
liassée de billets de banque dans le fond d'un vieux cabas.
De l'argent partout - sans compter l'ci qui était placé.
Coralie en eut un centième dénier à payer ! Olle 'tait
asteure dix fois pus riche que Lôpol, pus riche que le
baron, p'tet' pus riche que le boucher. Fallait vei comme
tout le monde li faisait des croupettes et des rabis (3) !
Lôpol se dit bé des fouais qu'il érait mieux fait d'en
passer par où qu'o voulait quand i l'avait demandée. Mais
qui qu'erait jamais cru que Perpètue li érait laissé tout
san fait ?
Il eut co l'idée tout de même de la redemander; et comme i
n'osait pas y aller li-même, il y envyit la brouettière.
Mais o n'eut pas pus de chance que nn' érait eu Lôpol.
Coralie se trouvait trop riche pour li. Olle avait acheté
les Champs-Paissons à lei toute seule, et olle avait deux
servantes, deux ! sans compter le domestique qui était
devenu pus fainiant que jamais et qui passait son temps à la
chasse, à la pêche ou à courir les auberges.
La forteune avait tourné la tête à Coralie. Olle êpousit san
domestique, qui avait douze ans de moins que lei et qui
n'avait pas le sou.
Ça qu'allit bé pour commencer. Olle 'tait contente d'avei
Prosper, et Prosper était content d'être riche. Coralie
avait acheté eune auto à Prosper pour le tirer d's auberges.
Il en profitit pour s'n aller - tout seu - ès foires el
marchés; et il y trouvait, ben entendu, d's amis qui ne
demandaient pas mieux que d'être régalés. I bévait et
faisait beire, i jouait et i perdait. Coralie, qui se
lassait de fourni la monnaie, faisait la morale à Prosper,
mais i ne l'êcoutait pas.
Dans les commencements, i rentrait au soir, i rentrait tard,
mais i rentrait. Il en vint à rester parti trouais quatre
jours d'affilée. Ah! il en faisait eune vie ! Coralie se
fâchit. Y avait de quei étou. O menacit Prosper. Rin n'y
fit.
Coralie avait demandé la séparation de biens. Il 'tait
temps! Le tribuna n'eut pas besoin de se monter. Prosper, en
revenant de Flers, jetit s'n auto contre un âbre et an le
rapportit la tête fendue. I reprint connaissance dans la
nuit, i demandit pardon à sa femme et au bon Dieu et se
mourut le lendemain. II eut un grand enterrement qui coûtit
co bé de l'argent, mais c'est la dernière qu'i dêpensit.
Coralie pleurit Prosper comme s'i nn' avait valu la pein-ne,
piez a payit les dettes qu'il avait faites et les billets
qu'il avait sinés de tous les côtés. Ça fut co ben autre
chose que le centième dénier pour la sucession de Perpètue.
Si Prosper avait vi deux ans de pus, i ne serait pas resté
grand chose à Coralie de toutes ses liassées de billets de
banque.
I li en restit tout de même, sans causer de la terre; et
Coralie était toujous un bon parti. Si bé que Lôpol la
redemandit co. Ça ne haitait qu'à meitié à Coralie. O ne dit
pas "oui" tout de suite; o ne dit pas" non" n'tou; mais
comme olle avait besoin de quioqu'un de sérieux et
d'intéressé pour faire valei san bien, et qu'o savait bé que
Lôpol n'était pas un mangeard, - au contraire, - o finit par
dire qu'o voulait bé. Les gens causirent co. Lôpol et
Coralie les laissirent causer, - et Lôpol se vit bêtot à la
tête de l'aplatibo.
_____________
1. Assemblage en tas (pour
ablativo)
2. Caillé.
3. Révérences.
Narcisse, le gars à la Guichonnière, avait êté au Maroc; et
quand i revint au pays il en contit ! I contit tout ce qu'il
avait fait là-bas et p'tet' co bé pus qu'i nn'avait fait. Un
soir qu'an 'tait à souper cheux le père Jélien de la
Poucheterie, aprez la batterie de sarrasin, i nous dit qu'il
avait passé eune fouais un mauvais quart d'heure durant qu'i
faisait la guerre ès Marocains.
- O m'avaient envyé, qu'i dit, en
reconnaissance, do un autre gars de ma compagnie, un nommé
Sosthène Guermot, natif de Larchamp. Je dévions allei vei
s'i n'y avait pas de Marocains de l'autre côté de la butte.
Le capitain-ne nous avait bé recommandé de ne pas aller tout
dreit pace qué y avait là des creux où qu'o pouvaient se
cacher. Je fimes donc le grand tour et je ne vimes rin en
tout.
I faisait chaud, d'excès chaud, et je périssions de sé.
- Les cidres sont-eu bons par là-bas, que
demandit Prosper Loquet ?
- Les cidres ! Y en a pas, man pauvre gars
!
- Qué qu'ous béviez donc ?
- Deu vin... quand an nn'avait... ou de
l'iau. Mais l'iau était râle et ne valait rin. Et o nous
avaient d'fendu d'en beire. C'était de la poison. Les
chevaux n'en voulaient pas.
J'avions bu le vin qu'o nous avaient donné, et j'érions bè
voulu être revenus au camp pour beire n'importe quei. Mais i
fallait s'en retourner par où qu'n 'tait venu, j'avions un
bon bout de chemin à faire. Et i faisait eune chaleur ! La
terre, ou putôt le sable et les cailloux, nous brûlaient les
pieds à travers nos souliers. J'étions cuits. An 'tait à la
fin de juin, et je me pensais en mei-même :
- C'est le temps des feins là-bas, cheux nous. Nos gens sont
en train de faucher, de faner et de faire des mulons. I fait
chaud là-bas étou, que je me disais, mais pas tout de même
comme dans le bled. Piez o beivent quand oz ont sei, - et de
la bonne beisson. - et tant qu'oz en veulent. O dix-heurent
et o collationnent à l'ombre, sous les aunes et les saus, au
bord deu russiau. L'iau m'en serait venue à la bouche si
j'avals été aut' part. Mais o ne m'y venait pas dans le
bled. J'avais la langue sacque et raide comme un caipiau
(1).
Le gars de Larchamp, qui avait quioquefouais de bonnes
idées, mais qui en eut eune mauvaise ce jour-là, dit que je
sérions bé bêtes de ne pas nous en retourner au raccours.
Comme cela, qu'i dit, j'arriverons en heure et en temps pour
la soupe.
Nous v'la partis bon pas à travers le sable et les cailloux.
I faisait toujous d'excès chaud, et j'avions le soleil dans
l's yeux. Je marchions sans rin vei et sans rin entendre.
J'avions monté eune côte et je la redévalions quand
j'entendis deux coups de fusil qui p'tirent pas bé loin de
nous, à main gauche. C'est sus nous qu'oz avaient tiré, et
Sosthène tombit raide mort.
Je me dêtournis à meitié, et ça me suffit pour vei accouri
trouais grandes kennailles de Marocains... O tirirent co
quat' cinq coups de fusil, tout en courant et en poussant
d's êbraits. Je kéryais bé que j’allais y passer étou. O
couraient bé, mais je courais co mieux qu'eux. Je l's
entendais veni. Je ne voulais pas en premier tourner la tête
de peux de perdre m'n avance. Piez je ne pus pas y teni pus
longtemps: je regardis derrière mei et j'en vis un à guère
pus de cent pas. Quand i vit que j'arrêtais, i levit san
fusil pour tirer sus mei, mais je fus pus subtil que li. Je
tiris le premier et je le tuis.
Les deux autres étaient co loin. Je repartis en courant,
mais je commençais à me lasser. Piez le sable était si épais
par endreits que j'y enfonçais jusqu'ès jarrets. J'arrêtis
core et je vis derrière mei le second des Marocains à pas bé
pus de cinquante pas. I s'arrêtit étou et i tirit pus vite
que mei. I me manquit. Je ne le manquis pas, mei. Je le tuis
raide comme le premier. Le trouaisième arrivait grand train.
Je le veis co : un grand diable, haut dc cinq pieds six
pouces, - au moins.
Au moment qu'il allait tirer sus mei, j'avisis à main dreite
eune dizaine de soldats français qui accouraient de man côtê
au pas gymnastique; mais oz étalent loin, bé pus loin que le
Marocain. Je ne les attendis pas. Je visis le grand
diable...
- C'est eune vieuille histoire que je
connais, que dit Cinot, tu tiris et tu le tuis comme l's
autres.
- Non, que dit Narcisse, c'est li qui me
tuit. I fut tué étou par les camarades qui arrivirent tout
de suite aprez ; mais j'étais déjà tué.
- Tu bêtasses, que dit le père Jélien. Tu
ferais mieux de te taire que de nous conter des contes à
dormi debout.
- Permettez, père Jélien, que dit
Narcisse, je ne bêtasse ni ne joce. Attendez eune minute et
ous allez vei que j'étais tué, tué raide et que je ne vous
conte pas des menteries.
Les camarades s'n allirent vite queri le toubib qui était à
un quart de lieue de là. Le toubib montit à cheva et il
accourut au triple galop. Je n'en vis rin, mei, comme de
juste... Je ne pouvais rin vei : j'étais tué; mais l's
autres me le contirent par aprez. I m'examinit de bout en
bout, tout en fumant sa pipe, qu'i parait, et i trouvit le
creux par où qu'avait passé la balle qui m'avait tué... là,
tenez, à trouais pouces de l'êpaule. Y est co, le creux, et
s'ous tenez à le vei, je ne demande pas mieux que de vous le
montrer.
- Oui, mais, que dit Thomas Serpette, qué
que ça prouve ?
- Que t'as reçu un coup de fusil. V'la
tout. Rin ne peut prouver que t'étais tué piésque te v'là.
Tu bégaudes (2).
- Ah! je vous en prie, que dit Narcisse,
laissez-mei fini.
Le toubib tirit de sa pouchette eune pince do quel qu'i
m'attrapit la langue... qu'i paraît, pace que, mei, je ne
sentis rin, - Je ne pouvais pas, j'étais tué. Piez lé v'là
qui se met à tirer sus la langue, et qui tire, qui tire. L's
autres keryaient qu'il allait me l'arracher. Je ne sentais
rin - heureusement ! Au bout d'un quart d'heure, le toubib
dit :
- Rin à faire, qu'i dit. Il est fichu. Je
m'en vais. Il est l'heure de dîner.
1 remontit sus son cheva - un biau cheva gris do eune queue
d'excès longue, - o train-nait à terre - et i s'n allit
dîner au triple galop, comme il 'tait venu. Devant que de
parti il avait donné sa pince à l'infirmier, un nommé
Gobiche, natif de Douai-en-Flandre, et i li avait dit :
- Tu peux continuer à li tirer la langue.
Je te souhaite bonne chance.
L'infirmier me rattrapit donc la langue do la pince, et i se
mint à la tirer, à la sécouer, à la saquetonner de gauche et
de dreite. Comme me dirent l's autres par aprez, fallait
qu'o tint bé, ta langue, sans quei i te l'érait arrachée.
C'était un gars solide que Gobiche, bé pus fort que le
toubib. I tirit longtemps, et i n'y allait pas de main
morte, il en suait.
- S'i faut rester deux heures à tirer,
qu'i dit, j'y resterai, qu'i dit.
Durant qu'i tiraillait et saquetonnait comme un enragé, l's
autres me catouillaient sous les pieds, me versaient de
l'iau-de-vie dans le gosier et me fourraient deu pétun dans
le nez. Au bout d'eune heure je remuis. O me reminrent deu
pétun dans le nez, et, deu coup, j'êternuis cinq six fouais
d'affilée.
- A tes souhaits, que dit Gobiche en
s'essyant la figure do son moucheux de pouchette.
- Ça prouve que tu n'tais pas tué, que dit
le père Jélien. T'étais êvénoui, v'là tout.
- Evénoui ! Je vous dis que j'étais tué.
Et la preuve que c'est pas des menteries, c'est le creux
qu'est là, et ma langue qui est restée êpaisse. Olle est co
bé pendue, Dieu merci, mais olle est pus de meitié pus
êpaisse qu'o n'tait devant. Je cause co, je chante co, mais
je ne peux pus suffler, mei, qui dans le temps sufflais
comme un mêle. Et si le toubib et Gobiche et l's autres
étaient là, o vous le diraient comme je vous le dis.
- Oui, mais o n'y sont pas, que dit le
père Jélien.
- O n'y sont pas, mais v'là le journal de
Casa qui y est, que dit Narcisse, et qui conte l'histoire de
bout en bout, comme je vous l'ai contée. - et où qu'ous
pouvez vei et lire qué « grâce à l'énergie et à la
persévérance de 1’infirmier Gobiche, le soldat Guichonnier a
été rappelé à la vie ». Eh bé ! si j'ai êté rappelé à la
vie, c'est donc que j'étais tué; et je le serais co si ne
c'est que Gobiche me rappelit à la vie.
__________________
1. Copeau.
2. Tu dis des sottises.
LES CLOUS
Le père Bidouillet était resté à l'ancienne mode. I portait
des blaudes en toile de Flandre, des culottes à pont et des
gros souliers do des courettes en cuir et qui p'saient pus
d'eune livre et demie châque, et qu’i graissait, le
dimanche, do eune couenne de lard.
Eune fouais que san neveu Philéas devait aller vendre un
genisson à Vaucoudray :
- Dis donc. Philéas, que li dit
Bidouillet, piésqué tu vais à Vaucoudray, achète-mei donc
des clous pour mes souliers, deux hectos de clous Ticot, s'y
en a co.
- Oui, tou - tou, oui, touton, que dit
Philéas, c'est enten - c'est entendu.
Pace que faut vous dire que Philéas béguait un brin. Quand i
faisait bon temps, y avait co pas bé deu ma, mais sitôt que
le vent tournait d'ava, i béguait d'excès. Philéas s'n allit
donc à Vaucoudray; et quand il eut vendu et livré san béton,
il entrit à l'auberge deu Mouton-Blanc pour en prendre pour
un sou et s'informer où qu’i pourrait trouver deu clou
Ticot. I rencontrit là deux gars d'amont Fresnes, Sosthène
et Tiennot, qui le renseignirent.
- Ous pouvez en acheter, que li dit
Sosthène, cheux la veuve Poupot, dans la rue Basse, la
trouaisièmc maison à main gauche, enter' la chaircuterie et
la halle au beurre, en face de cheux le bourly-ier. S'o n'a
pas de clous Ticot, ous fériez bé de passer cheux Moussieu
Tocquogny, sus la place. I vend cher, mais i vend bon. Et
dans le cas où qu'i nn'érait pas, allez cheux la mère
Pihouitte, n° 53, Grande-Rue, - et, en cas de bésoin,
jusqu'au n° 97, cheux l'avocat Gergouille. C'est un
cordonnier en grand, qui fait le gros, le demi-gros, - et le
détail étou, - pour obliger les gens. I tient de tout, même
des clous pour les sabots à collet, - et i donne des
consultations à bon compte. I sait le code par cœur, qu'i
paraît, et il a la langue bé pendue. Il en remontèrerait à
bé d's avocats.
Philéas tirit de sa pouchette un canepin et un bout de
cryion, et il êcrivit l's adresses. Piez i payit san café et
ceux des deux gars d'amont Fresnes; et i descendit à la rue
Basse. Mais la veuve Poupot ne tenait pus la quincaille : o
vendait de la légume. Durant que Philéas était cheux la
veuve Poupot, Sosthène et Tiennot s'n allirent cheux
Tocquogny. Sosthène entrit et Tiennot restit sus le sieu de
la porte, comme qui dirait pour monter la garde.
- Est-ce qu'ous - qu'ous, que dit
Sosthène, est-ce qu'ous qu'ous - qu'ous ériez des clous ti -
ti, des clous ticot ?
- Je nn'ai pas des venues, que dit
Tocquogny, mais j'en ai co.
Il appelit son commis et li dit:
- Ugène, qu'i dit, averre (1) donc la
boîte à clous... là, dans le haut... à dreite des pièges à
taupes.
Ugène avrit la boîte et fit vei les clous à Sosthène, qui
dit :
- I m'en fau - fau - rait qui seient bé -
bé, bé longs et bé poin - poin. bé - bé pointus.
- Pernez deu numéros trouais, que dit
Tocquogny, o sont longs, comme ous vyez, et pointus comme
des agulles.
- C'est-i, ti, c'est-i ce qu'ous, c'est-i
ce qu'ous avez de pus - pus, de pus pointu, que dit Sosthène
en rangeant les clous sus le comptoir, la pointe en l'air ?
- Oui, que dit Tocquogny. I ne se fait rin
de pus pointu. Ça s’enfonce dans le bois et dans le cuir
comme dans de la graisse.
- Eh bé ! que dit Sosthène, qui ne béguait
pus, assis-tei dessus, père Toc-Toc.
Et i se sauvit en s'êgoulant de rire.
Tocquogny manquit bé d'en avei un coup de sang. Il 'tait
grand et gros - et gras à fendre do eune érête. C'était le
pus bel homme deu conseil de Vaucoudray. Il avait eune
grosse tête toute rouge. excepté le nez qui tirait sus le
violet, surtout la rélevée. Tocquogny êtouffait.
Le commis li dênouit vite sa cravate et allit queri de
l'éther, mais i se trompit de bouteille: i rapportit de
l'ammoniaque, que le quincaillier, qui ne se mêfiait pas,
respirit de tout san coeur. Si bé que ça li fit pus d'effet
qu'à devei.
Prosper Thuroult, de Clairotte, qui entrit au moment, tirit
sa touine et nn'ôfrit deux brins à Tocquogny, qui ne
péteunait pas, mais qui se laissit faire; et il en print
eune fameuse nézetée. I li en descendit pus de la meitié
jusqu'à la luette, et il êternuit huit, dix fois d'affilée.
Ça le dêgagit.
Tocquogny n'avait co pas fini de s'essyer l's yeux que
Philéas arrivit à san tour et dit :
- Est.ce qu'ous - qu'ous... est-ce qu'ous ériez des clous ti
- ti, des clous Ticot ?
Tocquogny était tout prêt à en chei à la renverse et i
restit là un bon moment sans rin dire, durant que le commis
se coulait vite la tête sous le comptoir pour rire à s'n
amain. I nn'ètait malade. Le quincaillier n'tait pas en
train de rire, li ! Le sang li avait remonté à la tête. I
nn'était noir. L's yeux li sortaient de la tête; et quand la
parole li revint, i béguait si tellement à san tour que
Philéas crut qu'i le redéganait :
- Ah ! gué - qué, ah ! quénaille, que
criait Tocquogny. fi - fiche-mei le camp, ou je t'a - t'a,
ou je t'acrase !
Il avait attrapé un louchet, il allait taper. Philéas se
tirit de sa veie, comme de juste, - et promptement.
Philéas ne fut pas mieux reçu cheux la mère Pihouitte.
Sosthène y avait déjà passé... Il avait êgaillé sus le
comptoir eune poignée de clous, la pointe en l'air, et li
avait dit à la quincaillière :
- Assiéz'ous dessus, et s'o n'enfoncent
pas, forcez, forcez, mère Pihouitte.
La mère Pihouitte avait de l'agrément do tout le monde. O
nn'eut pas do Philéas. O li chantit sottises. Ah! oui, bé
sûr, o li en dit ! Et o li en érait dit co bé d’autres, mais
Philéas ne restit pas à l'êcouter. Il êchappit tout êfaré. I
se demandait ce que les quincailliers de Vaucoudray
pouvaient ben avei pour être si mal leunés, et pourquoi qu'o
ne voulaient pas li vendre de clous; et i se pensit que
c'était pas la pein-ne de pousser jusque cheux Gergouille.
Mais c'était à deux pas, i y allit tout de même: et i
trouvit l'avocat assis sus un tabouret - pas sus les clous,
comme venait de li dire Sosthène.
Philéas tirit poliment sa casquette et dit core un coup :
- Est-ce qu'ous - qu'ous èriez des clous...
- Des clous Ticot ? que dit Gergouille.
Oui, j'en ai : en v'la ! Et si t'as bésoin de quioqu'un pour
te 1's enfoncer quioque part, mé v'là étou. Ah ! quénaille !
tu t'es couplé à pus malin que tei.
I sautit sus Philéas, l'attrapit pa' le collet et li dit en
le regardant dans le blanc d's yeux :
- Je te tiens et je ne te lâche pas.
De ce coup-là, Philéas se fâchit. D'un grand coup de poing
il envyit dinguer Gergouille qui bonsculit par dessus san
tabouret et roulit jusqué dans le fond de la boutique.
Le garde-champêtre, qui tônyait par là justénément, entendit
Gergouille pousser d's êbraits. Il entrit, relevit l'avocat,
qui geignait co et qui était poché, piez i s'assiézit enter'
les deux et leux dit:
- Espliqu'ous.
O s'espliquirent. Gergouille en dit long, Philéas en dit
moins, mais il y mint un moment ; et comme i béguait pus que
jamais, Gargouille disait au garde-champêtre :
- Ous ne vyez pas que c'est eune mauvaise
bête qui fait la bête comme l'ci qui est venu devant. O sont
de mèche et d'affût. Et i va en veni d'autres, bé hasard.
s'ous ne mettez pas c'ti-là à la souette.
Mais le garde-champêtre - eune chance côre ! - connaissait
Philéas, et i dit à Gergouille :
- Non, i ne fait pas la bête, comme ous
kérlez, ous êtes dans vot' tort.
Gergouille fut core un bout de temps devant que d'en
conveni. Il en voulait étou à Philéas à cause deu coup de
poing qu'il avait reçu dans le creux de l'estomac.
Ça s'arrangit tout de même. O s'allirent par cheux la mère
Pihouitte et par cheux Tocquogny, et o s'espliquirent co ;
et le garde-champêtre l's emmenit à l'auberge quant et li. O
s'espliquirent co bé des fouais et o trinquirent; et quand
fallut payer o tirirent tous leux porte-monnaie, excepté
Gergouille qui n'avait pas le sien, - qu'i dit par aprez, -
mais qui fit mine de le chercher dans toutes ses pouchettes.
Pour en fini, c'est Philéas qui payit, et ça s'amontit côre
assez haut.
Philéas s'était remins en route : il avait fait un bon quart
de lieue :
- Hélos! qu'i se dit, j'ai oubé - bé-,
j'ai oubélié les clous ti - ti, les clous Ticot.
I redoublit, et i nn' achetit deux hectos cheux Tocquogny,
qui li donnit bon poids, - et eune grande poignée de main
par dessus le marché. Si bé qué touton Bidouillet eut tout
de même ses Clous Ticot.
__________________
1. Averre, pour : avre ; impératif d'avrer:
atteindre, avoindre.
EUNE TÊTE
DANS LA MARMITE
Nathalie avait êté cuisinière dans le grand monde, - dans
des perbytères, cheux des chanoin-nes et jusqué cheux eune
marquise, s'i vous plait, dans le pais d'amont.
O connaissait s'n affaire, et, toute vieuille comme olle
'tait, olle allait co de temps en temps faire la cuisine ès
noces, ès batteries de sarrasin et ès fêtes à courée (1). Et
ce qu'o russissait de première, c'était les tripes de pieds
de cochon, sau' vot' respect. Olle y mettait le temps, par
exemple. O vous pernait ses pieds, a nn' arrachait tous les
bouts de poil, o les passait à la flambe, les broussait, les
lavait et relavait et l's essyait, piez o les mettait, quand
oz étaient nettyés et rappropris à s'n idée, dans eune
marmite do deu sè, deu poivre, d's échalottes, deux brinots
de thym et de laurier, un clou de giroffe, un verre de vin
blanc ou un petit pot de la vieuille de vin. O portait sa
marmite cheux Torquet, le boulanger, et ça cuisait et
mijotait au four toute la nuit. Et c'était de quei de bon et
de ben amarré (2), - de délicat et de goûtu.
Le baron Zabulon, qu'i était banquetier à Paris, était venu
eune fouais dîner cheux le notaire de Gaverolles, - un grand
diner qui durit toute la relevée. I mangit des tripes à
Nathalie, - et il en reprint trouais fouais. Et aprez qu'il
eut mangé deu dinde et de la pintarde, i redemandit des
pieds de cochon, et i finit la platrée. Il allit vei
Nathalie à la cuisine, et i li fit des compliments à n'en
pas fini, - si bé qu'o ne savait pus où se mettre. I li
donnit son vin: deux pièces de cent sous.
- De ma vie ni de mes jours, qu'i li dit,
je n'ai goûté rin de millieu. C'est à s'en lécher les
babines.
Et i nn' avait de fameuses babines, le baron Zabulon.
Il érait bé voulu de Nathalie comme cuisinière. Mais, comme
o li dit:
- Ça ne se peut pas, man pauv' Moussieu
Zabulon, je seis vieuille, je seis gourde, ça ne se peut
pas.
Nathalie faisait toujous sa marmitée de tripes quand ses
gens de Pontécoulant venaient la vei : et an peut dire qu'o
venaient autant pour les pieds de Nathalie que pour lei et
sa sucession. Eune fouais que Nathalie avait porté ses
tripes au four comme d'habitude, olle allit les queri le
lendemain de bon matin; et en rentrant cheux lei, quand a
dêcouvrit la marmite pour vei si ça sentait bon comme
fallait, - qué qu'a vit en place des pieds de cochon ? Eune
tête! eune tête de femme, qui nageait dans eune marmitée
d'iau !
O nn' eut les sangs tournés. Y avait de quei étou, - et a
manquit de chei (3) à la renverse. Eune chance qu'a se
rattrapit à eune carre de la table où que se trouvait eune
carafe d'iau-de-vie. Olle en print vite eune bonne goutte, -
et ça la sauvit. Olle en tremblait co tout de même de tous
ses membres.
O retournit cheux Torquet.
- Sav'ous ce que je viens de trouver dans
ma marmite, qu'o li dit ? Eune tête coupée, - eune tête de
femme. Venez vei.
Torquet y allit vite, tel qu'il 'tait, - tout dêhanné (4), -
et i vit la tête,; les cheveux, eune creignasse (5) jaune, -
d'un jaune qui tirait sus le rouge, - et la raie au mitan,
C'était ben eune tête de femme.
- Faut préveni le maire et les gendarmes,
que dit Torquet; et en attendis, ne bitez (6) pas à la tête,
Thalie, n'y a qu'eux qu'aient le dreit d'y biter, et core,
je n'en seis pas sûr.
Y avait pas bésoin de faire la recommandation à Nathalie.
Olle 'tait toute acrasée, a nn'oubelliait de tremper sa
soupe de graisse qui bouillait grand train d'piez longtemps.
Le boulanger, qui n'avait sus li que sa cheminse et eune
mêchante culotte toute rapiécetée, s'n allit quante même
préveni le maire.
La nouvelle s'êbritit promptement dans toute la commeune de
Gaverolles. Eune heure après, dans le fond des villages, les
gens en contaient co bé pus qué n'yen avait : a disaient que
Nathalie avait êté assazinée, qu'an avait retrouvé sa tête
dans la marmite et le reste dans le saleux. Ah! il en fut
dit et conté! Le maire envyit le jeune de ses gars queri les
gendarmes. O n'taient pas matinas. O n'avaient pas
grand'chose à faire n'tou. Oz étaient là dans eune petite
contrée qui leux plaisait. C'était tous des gars deu pays: y
avait pas un horsain parmié eux, et a laissaient tout le
monde tranquille. N'y avait alentour d'eux que de bonnes
gens, qui n'taient pas souvent en d'faut, qui ne faisaient
la fraude qu'à coup sûr, et qui ne se dénonçaient pas pus
souvent qu'à devei.
Quand le gars arrivit à Grauménil, i n'eut pas bésoin de
rêveiller les gendarmes. Oz étaient debout, tout prêts à s'n
aller cheux Francis, le barbier, qui avait êté volé durant
la nuit. Mais sitôt qu'o surent qu'y avait un crime à
Gaverolles, o sautirent tous sus leux vélos, - excepté un,
qui avait la goutte, qui restit pour garder la gendarmerie,
- et un quart d'heure aprez oz arrivirent cheux Nathalie. O
regardirent la tête. Le brigadier y bitit deu bout deu
deigt; et core, i fut dit par aprez que, tout brigadier
qu'il 'tait, i nn'avait pas le dreit.
S'oz avaient retiré la tête de la marmite, oz éraient vu
tout de suite à qui qu'olle 'tait; mais comme c'était
d'fendu par la loi, fallait s'y prendre autrément.
- Ous avez des filles, que je creis, que
le brigadier dit au boulanger.
- Oui, que dit Torquet, j'en ai sept.
Trouais de mariées: Mélanie à Bériouze, Sidonie à Sourdeva
et Stéphanie à Vieussouis.
- Et l's autres?
- Oz attendent leu tour.
- Où qu'a sont ?
- O sont en haut.
- En ét'ous sûr ? Et'ous sûr qué n'y en
ait pas eune dans le tas qui ait perdu la tête ?
Le boulanger s'apperchit deu bas de la montée :
- Clémence, Florence, Prudence, Hortense,
ét'ous lo ?
- Oui, qu'o rêponirent.
Et a d'valirent grand train, tout êcreignées (7), tout
êfarées, comme de juste. Les quatre Torquettes avaient leux
têtes en place. Piez a n'avaient pas les cheveux jaunes: oz
étaient toutes quatre noires - respect de vous - comme des
taupes.
- Ous avez deux hommes d'ainde, que le
brigadier dit core au boulanger.
- Oui, que dit Torquet, j'ai Calebasse et
Cappadoce.
- Vot' Calebasse est un gars de chien,
qu'i paraît.
- Ah! Parjou, oui.
- I beit.
- Comme tout le monde - et p'tet' un brin
pus. Ous compernez, Moussieu le brigadier, an a sei à la
goule deu four.
- Il a d's antécédents étou.
- Ça se pourrait co bé, que dit Torquet.
- D'où qu'il est ?
- Je n'en sais rin.
- D'où qu'i vous a dit qu'il 'tait ?
- Je m'en rappelle solement pas. Tout ce
que je peux vous dire c'est qu'il est travaillant et matina.
I boulange bé - et i s'entend core un brin à la pâtisserie,
- i fait joliment la bérioche. Pour ce qui est de la
beisson, il est capable, comme bé d'autres, de rentrer eune
fouais de temps en temps do eune bonne gestée (8) ; mais je
ne le creis pas capable de couper la tête à eune femme et de
la couler dans eune marmite. La main sus la conscience,
Moussieu le Brigadier. Je ne le creis pas.
- Appelez-mei Calebasse et Cappadoce, que
dit le brigadier.
Torquet l's appelit, et Calebasse arrivit tout de suite;
mais Cappadoce ne vint pas. O fouillirent tous les coins et
racoins deu fournil - et y eut pas moyen de le trouver.
- Piésqué Cappadoce a êchappé, que dit le
brigadier, c'est li bé sûr, qui a coupé le cou à c'té
femme-là. Qué qu'ous en pensez, Torquet ?
- Je ne l’en creis pas capable, qué dit le
boulanger. Cappadoce est bon comme le bon pain bérlé. C'est
un gars à ne pas faire de ma à un guibet... C'est-à-dire que
si s'en trouvait un dans un verre de beire, i l’avalerait
tout de même, pace qué, comme dit l'autre, ça ne bosse pas
dans le corps d'un âne... I n'est pas malin en tout, - il
est bontif, doux comme un mouton - fort comme un cheva et bé
des fouais pus bête... Pas pus de raisonnement qu'un êfant
de deux ans ! Il est innocent.
La femme à Felucheux, la petite Lônore, d'scendit à ce
moment-là au bourg de Gaverolles et o dit qu'o venait de vei
Cappadoce qui se sauvait le long deu bieu au-dessus deu
douet Guerdon. I pleurait comme eune fontain-ne, à ce qu'o
dit, et i s'était coulé dans eune touffée de saus.
Les gendarmes le trouvirent où qu'avait dit Lônore, et
revinrent quant et li cheux Torquet.
Le brigadier li demandit :
- C'est-y tei qu'as fait le coup ?
- Oui, qu'i dit, c'est mei.
- Et qui que c'est que c'té gent-là qui a
sa tête dans la marmite à Nathalie ?
- C'est Valentine, la blonde au barbier de
Grauménil.
Le brigadier demandit d's esplications à Cappadoce; mais y
eut rin à en tirer. I pleurait à siaux, et i rêponait
n'importe quei, tout à la traverse. Ça n'avait ni queue ni
tête.
Là-dessus le brigadier enterprint Calebasse, - et c'est par
li qu'o surent comment que tout s'était arrivé.
Calebasse et Cappadoce allaient souvent beire au café deu
Boeu-Gras, en face de cheux Francis, le barbier de
Grauménil, qui avait dans sa devanture eune femme en cire do
un grand chignon retroussé par derrière, à la mode de ce
temps-là.
Calebasse, qui était eune mauvaise bête, disait à Cappadoce,
qui en était eune bonne, - un pauvre innocent:
- Tiens! qu'i li disait, en li donnant un
coup de coude, v'là la belle blonde qui est core à la
croisée d'en face. V'là Valentine qui te reluque. O te
cligne de l'yeu.
C'était pas des raisons à dire à un innocent comme
Cappadoce. La veille de toutes ces histoires-là, durant que
Francis était parti à la soirante quant et sa femme, - celle
qui n'tait pas en cire - pour aller faire la partie cheux
l'espert géomètre, Cappadoce vint tônyer par là. Il entrit
cheux le barbier qui avait oubellié de barrer sa porte. Il
attrapit Valentine, il enlevit Valentine qui n'en fit ni pus
ni moins que s'olle 'tait consentante. I la coulit sous sa
blaude et la rapportit à Gaverolles.
Pour être juste, faut dire que Callebasse avait bé
recommandé à Cappadoce de reporter Valentine, mais Cappadoce
n'avait pas voulu. Et au dernier moment, comme il avait
perdu ce qui li restait de cervelle, i mangit la meitié des
tripes à Nathalie, jetit le reste dans la haïe deu courtil
et mint Valentine dans la marmite do eune bidonnée d'iau par
dessus. Ça n'avait pas de bon sens; mais qué qu'ous voulez ?
Cappadoce était innocent. L'ci qui était fautif là-dedans,
c'était Callebasse. Et, comme li dit le brigadier :
- C'est tei, kénaille qué t'es, que je
devrais emmener et mettre à la souette.
Heureusement que le maire s'en mêlit; et l'affaire en restit
dans ce par où, si ce n'est tout de même que fallut que les
gens de Cappadoce payissent des dommages-intérêts: cinquante
écus pour Valentine et neuf francs quinze sous pour les
pieds à Nathalie.
___________________
1. Fête où l’on mange les poumons,
le foie , etc. du cochon
2. Préparé.
3. Tomber.
4. Dépouillé, déshabillé.
5. Crinière.
6. Toucher
7. Dépeignées.
8. Cuite.
Séraphine avait êté femme de chambre au château de Prébinet
durant pus de quarante ans; et o s'êtait retirée au bourg de
Blussy, dans la maison qué li avait laissée sa tante
Perpètue. Olle avait un biau ménage. eune belle armoire à
glace où qu’an se vyait de haut en bas. Le plancher de la
chambre et de la salle était tout ciré comme dans un
château, et an s'y vyait quasiment comme dans la glace.
Séraphine passait d's heures à balyer jusqué dans les petits
recoins, piez o frottait, broussait, essyait, à n'en pu
fini, le buffet, l'armoire, les chaires, tout. Y avait pas
un migrot de pain, pas eune poussière à train-ner. Tout
relisait.
Séraphine était d'excès propre étou sus lei-même. - propre
comme un sou neu - et ben habillée, comme eune parisienne.
Le dimanche o mettait eune robe de soueie noueire; et
fallait la vei s'n aller à la grand'messe en se trimoussant
et en sautant de ci et de là, quand y avait de la boe, comme
un eisiau qui va s’êvoler. Olle avait eu dans le temps un
chat et eune cadronnette; piez, comme le chat avait mangé la
cadronnette, o s'était dêfaite deu chat et nn'avait fait
cadeau à Palmyre, la servante deu perbytère. Si bé qu'o
n'avait pus que s'n haorloge pour se désennyer.
L'haorloge à Séraphine était la plus vieuille, bé hasard, de
notre petite contrée. Olle 'tait pendue contre le mur... pas
Séraphine. - l'haorloge - et o n'avait en tout et pour tout
qué le cadron, les deux poueids en plomb et le balancier.
Olle allait bé, - à condition qu'an la remontit tous les
jours, et Séraphine n'y manquait pas. O pernait soin dé s'n
haorloge comme d'un êfant, o l'êpoussetait, l'essyait,
fallait vei ! Olle aimait s'n haorloge, o la flattait, o li
causait, et o nn'était si fière qu'o refusit de la vendre à
un moussieu de Granville qui li demandit à l'acheter.
I li en dit pourtant un bon prix, et il ôffrit co, par
dessus le marché, eune pendule dorée do un globe. O ne
voulit pas.
- Ous avez tort, qu'i dit.
Et i s'n allit en jetant un coup d'yeu, - un drôle de coup
d'yeu, deu côté de l'haorloge.
La nuit d'aprez l'haorlogc se mint à sonner :
- Eune, deux, trouais...
- Est’i déjà trouais heures ?, que se dit
Séraphine.
L'haorlogc continuait à sonner :
- Quatre, cinq, six...
- I devrait faire jour, que se pensait
Séraphine.
- Sept, huit, neuf, dix, onze, douze...
- Est-ce qu'i ne serait que minuit ?
- Treize. quatorze, quinze...
Séraphine comptait toujous.
- ... Vingt-deux, vingt-trouais...
Séraphine en tremblalt de tous ses membres.
- … Cinquante-six, cinquante-sept...
Séraphine était épouvantée, olle en gnaquetait (1).
Olle allumit sa chandelle. Olle y mint pus de cinq minutes,
et i li fallut sept huit allumettes.
L'haorloge sonnait toujous; mais Séraphine ne comptait pus:
o nn'avait pus la force, - ni l'idée.
Piez l'haorloge se mint à geindre. C'était san dernier
soupir. Le balancier ne bougeait pus: il 'tait raide.
Séraphine étou. O fit veni l'haorlogcr qui dêpendit
l'haorloge.
- C'est de la vieuille ferraille, qu'i
dit, de la rouille et de la poussière. Faut en faire vot'
deu. Y a rin à faire. J'y travaillerais jusqu'à la fin de
mes jours qu'o n'irait pas. Je perds mon temps et vous votre
argent. Je m'en vais.
Séraphine le payit... Et la v'là toute seule, au d'so, en
face de sa vieuille haorloge. Le lendemain o rencontrit
Polydore, l'aubergiste, et o li contit ses malheurs, ben
entendu.
- A vot' place, que dit Polydore, je ferai
vei votre haorloge au grand Charlot. I n'est pas haorloger
dé s'n état, mais i s'entend à tout; et c'est li qui a
ramarré dernièrement la montre au curé de Montsecret. Les
haorlogcrs de Flers et de Condé se l'étaient passée d's uns
az autres durant pus de deux ans, et o n'avaient jamais pu
en veni à bout: et d'piez que Charlot l'a médecinée à sa
manière, o va d'un charme.
Séraphine fit veni le grand Charlot qui dêmontit l'haorloge,
- et vivement co ! Séraphine en avait ma dans le corps.
- Av'ous de l'huile, qu'i dit?
- Je n'ai que de l'huile d'olive - pour la
salade - que li rêponit Séraphine.
- C'est bon, c'est bon. Passez-mei l'huile
d'olive.
Séraphine li apportit l'huilier. Charlot huilit tout. Ah! I
n'êpernit pas l'huile : toute la burette y passit. I
remontit l'haorloge, la rependit contre le mur et montit les
poueids.
- J'allons vei ce qu'o va faire, qué dit
Charlot.
I donnit un coup de pouce au balancier.
- En avant, arche ! qu'i dit en riant.
Séraphine ne riait pas, lei; olle 'tait là, toute jugée, en
face dé s'n haorloge. O n'osait solement pas respirer.
- Tic-tac, tic-tac, que fit l'haorloge.
- Eh bé, vous vyez, que dit Charlot, la
v'là partie.
Séraphine était heureuse à s'n êvénoui. O ne le fut pas
longtemps. L'haorloge allait, mais olle allait à reculons.
La grande aiguille, en place d'aller de gauche à dreite,
était partie dans l'autre sens, - dans le sens que ne
fallait pas.
- Vous vyez, que dit Séraphine ?
- Je veis bé. O fait la mauvaise tête.
Attendez ! Attendez un petit moment.
I restit là un moment sans causer.
- Ya que demi ma, qu'i dit. J'avais peux
que la grande aiguille allit d'un sens et la petite aiguille
de l'autre. Mais la petite emboîte le pas à la grande. O
vont dans le même sens. Laissons les aller comme o veulent.
L'haorloge va, 's pas ? Le pus malaisé est fait. O va, et
s'o ne se met pas à aller, dé s'n esto, deu côté que faut,
ous me le ferez dire. Au plaisi, Mademoselle Séraphine.
L'haorloge allait, et olle allit, - toujous dans le sens que
ne fallait pas, - jusqu'à la soirante. Piez o se mint à
braire comme eune gent à qui qu'an érait arraché eune dent,
piez à rire, mais à rire ! à s'égouler de rire !
Séraphine en était malade. Le balancier, durant ce temps-là,
se balançait comme s'il avait été fou, i montait quasiment
jusqu'au plafond.
- Ma pauvre horloge est ensorcelée, que se
disait Séraphine, c'est le Granvillais qui l'a ensorcelée.
Olle érait échappé s'olle avait eu ses souliers, mais olle
'tait en chaussons. O restit là, - la mort dans l'âme, -
aussi malade qué s'n haorloge.
Au bout de deux trouais heures l'haorloge s'arrêtit, piez o
repartit, mais toujours à rebours. Le grand Charlot devait
reveni le lendemain, mais il 'tait au château de
Trucqueville à ramarrer le calorifère, - pace qué Charlot
était core un brin fumiste. Piez quand o l'eurent au
château, o le gardirent pour remettre en état eune roe de
cabriolet, - pace qu'i s'entendait étou à la carrosserie. Si
bé qué, quand i revint, huit jours aprez, l'haorlogc
n'allait pus en tout. Charlot se fâchit, i traitit
l'haorloge de vieuille rosse, de sale bique... Ah ! I li en
dit ! sans compter des serments comme Séraphine nn' avait
entendus de sa vie.
I redêmontit l'haorloge, la huilit co bé, mais les aiguilles
continuaient à aller a rebours.
- Y a un remède, que dit Charlot, et n'y
en a qu'un. C'est de repeindre les chiffres deu cadron dans
le sens où que les aiguilles vont asteure. Je m'en cherge.
Nous v'là tirés d'embarras... A moins que l's aiguilles ne
repartent dans l'ancien sens quand les chiffres éront changé
de place. Oz en seraient co bé capables ! Je ne le creis pas
tout de même.
Charlot apportit le lendemain deux potées de peinture, eune
de blanc et eune de noueir - et i fit les chiffres comme il
avait dit : eune heure en place dé onze heures, deux heures
en place de dix, - et ainsi de suite. C'était de l'ouvrage
bé faite, Séraphine en convenait ; mais o ne put pas
s'habituer à compter 1es heures dans ce sens-là. Ça li
cassait la tête.
Un dimanche que le grand Charlot était venu vei ce qu'en
disait l'haorloge, i trouvit Séraphine acculée sus eune
petite chaire à côté de la croisée, les mains jointes et en
train de soulasser. O faisait pitié.
- J'ai eu bé tort, qu'o dit, de ne pas
vendre m'n haorloge au moussieu de Granville, qui m'n
ôffrait deux cents francs et eune pendule à globe.
- S'ous voulez la vendre, que dit Charlot,
i ne manquera pas d'amateurs. Je me cherge de vous en
trouver.
- D's amateurs pour une haorloge qui va à
rebours !
- Raison de pus, Mademoselle Séraphine,
raison de pus piésqué c'est pus râle. Donnez-mei eune petite
commission... ce qu'ous voudrez... mettons dix pour cent...
et je vous fais vendre votre haorloge un bon prix. Combé
qu'ous en demandériez, de votre haorloge, Mademoselle
Séraphine ?
- Bé dame, je ne sais pas, mei ! Combé
qu'ous kérlez qu'o peut valei… à votre estime ?
- O ne vaut sou. Je n'en voudrais pour
rin. Mais un amateur peut vous la payer cinq cents francs
comme cent sous.
- Cinq cents francs ? Je ne peux pas, « en
conscience », en demander cinq cents francs.
- « En conscience ! » Ous pouvez demander
ce qu'ous voulez - et l'amateur vous en dire ce qu' i veut.
Ous êtes libres, tous deux. « En conscience ! » Y pas de
conscience là-dedans: c'est un marché. Faut en demander
mille francs. C'est ce que je vais en demander, s'ous voulez
que je me cherge de la vendre.
Le grand Charlot s'n allit vite cheux un nommé Moussieu
Pouche, qui avait sa maison toute plein-ne de vieuilleries
et qui avait déjà eune douzain-ne de vieuillcs haorloges.
- J'en ai assez, qu' i dit. J'en ai trop:
je ne sais pus où les mettre.
- Ous pourriez en avei cent, - et mille, -
que dit Charlot, qu'ous nn'ériez pas eune comme celle à
Mademoselle Séraphine.
I contit à Moussieu Pouche que l'haorloge à Séraphine était
la plus vieuille de toute l'Europe, et qu'olle avait êté
fabriquée par les Turcs ou les Chinois deu temps de
Charlemaigne, p'tet' de Pépin-le-Bref. Y en avait eu eune
autre... en Pologne, cheux le roi de Pologne. O fut volée
par les Boches durant la guerre - et cassée, mincée dans un
accident de chemin de fer.
I n'en restit que le cadron, que dit Charlot; et core, il
'tait bé cabossé, qu'i paraît. O l'ont mins dans un musée, -
et il en valait la pein-ne. Figur'ous, Moussieu Pouche, que
les chiffres deu cadron vont à rebours.
- Comment à rebours ?
- Oui, faut compter de dreite à gauche.
L’s aiguilles n'allaient pas, deu temps de Pépin-le-Bref,
comme o vont dans l's haorloges d'asteure. Oz allaient dans
l'aut' sens.
- C'est curieux, que dit Moussieu Pouche.
- D'excès. Ous pourriez même dire «
inkériable », et pourtant c'est sûr et certain. Je vous le
ferai vei sus l'haorloge à Séraphine, quand ous voudrez, -
et le pus tôt sera le mieux, vu qué y a déjà bé d's amateurs
à tônyer à l'entour. Mademoselle Séraphine en demande mille
francs. O les vaut. Mais je vous l'érais à moins s'ous 'n
aviez envie. O me connaît: o me demanderait moins qu'à un
horsain. O me ferait, bé sûr, eune bonne diminution... Ous
me donneriez eune petite commission... mettons dix pour cent
sus la diminution. S'ous payez l'haorloge huit cents francs,
- eune supposition, - en place de mille, ça vous fera eune
pièce de vingt francs.
C'est eune haorloge râle, Moussieu Pouche, la seule dé s'n
espèce, comme i ne s'en fait pus depiez Pépin-le-Bref. C'est
eune occasion.
Ah ! i li en dit ! I nn'avait eune platine, le gars ! Et i
finit par li mettre la tête sous l'aile, comme an dit co
quioquefouais.
Moussieu Pouche payit l'haorloge cinq cents francs, et
Séraphine ne se fit pas périer en tout pour donner cinquante
francs à Charlot, comme il avait êté dit. Moussieu Pouche li
en donnit autant, comme il 'tait convenu, si bé qu'o furent
ben aises deu marché tous les trouais; et l'ci qu'i fut co
le pus content, c'est l'ci qui fut volé.
__________________
1. Claquait des dents.
Sosthène dit à Tiennot :
- Rapelle-tei bé ce qui est réglé et
convenu: je m'appelle Rasyphe et tei Thôdule.
O s'n allirent tout dreit cheux Hébert, le marchand de
chaussures en face de la halle au beurre; et « Rasyphe » dit
à Madame Hébert qui était dans la boutique en train de bâter
(1), qu'il avait bésoin d'eune paire de souliers.
- Queue sorte de souliers qu'ous voudériez
? que li demandit Madame Hébert. Des souliers solides ?
- Oui, s'ous voulez, mais pas trop pésants
n'tou. Je seis de noce de mardi en huit. C'est not' cousin
Wilfrid de Quincu sus Clairefougère qui se marie do la jeune
des filles au père Coupiche de Cambuzot...
Sosthène - ou Rasyphe, comme ous voudrez - n'avait pas de
cousin à Quincu, ben entendu; et le père Coupiche de
Cambuzot ne mariait pas sa fille pour la bonne raison qu'i
n'avait pas de fille et que même n'y avait jamais eu de
Coupiche à Cambuzot. Sosthène était un menteux, et i
s'entendait à menti.
- Ous compernez, Madame Hébert, que je ne
peux tout de même pas aller à noce do deux godillots comme
ceux que j'ai dans les pieds. Donnez-mei quioque chose dé
moins p'sant et de bon, car je ne veux pas de camelote...
J'aime mieux vous le dire tout de suite, Madame Hébert,
comme je vous l'ai dit bé des fouais, je n'en veux pas. Ous
m'avez bé servi dans par asteure, je le sais bé, - et m'est
avis que je le mérite étou : y a pus de vingt ans que je me
chausse et me fais rensumeler cheux vous. C'est cheux vous,
Madame Hébert, que nos gens m'achetaient mes « caucaus »
comme an dit, quand j'étais pétiot... Pour en reveni à ce
que je vous disais, je tiens à la qualité. J'aime mieux
payer vingt sous de pus et avei de la bonne marchandise - et
qui seit à man pied.
- Assiéz'ous, que dit Madame Hébert,
assiéz'ous.
Et durant qu'o s'assiézaient, olle aveindit (2) des souliers
qui étaient là dans leux boites en carton derrière le
comptoir; et o nn'apportit eune brassée à « Rasyphe », tout
en li faisant l'article, ben entendu.
« Rasyphe » essayit les souliers, i l's essayit tous, l's
uns aprez l's autres.
- Ceux-là sont d'excès grands, qu'i
disait, mes pieds bartant dedans. Je mettrais quasiment mes
deux pieds dans un soulier. Il en print une autre paire, de
jolis souliers, le bout pointu.
Mais il ahannit bé à les couler.
- Je ne pourrais pas les garder longtemps,
qu’i dit. Je ne seis pas à l'aise là-dedans. Ah! la, la!
miséricorde! J'ai l's orteils en bouillie. J'en seue.
Et i tirit de sa pouchette un grand moucheux à carriaux pour
s'essyer le front.
- Madame Hébert. trouvez-mei, s'i vous
plait, quioque chose d'un brin moins êtreit. Thôdule,
donne-mei donc un coup de main pour tirer ces souliers-là.
Je ne vais pas me chevi (3) tout seu... Attention !
doucement, Thôdule, ne vas pas m'arracher le pied quant et
le soulier !
« Thôdule » tirait du, mais i tirait de coin comme un grand
maladroit qu'il 'tait.. P'tet' co ben étou qu'i le faisait
exprèz... I tirait si du qu'o manquirent de faire le bonscul
tous les deux, et que si « Thôdule » avait continué à tirer
et à saquetonner (4) comme i faisait, « Rasyphe » érait co
bé pu attraper eune êteurse.
- Permettez, que dit Madame Hébert,
permettez...
O se mint à tirer comme eune gent qui a la manière et
l'accoutumance ; et le soulier vint, - pas co sans ma, -
mais i vint.
- O sont putôt justes, que dit Madame
Hébert, mais, ous savei… ça se fait.
- Eh bé, je vous garantis que ceux-là ne
se feraient pas : j'en ai co l's orteils tout doulants.
Madame Hébert s'n allit queri tout un chergement de
souliers. « Rasyphe » en essayit co quioques paires, et à
force d'essayer, il en trouvit eune paire à san pied.
- En v'là qui vont, qu'i dit. Je seis à
m'n amain (5) dedans, j'y remue l's orteils.
Madame Hébert n'êtait pas au bout de ses pein-nes.
- V'là ce qu'i me faut pour la mesure, que
dit « Rasyphe », mais je voudrais quioque chose de moins
conséquent. Ces souliers-là ne me haitent (6) guère... O
vont, mais o bossent trop, o pèsent pus d'eune livre chaque.
C'est des souliers de terrassier. O n'iraient pas pour la
noce ni même pour le recroc (7).
- C'est des bons souliers, que disait
Madame Hébert, des souliers de fatigue, comme en faut à la
campagne pour l’hiver.
- Oui, mais justénément, en hiver je mets
mes sabots à collet et mes galoches. C'est pas pour l'hiver
que j'ai bêsoin de souliers, c'est pour asteure, pour aller
à noce... de mardi en huit... Ous compernez, Madame Hébert ?
I me faudrait de la chaussure pus ligère.
- Eh bé, si en cas, que dit Madame Hébert, pernez des
souliers bas.
Olle aveindit co eune douzaine de boites.
- Ah! je vous donne bé deu train, que disait « Rasyphe »
comme s'il avait été au d'so.
« Rasyphe » recommencit à essayer et, à la douzième paire :
- J'ai trouvé, ce coup-là, qu'i dit. V'là de jolis souliers,
vernis et qui cuittent. V'là ce qu'i me faut pour la noce.
Piez i se ravisit. Ses chaussettes li tombaient sur les
souliers. Ça ne ferait pas bon effet un jour de noce.
- Bé sûr que non, que dit Madame Hébert, mais dans ce cas-là
an met des « fixe-chaussettes ».
O li montrit eune Image pour li espliquer ce que c'était, et
comme i ne compernait pas, o li en mint eune paire dans les
mains.
- C'est des jerretières. que dit « Rasyphe ».
I ne les essayit pas. I dit que ça le gênerait, que ça li
catouillerait le mollet, qu'il 'tait d'excès catouilleux. I
ruminit un moment, piez i dit que, tout compte fait, valait
mieux qu'i print des souliers ordinaires.
Madame Hébert continuit à déballer des souliers ordinaires,
et « Rasyphe » à l's essayer sans rin trouver qui li
convint.
- C'est tout de même de la malchance, qu'i disait en
soulassant (8), 's pas, Thôdule ?
- Oui, Rasyphe.
- Y a de quei perdre patience.
- Ah! pariou, oui, que se pensait Madame Hébert.
Y avait longtemps qu'olle avait perdu patience; mais o se
donnait ben à garde de le laisser vei, - comme faut dans le
commerce.
- A perpos, Madame Hébert, que dit «
Rasyphe », Mademoselle Virginie est-eu là ?
- Non, olle est en course.
- Je vous le demandais... Tout
simpellemont pour... pour savei, pace qué, la dernière
fouais, c'est lei qui me servit, 's pas Thôdule ?
- Oui, Rasyphe.
- Ec o me trouvit ce que me fallait deu
premier coup. Olle a le coup d'yeu... et o connaît mes
pieds. Et... comme cela... olle est à la course. O ne va
p'tet' pas tarder. En attendis, je pourrais core essayer
quioque paires de souliers.
Durant qu'il esssayait co, Virginie rentrit, à bout
d'halein-ne. Madame Hébert li fit signe de se cherger de «
Rasyphe ». O nn' avait assez, o nn' était élugée (9).
- Ah! Mademoselle Virginie, que dit «
Rasyphe », ous allez me tirer d'embarras.
I tirit sa touine.
- En voul'ous deux brins, Mademoselle ?
- Merci, jé nn' use pas, qu'o li rêponit
secquement.
C'était eune gent de haute futaie que Virginie, ossue, large
d'êpaules, forte comme un cheva, toujous en noir, le bé
pincé, et l'yeu du, quasiment mauvais. Olle 'tait mal leunée
les trouais-quarts deu temps; et pace qu'olle 'tait restée
vieuille fille, olle en voulait à tout le monde, - comme bé
d'autres, - de n'avei pas trouvé chaussure à son pied, même
dans la boutique à Hébert.
« Rasyphe » espliquit tout deu long à Virginie ce que
li fallait pour la noce de son cousin Wilfrid de Quincu sus
Clairotte, qui êpousait la jeune des filles au père Coupiche
de Cambuzot :
- Eune belle grande fille dans votre
genre, Mademosellc Virginie. 'S pas, Thôdule ?
- Oui, Rasyphe.
- Et qué qu'ous d'sirez comme souliers ?
- N'importe queue sorte de souliers,
pourvu qu'o me vaïjent.
Madame Hébert s'était sauvée, toute rouge, comme s'olle
allait avei un coup de sang.
- V'là ce qui vous faut, que dit Virginie.
« Rasyphe » coulit les souliers.
- O sont êtreits, qu'i dit. Piez faut vous
dire que j'ai l's orteils doulants.
Virginie allit li queri des souliers pour pieds sensibles,
mais oz étaient, l's uns trop longs, l's autres trop courts.
Y avait ci, y avait ça.
- Donnez-mei vot' pied, que dit Virginie
en s'accouvant à côté de li, je vais prendre vot' mésure.
- C'est pas des souliers sus mesure que je
voudrais, c'est des souliers tout faits, tout prêts à
couler... Ous compernez ?... et à man pied, comme de juste.
- C'est deu quarante-quatre qu'ous
chaussez, deu quarante-quatre, grande largeur. J'en avons.
- Voyons, Rasyphe, que disait Thôdule,
dêpêche-tei ! V'là la trente-septième paire que t'essaies.
Tu ne vais tout de même pas rester là deux heures de temps à
couler et à tirer des souliers.
- Tu sais que j'ai bésoin de souliers pour
la noce... Le sais-tu, oui-t-ou non, Thôdule ?
- Oui, Rasyphe,
- Eh bé, je vais essayer jusqu'à ce soir,
s'i faut, mais je ne veux pas m'n aller dessans.
- V'la quatre paires de quarante-quatre.
Essayez-les, que dit Virginie, et s'o ne vous chaussent pas,
allez en queri aut' part !
Ah! o n'tait pas de bonne himeur, Virginie ! Et olle avait
biau être dans le commerce, o ne s'en cachait pas.
« Rasyphe» la regardait deu coin de l'yt'u et il avait ben
envie de rire, mais i restait sérieux comme un âne, respect
de vous, qui beit dans un siau.
Il essayit donc les quatre paires, et à la quatrième i dit :
- Ceux-là ne vont pas trop ma, - excepté à
la couture... là, vous vyez, sur le dessus... La couture me
gêne.
- La couture ? que dit Virginie, en
mettant le deigt dessus, c'té couture-là ne vous gêne pas.
Et piez, s'o vous gêne, çà se fera.
- Mais...
- Y a pas de « mais », ces souliers-là
vous chaussent de première. Les pern'ous, oui-t-ou non?
- Piésqu'ous me dites que ça se fera à la
couture, je vais les prendre.
Virginie l's avait déjà rempaquetés et ficelés dans leu
boite.
- Et combé que ça peut valei, ces
souliers-là, que demandit « Rasyphe » ?
- Soixante-cinq francs
quatre-vingt-quinze.
- Soixante-cinq francs ! oz ont donc
rencherdi.
- Au contraire. An les vendait
quatre-vingts francs, l'année passée.
- Soixante-cinq francs, dix-neuf sous !
C'est bé de l'argent, 's pas, Thôdule ?
- Oui, Rasyphe.
« Rasyphe » tirit san porte-monnaie.
- Ous allez me faire eune petite
diminution, Mademoiselle Virginie.
- Ça ne se peut pas, vous vyez la pancarte
: Prix fixe.
- Je veis bé... mais je seis eune vieuille
pratique... Ous n'avez guère de pratiques comme mei.
- Eune chance ! que se pensait Virginie.
- C'est cheux vous que nos gens m'ont
acheté mes premiers « caucaus ». Ous allez me faire eune
petite diminution... Quand ce ne serait que de quarante
sous, trouais francs.
- Ça ne se peut pas. Prix fixe.
- Eh bé, si en cas, que dit « Rasyphe » en
remettant son porte-monnaie dans sa pouchette, an ne va pas
faire d'affaire. A revoir, Mademoselle Virginie.
Piez quand i vit qu'olle avait l'air tout êfarouée
(10), il eut un bon mouvement. I redoublit et se rapperchit
de lei.
- Mademoselle Virginie, qu'i li dit enter'
haut ct bas, i me ferait deu de m'n aller comme cela, et de
vous laisser de mauvaise himeur. J'aime mieux vous dire tout
de suite ce qui en est et nn'avei le coeur net. J'avais gagé
do not' voisin Thôdule, qu'ous vyez là sus le sieu de la
porte... j'avais gagé quatre demis et quatre petits pots de
la bonne que j'essaierais quarante paires de souliers sans
en prendre eune. J'ai gan-gné, s' pas Thôdule ?
- Oui, Rasyphe.
- J'ai gan-gné les quatre demis: et y en a
un pour vous, Mademoselle Virginie, s'ous voulez veni quant
et nous au café de la Pie.
Virginie n'allit pas à la Pie.
______________
1. Tricoter des bas.
2. Atteignit
3. En venir à bout
4. Tirer brusquement dans tous les
sens
5. À mon aise
6. Plaisent
7. Repas du lendemain
8. Soupirant.
9. Ennuyée
10. effarouchée.
RAGUFINE
Ragufine était eune gent capable: o puçait, o bartait, o
blêtait (1), o sciait, olle érait fauché en cas de bésoin. O
nn' abattait de l’ouvrage ! et de la grosse ouvrage ! Olle
'tait forte comme un cheva. Olle 'tait putôt d'eune grande
vie et o n'avait pas peux d'eune bonne goutte. Olle avait un
petit bien, - quasiment la tenue de deux vaches, - et de
l'argent étou. Olle avait ben êperné... piez olle avait eu
la sucession de sa tante Aglaé de Ménil-Ciboult, dans les
dix mille francs, qu'i fut dit. Oui, mais v'là ! il 'tait
venu, quioque temps aprez, un horsain, eune espèce de
moussieu qui faisait le gros et qui avait la langue bê
pendue, - et qui li dit que fallait pas laisser dormi s'n
argent, mais la placer, la faire fructifier, comme i disait.
- Je vous la placerai, vot' monnaie, qu'i
dit, à huit deu cent, - et l'intérêt payé d'avance,
Ragufine se mêfiait. I l'embobelinit tout de même - pour
deux mille francs. I payit l'intérêt tout de suite. C'était
pas malin n'tou. I s'n allit de la partie et Ragufine ne l'a
jamais revu, ni ses deux mille francs. Olle érait mieux fait
de laisser dormi s'n argent que de la faire rêveiller par ce
gars-là.
Ça fait que Ragufine après ce coup-là gardit sa monnaie
cheux lei; et pour ne pas mettre tous l's oeufs dans le même
panier, comme dit l'autre, o la cachit dans pus d'un
endreit, - jusque dans le fond d'un pot à crème et dans la
doublure d'eune vieuille cotte, - en attendis qu'olle
achetit un coin de terre,
O s'était bé juré de ne pus prêter ne placer. O se laissit
co tenter tout de même deux ans aprez. Sa cousine Pélagie
s'était mariée do le barbier deu bourg, un nommé Racahout,
qui se mint dans la tête d'aller à la ville pour être
coiffeur; et, comme les Racahout avaient bésoin de quioques
sous pour se commencer, o leux pretit huit cents francs pour
un an à cinq deu cent. Au bout d'un an Racahout payit
l'intérêt, l'année d'aprez i ne payit rin en tout.
Si bé qué Ragufine s'n allit à Vaucoudray r'clamer ce qui li
était dû; et comme o partait pour la gare, la mère Coqueleu
li dit :
- Dites donc, Ragufine, pièsqu'ous allez à
Vaucoudray, ramenez-nous donc Bébert, man petit-fi qui est
cheux les Piquois, au bout de la ville, route de Falaise. Ça
se peut i, Ragufine ?
- Ça se peut, mère Coqueleu. Je m'en
cherge.
- Eh bé, si en cas, v'là trouais francs
pour son billet.
En sortant de la gare de Vaucoudray, olle avisit un
gros moussieu qui s'apperchit de lei et qui li dit poliment,
en tirant sei chapiau :
- S'i vous plait, Madame, qu'i dit,
soufflez-mei donc dans l'yeu. Je deis avei là, dans le coin,
eune poussière qui ne veut pas s'n aller et qui me fait
d'excès ma.
- C'est p'tet' un guibet, que dit
Ragufine.
- Ça se pourrait co bé. Regardez, qu'i
dit. C'est-i un guibet ? Le vy'ous ? Tirez-lé, si en cas, do
le coin de vot' moucheux, ou do le bout de vot' deigt, comme
ous voudrez.
- Je veux bé, qu'o dit; mais, en attendis,
ne vous frottez pas l'yeu qui vous fait mal. C'est l'autre
que faut frotter.
I se trouvit là, à côté deu gros bonhomme, un gars mal miné,
qui avait l'air d'un bégaud (2), et Ragufine li dit:
- Tenez mei donc, s'i vous plait, man sac
et man parapluie, qu'o dit, durant que je vais chercher le
guibet.
- Regardez bé, que disait le bonhomme.
C'est-i un guibet, eune poussière, un migrot de cherbon ?
Ragufine ne vyait ni guibet. ni poussière, ni cherbon.
- Eh bé! qu'i dit, soufflez, soufflez
fort... pus fort.
O souff1it de toute sa force: eune ventée à renverser un
chêne! et o soufflit si longtemps qu'o nn'était tout
alouinée (3).
- Ça deit être parti, qu'i dit... Je seis
soulagé.
La pauvre Ragufine l'était étou. Quand o se tournit pour
reprendre san sac et san parapluie, le gars n'tait pus là,
- Eh bé, qu'o dit, me v'là bé. Le
connaiss'ous ce pucetier-là, qu'o demandit au bonhomme.
Il dit que non, et que fallait couri cheux le commissaire de
police. Et durant qu'oz y allaient :
- Attendez-moi là eune minute, qu'i dit.
Je vais queri deu tabac.
I tournit à main dreite, et i ne revint pas. Ragufine
comprint qu'il 'tait de mèche et d'affût do l'autre. Eune
chance co qué toute s'n argent n'tait pas dans le sac et
qu'o nn'avait d'autre dans la pouchette de sa cotte de
dessous. Olle eut bé regret à san sac, qui était tout neu,
et ès quinze francs neuf sous qui étalent dedans.
O contit ses malheurs à Racahout qui li dit :
- Je vais m'n'occuper, qu'i dit. Je
connais le commissaire, je l'ai tenu par le bout deu nez bé
des fouais... I me deit co trouais barbes. Je cours cheux le
commissaire.
Ragufine dit que ça ne pressait pas. Ça pressait, mais olle
avait peux qu'i n'êchappit comme l'autre... pour aller queri
deu tabac; - censément. o tenait Racahout, o n'allait pas le
lâcher. Racahout fit mine de ne pas entendre. I vyait bé que
l'orage apperchalt, i voulait se tirer de là un moment.
- J'y vais, qu'i dit.
I sautit dehors, ct lé v'là parti en courant comme un
lièvre.
I n'allit pas loin, et revint écouter au coin de la porte.
Ragufine espliquait à Pélagie qué li fallait s'n argent,
toute s'n argent et tout de suite.
- Ça ne se peut pas, ma pauvre Ragufine,
que disait Pélagie, ça ne se peut pas. Je n'avons pas le
sou, le commerce ne va pas. Y a la crise, y a la
concurrence. Il est venu à la fin de mar un grand
débaltafrisé - de l'autre côté de Falaise, qu'i parait. - Il
a ouvert boutique sus la place deu Marché, à côté de la
Grande Pharmacerie… Deux salons ! do des glaces tout
alentour où qu'an se veit de haut en bas. Deux salons ! et y
en a un pour les femmes, qui vont s'y faire onduler !
- Onduler! que dit Ragufine qui kéryait
qué n'y avait que la tôle a être ondulée.
Fallut que Pélagie li espliquit qu'y avait étou des
tignasses ondulées et qui donnaient ès dames et ès
demoselles un faux air, respect de vous, de chiens caniches.
Racahout rase bê, que dit Pélagie, i rase de première, mais
i n'est co pas de ces pus adreits ès ondulations, - surtout
ès permanentes... qui durent huit jours... Et ça fait que le
gars de Falaise nous a enlevé pus de la meitié de nos
pratiques. C'est pourquei, je vous en supplie en grâce,
attendez core un bout de temps: et, si l's affaires ne
reprennent pas, je vendrons le petit pré qui nous reste et
je vous rendrons les huit cents francs.
Là-dessus o se mint à souleuser et à pleurer: et olle
embrassit Ragufine cinq six fouais d'affilée, Racahout qui
rentrit au moment n'eut pas besoin de se forcer pour pleurer
comme Pélagie. Il embrassit Ragufine sus les deux joes, - et
bé des fouais. - et o se la passaient pour l'embrasser et la
rembrasser. Si bé que Ragufine enn' était êfarée et se
demandait quand que ça qu'allait fini. O ne s'attendrit pas
quante même, o dit co que li fallait s'n argent; mais o se
perlait ben en lei-même qu'o n'allait pas la ravei.
Ragufine dînit cheux Pélagie; et comme o n'avait pas
dix-heuré, olle avait appétit. O mangit eune bonne bouchée.
Autant de prins sus les huit cents francs,
Au café, Pélagie ne servit pas d'iau-de-vie; et comme o
vyait que Ragufine n'en revenait pas :
- Ya des semain-ne que j'en n'avons pus,
qu'o dit, o se remint à pleurer comme eune fontain-ne,
Ce coup-là Ragufine s'attendrit, o se levit.
- Donnez-mei eune bouteille ou eune
taupette (4) qu'o dit.
Et la v'là partie à grandes ajambées cheux l'épicière d'en
face, et olle en rapportit eune chopine de celle de cidre.
Olle en versit et en reversit à Racahout et à Pélagie - et à
lei étou comme de juste, O n'tait pas gent à s'oubelier, la
chopine y passit et, tout en beivant. - et en pleurant eune
fouais de temps en temps, - o causèrent.
- Je ne voudrais tout de même pas, que dit
Ragufine, vous laisser dans le malheur... Penser qu'ous
n'avez rin à mettre dans vot' café ! Y érait moyen de
s'entendre, que je creis. Gardez co quioque temps mes huit
cents francs. J'en ai bêsoin, mais j'en trouverai autre
part; ct s'ous mo demandiez trente ou quarante écus de pus
un jour ou 1'autre je tâcherais de vous les trouver d'un
côté ou de l'autre,.. pace qué, comme je vous le dis, la
main sus la conscience, ça me fait deu de vous vei dans le
malheur, sans eune goutte à mettre dans vot' café ! Solement
s'ous ne me rendiez pas mn' argent l'année qui vient, ous me
paieriez do vot' pré. J'érais le pré de la Mare. I n'est pas
grand et y a bé deu jonc. Qué que t'en dis, Pélagie ? Qué
qu'ous en dites, Racahout ? Si je sommes d'accord, v'n'ous
en quant et mei cheux le notaire siner un papier comme quei
c'est entendu et réglé.
Oz allirent donc au notairiat et oz en passirent par où que
voulait Ragufine. Fallut siner.
Ragufine était pus d'a meitié reconsolée d'avei perdu san
parapluie et san sac et les quinze francs neuf sous qui
étaient dedans, sans compter les trouais francs pour le
billet à Bébert; et piez o se pensait en lei-même qu'olle
avait bé des chances asteure d'avei le pré de la Mare à bon
compte.
*
* *
En sortant deu notairiat, Ragufine s'n allit queri Bébert
cheux les Piquois, à l'autre bout de Vaucoudray; et comme o
passait sus la Grand-Place, o rencontrit Clodomir, le
voiturier, qui li proposit de la remmener.
- Parjou ! Je veux bé, qu'o dit; et ça se
trouve bé, vu que man billet de retour est dans le sac, do
les quinze francs neuf sous, sans compter les trouais francs
pour le billet de Bébert. Mais... à perpos, ér'ous de la
place pour Bébert étou ?
- Oui, y a de la place pour vous deux.
Trouv'ous au Canard Blanc au quart moins de sept heures. Je
serons rentrés à la soirante. Faut rentrer de jour : j'ai
oubélié ma lanterne.
Quand Ragufine arrivit cheux les Piquois pour prendre
Bébert, i n'tait pas là, et o ne savaient pas où qu'il
'tait. I n'tait pas commode à teni, Bébert; et Piquois
li-même avait bé deu ma à s'en chevi. Il avait êchappé eune
fouais jusqu'à la Lande-Huguet. I quérouinit (5) toute la
matinée dans le jardin ès Côtard; et le curé le trouvit, à
trouais heures de relevée, en train de manger de la laitue.
- Olle est bonne, ta surelle, que li dit
Bébert.
Il en fit bé d'autres. O li avaient d'fendu d'aller à
l'entour deu tonnet et de toucher à la quenelle. Raison de
pus pour y aller: i faisait tout à la rebours de ce qu'an li
disait. Il y allit et mint le beire avau la cave. Pus de
cinquante pots de perdus! et deu cidre de première,
quasiment deu pur jus ! I cassit la montre à Piquois, pour
vei, comme i dit, la petite bête qui était dedans, il avalit
les pilules à la grand'mère et eut des tranchées à faire
péri un cheva; i grippit dans la vigne à l'espert geômètre,
i chut do la vigne et se pochit, il érait pu se casser le
cou. Voulut-i pas étou apprendre à nager au matou de
Mademoselle Clopin dans la cuve où qu'o lavait ses
bouteilles ? Enfin i leux en fit vei de toutes les sortes.
Non, bé sûr, qu'o ne chômaient pas d'occupation do ce
mogneau-là!
Piquois appelit Bébert et Bébert ne rêponit pas. Il 'tait
monté dans le clocher de l'église Saint-Jacques et le custos
n'y trouvit le gârs que quand i se mint à sonner le tocsin.
Il avait êté vei, qu'i dit, comment que c'est fait, les
cloches, et comment que ça sonne. Ah! oui, an peut dire que
les Piquois n'eurent pas deu de s'en dêfaire. I les faisait
tourner en bourriques.
Ragufine fit la collation cheux les Piquois et, au café,
Bébert voulut avei sa goutte comme l's autres. Piquois fit
mine de li en verser un d'gout, mals Bébert ouvrait l'yeu :
- Pas de moquettes, qu'i dit.
Piquols li en versit quioques lermes de celle de vin.
...Ragufine trouvit Clodomir au Canard Blanc, comme il avait
dit, en train d'en prendre pour un sou. I l'invitit à faire
comme li. Bébert voulait deu café étou et o li en donnirent
pour avei la paix. Piez Ragufine en ôffr'it eune autre
soutée à Clodomir pour sa pein-ne, piésqu'i les remportait.
Il 'tait pus de sept heures quand o montirent en voiture.
Ragufine avait prins Bébert sus ses genoux; et comme i
s'était endormi tout de suite, Clodomir l'allongit, dans le
fond, sus la paille. La nuit venait... Le voiturier, qui
n'avait pas de lanterne, arrêtit à la Fougeraye et d'scendit
au café Boulet pour en emprunter eune. Et durant que la
Boulette li trouvait un bout de chandelle et eune vieuille
lanterne qui n'avait que trouais vitres sus quatre, - et
eune bé malade core ! et des toiles d'éraignée partout ! -
le voiturier, qui avait sei, commandit un pot de beire. Et
quand le pot fut vide, Ragufine, qui en avait bu sa part, en
ôffrit pour un sou à Clodomir; et comme Boulet restait là à
les regarder…
- Assiéz'ous, Boulet, que dit Clodomir,
assiéz'ous et faites comme nous.
Après qu'oz eurent vidé leux tasses, Boulet leux
ôffrit un cuiraço. Clodomir dit qu'il aimait mieux un fil,
Ragufine goûtit au cuiraço : o trouvit que c'était gras, pas
net au coeur.
- Oui, que dit le voiturier, ça n'a pas de
degrés.
Si bé que Boulet qui vyalt que Ragufine faisait la grimace
allit queri la carafe à celle de cidre et en versit eune
bonne goutte dans le verre de cuiraço pour le remonter et le
dégraisser. Les Piquois avalent bé recommandé à Ragufine
d'avei l'yeu sus Bébert. Si bé que quand o remontit en
voiture do la lanterne, où qu'o venait d'allumer le bout de
chandelle, o jetit un coup d'yeu dans le fond, où qu'o
s'attendait vei Bébert. Hélos ! i n'y était pus !
O le cherchirent partout, sous la cherreterie, dans le vieux
fournil, dans le douet Ferré, dans la mare ès Pérard, dans
le courtil ès Gignolles - où qu'il 'tait p’tet' co ben en
train de manger de la surelle. O cherchirent bé: mais autant
chercher, comme dit l'autre, un nid de souris dans l'oreille
d'un chat.
Clodomir ne se faisait pas de bile, i s'était remins à
beire. Ah! Il en mouvit et il en suppit, des soutées !
- Ça se perd pas, c'té grain-ne-là, qu'i
disait; Bébert est là au travers, en train de quérouiner, bé
hasard: tâchez de le racoinster (6) et donnez-li eu fie
bonne scionnée.
Ragufine était dans tous ses états, o nn'avait ma dans le
corps, Qué qu'allait dire la mère Coqueleu ? Qué que
diraient étou les Piquois ?
O furent plus d’eune heure devant que de trouver
Bébert dans le tas ès Durand, - couché dans le fein et qui
dormait comme un lérot ( ). Ce fut Olympe, la servante ès
Durand, qui le rêveillit en pilant dessus: et Bébert se mit
à crier comme un fersouaie. Oz eurent bé peux tous les deux,
Ragufine, Bébert et le voiturier remontirent en voiture.
Ragufine tenait d'eune main la lanterne et le petit gars de
l'autre ct o tenait bon. Clodomir fouettit son quercan. I
faisait vent; et, comme i manquait eune vitre à la lanterne,
le bout de chandelle s'êteignit, Clodomir ne russit à le
rallumer qu'à la cintiéme allumette, - la dernière. I ne
restait quasiment pas de chandelle, - guère pus d'un
demi-pouce. O ne fit pas long feu; et au moment qu'o
s'êteignait, o se trouvirent nez à nez do les gendarmes.
Oz étaient au carrefour de la Forêterie, en face deu café
Tripier. Fallut d'scendre et entrer à l'auberge pour donner
leux noms ès gendarmes, Clodomir eut bé deu ma à donner le
sien: il 'tait parti pour la gloire et il avait la langue
putôt épaisse, Ragufine nn'avait pas, lei, olle 'tait
récente comme en se levant, et olle 'tait prête à
s'espliquer. Mais sitôt qu'olle ouvrait la bouche, l'ci qui
êcrivait sus san canepin li criait:
- Tais'ous!
C'était un gros gendarme, pansu comme un poulain tardi, et
qui avait de gros yeux de huant, tout ronds, tout noueirs,
ct l'air mauvais comme un vipère. L'autre était pus haut de
taille, dreit comme un cierge, - bel homme, bonne philomie,
- la bouche d'excès large, par exemple. Clodomir, qui a co
souvent le mot pour rire, a dit bé des fouais dépiez que ce
gars-là avait dû, quand il 'tait pétiot, manger sa bouillie
do un sabre. Il avait quante même l'air d'eune bonne pâte de
gendarme, comme i s'en trouve co, Dieu merci, au temps
d'asteure.
- Espliqu'ous, qu'i dit à Ragufine.
- Tais'ous, que dit l'autre.
- « Espliqu'ous... tais'ous... » Mais, que
dit Ragufine...
- Tais'ous, qu'on vous dit.
Le grand fit signe à Ragufine d'attendre core un petit
moment, et quand le gros eut fini sa page d'êcriture, i dit
étou :
- Espliqu'ous.
De ce coup-là o s'espIiquit, o leux contit - tout à la
traverse, pu exemple, - comme quei et pourquei oz étalent en
retard à cause de Bébert qui s'était sauvé dans le tas ès
Durand, de la lanterne qui était vieuille et deu bout de
chandelle qui était court, et deu vent qui était grand; et o
leux disait de temps en temps;
- Ous compernez ?
O ne compernaient rin ou à pu prez; mais le grand riait de
si bon coeur que le gros finit par rire étou. Clodomir, qui
vyait que ça faisait bé, essayit de s'espliquer à san tour.
I ne put pas; et le gros gendarme causit de li faire un
autre procès pour avei bu pus que devei, et de l'emmener à
la souette. Ragufine le sauvit, o dit ès gendarmes que
Clodomir était un homme de conduite, et qui no beivait pas,
- qu'il avait femme et sfants - huit êfants, ct le dernier
baptisé de la veille.
- Pour ce qui est d' « en avei », qu'o
dit, i nn'a pas en tout. Si bègue un brin, c'est que ça li a
fait de l'effet, - ous compernez, - d'être arrêté sus route,
i nn' a eu les sangs tournés, i ne sait pas dans par où qui
nn'est, le pauvre Clodomir.
- C'est cela, que dit le grand gendarme,
mettons que Clodomir est ému.
- Pour en r'veni à la lanterne, que dit
Ragufine, la chandelle venait de s'êteindre. Ous pouvez
toucher le fond de la lanterne, il est co chaud. Le gros n'y
touchit pas, l'autre passit sa main sous la lanterne.
- Fectivement, qu'i dit, c'est chaud.
C'était gras étou. Le sui avait jusé par dessous et i
nn'avait plein la main. Ragufine, qui baissait l's yeux au
moment, vit eune tache d'un pied de large dans le devant de
sa robe de mérinos.
- Hélos! qu'o dit, ma cotte est perdue.
Le grand gendarme causit eune minute enter' haut et bas do
l'ci qui avait un gros ventre, piez i dit en apperchant sa
chaire de celle de Ragufine :
- L'affaire n'éra pas de suites, qu'i li
dit tout bas.
Ragufine était heureuse. Olle érait ben embrassé les
gendarmes, surtout le grand.
- Qué qu'an peut vous ôfri ? qu'o leux
dit.
Ragufine contit par aprez qu'o ne voulurent pas se laisser
payer à beire, et que, durant qu'olle en pernait pour un sou
do Clodomir, les gendarmes beivaient à part à la table d'à
côté, mais qu'o ne trinquirent pas. O causirent, o
jastoisirent, v'là tout. Yen eut qui dirent que c'était
inkériable. Y en eut étou qui dirent qu'oz étaient à la même
table et qu'oz avaient fait des parties de trente-et-un
jusqu'à deux heures dé matin.
Il en fut dit, - et bé pus que n'y en avait. Et pour ce qui
est d'avei joué jusqu'à deux heures dé matin, c'était des
menteries. Oz arrivirent à minuit cheux la mère Coqueleu qui
leux chauffit le café qui restait d'à médi. Clodomir et
Ragufine dirent qu'oz aimaient mieux un verre de beire, la
mèrc Coqueleu aillit leux en queri un pot. Le café chauffait
durant ce temps-là. Quand i fut prêt :
- Ma fei, que dit Clodomir, autant le
beire piésqu'il est chaud.
Et la mère Coqueleu, pour ne pas le laisser beire tout seu,
en versit à Ragufine et à lei-même. Quioques jours aprez, le
grand gendarme passit par là et il entrit cheux Ragufine. I
revint, - toujous bel homme, toujous aimable et de bonne
himeur. I revint souvent... Les gens commençaient à causer.
Raguflne et san gendarme allaient ês noix, o tônyaient le
long des viettes et des petits chemins. Les gens trouvaient
qué y avait de l'excès.
Ragufine n'tait pus toute jeune : y avait pus de trente ans
qu'olle avait perdu ses dents de lait; mais o n'était pas
faite pour de rester vieuille fille, et olle 'tait toute
prête à se mettre à ménage s'i se trouvait eune occasion. O
se trouvit: et ça finit comme fallait. Oz étaient de la même
âge, o se plaisaient, o cordaient, o se mariirent. Et
Ragufine ne se plaignit pas trop longtemps d'avei perdu san
sac et san parapluie, et d'avei abîmé sa cotte deu dimanche.
Olle avait un gendarme, qui était bel homme et homme de
conduite, et capable, à la veille de passer brigadier: et,
ce qui li fit quasiment autant de plaisi, l'année d'aprez
olle eut, à bon compte, le petit pré de la Mare.
___________________
1. Enlever des plaques d’herbe.
2. Sot.
3. Étourdie.
4. Petit flacon.
5. Manger des quérouins, des pommes
vertes.
6. Coincer dans un coin.
L'abbé Guiffon était depuis trois ans curé de
Rachy-sur-Esque, une des plus jolies paroisses du Bocage
Normand. Pays boisé, prairies, herbages, plants de pommiers
et, ça et là, quelques vallons étroits où serpentaient des
eaux rapides. Les habitants vivaient à l'aise, élevaient
leur bétail, récoltaient leur foin et leurs pommes, et
vendaient leurs produits aux marchés voisins. Ils étaient
pour la plupart assidus aux offices du dimanche, et il y
avait peu de paroisses de la région où les bonnes vieilles
traditions se fussent aussi bien conservées.
Cependant l'abbé Guiffon n'avait pas tardé à remarquer que
ses ouailles manquaient de générosité. Le sacristain,
Jean-François, qui faisait la quête chaque dimanche, ne
rapportait qu'une somme insignifiante. Même les jours de
fêtes carillonnées, la collecte ne s'élevait jamais à plus
d'un franc quatre-vingt-quinze centimes, - trente neuf sous
! Et comme Jean-François en retirait dix pour sa tournée, il
en restait au plus vingt-neuf pour la fabrique.
Le curé n'avait pas manqué d'en exprimer sa surprise à son
sacristain, homme sûr, avisé et de bon conseil, en qui il
avait la plus grande confiance. Jean-François avait hoché la
tête.
- O sont comme cela, Moussieu le Curé, et
o resteront comme cela.
- Vous croyez, Jean-François, qu'il est
inutile de leur en dire un mot du haut de la chaire ?
- Oui. J'ai bé peux que ça ne serve à rin.
- Comment ! poursuivit l'abbé Guiffon,
voilà des gens qui ne se privent de rien, qui vivent comme
coqs en pâte, qui roulent en auto, et dont les filles sont
habillées, les jours de fête. comme des princesses, - bas de
soie, souliers vernis et le reste... Et la plupart ne
donnent même pas un sou à la quête du dimanche! Une telle
ladre.., parcimonie est inadmissible et révoltante. Vous ne
trouvez pas, Jean-François ?
- Qué qu'ous voulez, Moussieu le Curé, o
sont comme cela.
- Ceux qui viennent à la messe basse s'en
vont ensuite faire une station prolongée à l'auberge. Ils se
gorgent de tripes et de beefsteak, boivent deux ou trois
cafés, copieusement additionnés d'eau-de-vie... Il me semble
que ces gens-là pourraient facilement vous remettre quelques
sous quand vous passez dans leurs rangs.
- Oui, sans doute. O pourraient.
- Eh bien ! puisqu'ils le peuvent, je juge
convenable et même indispensable de leur représenter qu'ils
le doivent.
- Je n'ai pas de conseil à vous donner,
Moussieu le Curé, mais s'ous leux en touchiez deux mots,
faudrait leux dire la chose en douceur... pace qué j'ai bé
peux que ça ne serve à rin.
Le dimanche suivant, le curé dit la chose... en douceur et
fit lui-même la quête pendant qu'on chantait le « Credo ».
Il récolta onze petits sous... et un bouton. Un certain
nombre de paroissiens, mécontents des reproches - bien
discrets cependant - que leur avait adressés le curé,
avaient préféré garder leurs cinq centimes. Ils
n'admettaient pas qu'on leur fit des remontrances sur ce
point, - comme sur beaucoup d'autres - et à une leçon ils
répliquaient tout de suite par une autre.
L'abbé Guiffon fut navré et eut soin de dire à son
sacristain que c'était navrant. Jean-François en convint et
ajouta une fois de plus:
- O sont comme cela... Ya rin à faire.
Quand le sacristain - ou le « custos », comme on dit dans le
pays - passait parmi les fidèles, chaque dimanche, il
continuait d'y trouver à peu près la même somme, - jamais
plus de vingt-neuf sous, dix-neuf net pour la fabrique.
Cependant, le jour de la Toussaint, Monsieur Glume, gros
industriel de la paroisse qui mettait rarement les pieds à
l'église, déposa dans le plat du sacristain un billet de dix
francs. Ce bon exemple ne fut pas suivi par les habitants de
Rachy-sur-Esque. Ils ne virent dans ce geste qu'une
ostentation choquante; et plusieurs paroissiens, bien que
froissés de cette prodigalité inaccoutumée, en profitèrent
en s'abstenant de verser leur contribution hebdomadaire de
cinq centimes. Le produit de la quête fut ce jour-là de dix
francs quarante-cinq centimes.
L'abbé Guiffon s'obstinait dans son espoir d'amener ses
paroissiens à une générosité plus marquée; et, puisque son
éloquence avait échoué, il eut l'idée de faire appel à un
orateur sacré, renommé dans toute la Basse-Normandie et qui
avait opéré des merveilles dans la paroisse même de
Rachy-sur-Esque. Il y avait prêché une mission quelques
années auparavant et ramené au bercail mainte brebis égarée.
Certain sabotier, entre autres, qui pendant plus de quarante
ans avait renoncé à toute pratique religieuse, était revenu
à l'église et s'était montré, depuis lors, d'une piété
édifiante. L'abbé Guiffon pria donc le Père Trubat de venir
exhorter ses ouailles à la générosité.
L'éminent prédicateur s'empressa de se rendre à cette
invitation, et à la nouvelle de son arrivée, toute la
paroisse accourut. L'église était comble. Monsieur Glume
cependant était absent. Il eut été enchanté d'entendre le
Père Trubat dont il appréciait le grand talent, - sans en
être néanmoins touché au point de rentrer dans la bonne
voie. Monsieur Glume professait en politique des opinions
très avancées et en religion un rationalisme primaire et
inébranlable. C'était un dur-à-cuire et il s'en faisait
gloire. Obligé de partir en voyage pour affaires, il ne vint
donc pas admirer une fois de plus l'éloquence du Père
Trubat. Il était avantageusement représenté par Madame et
Mesdemoiselles Glume - Solange et Gisèle - et par le jeune
Glume - Evariste; - et à l'exclusion de ce rejeton, qui
manifestait déjà des dispositions marquées à suivre les
traces du papa, la famille était prête comme toujours non
seulement à goûter l'art oratoire du Père Trubat, mais aussi
à se laisser entraîner par sa parole abondante, chaleureuse
et persuasive.
Le missionnaire était de haute taille et doué d'un
embonpoint qui ajoutait à sa belle prestance. Il avait la
voix forte, chaude et vibrante, le visage expressif,
sympathique, coloré, et des yeux empreints généralement
d'indulgence et de mansuétude, mais qui savaient au besoin
lancer des éclairs. Dès qu'il monta en chaire, tous les
paroissiens, même ceux qui d'ordinaire, au moment du sermon,
se carraient ou se rencognaient dans leurs bancs pour
écouter plus commodément leur pasteur, - ou sommeiller plus
à l'aise - prirent une tout autre attitude.
Le Père Trubat parla de l'aumône et traita le sujet avec
toute l'ampleur qu'il comportait. Il prêcha bien et
longtemps; et, quoique le dicton « courte messe et long
dîner » résume assez heureusement l'opinion des Bas-Normands
quant aux observances dominicales, personne n'eut l'idée de
reprocher à l'orateur ses copieux développements et ses
multiples digressions. Le sermon fut goûté de tous jusqu'à
la fin, - exclusivement. Après avoir montré que c'est une
obligation pour les chrétiens de secourir les malheureux et
les déshérités, il crut bon de rappeler que la véritable
charité se distingue de la bienfaisance, vertu purement
humaine, et qu'elle a de plus vastes frontières; et que, si
nous devons donner aux pauvres une part de nos biens, nous
devons aussi, pour commencer, en consacrer une partie à la
maison de Celui qui nous les a prodigués. L'orateur sacré
fit allusion au mauvais état de la toiture de l'église, au
clocher qui menaçait ruine; et il allait exposer que le
digne et dévoué pasteur de Rachy-sur-Esque avait besoin de
sérieuses ressources pour effectuer des réparations
nécessaires et urgentes; mais il remarqua que les visages
s'étaient tout à coup rembrunis et que, d'un mouvement
unanime, les fidèles se renfonçaient dans leurs bancs avec
tous les signes d'une irrésistible lassitude.
Il n'insista pas; et pour reconquérir - dans la mesure du
possible - ces auditeurs qu'il avait tenus jusqu'alors entre
ses mains, il termina son sermon par une historiette
amusante, qui réveilla un peu l'attention et laissa tout le
monde sous une impression relativement satisfaisante.
A peine descendu de la chaire, le Père Trubat fit lui-même
la quête, il passa lentement, s'arrêta au besoin devant ceux
et celles qui n'avaient pas encore préparé leur obole. Les
fidèles qui n'avaient rien à offrir avaient bien besoin de
s'incliner d'un air respectueux et contrit devant l'éloquent
sermonnaire, comme ils le faisaient, du reste, devant le
curé et même devant le « custos ». Beaucoup s'inclinèrent.
Cependant quelques pièces de billon tombaient ça et là dans
le plat argenté.
Après la grand'messe le curé s'informa tout de suite du
produit de la quête.
- Voilà, dit le Père Trubat... Deux francs
quarante-cinq.
- Ce n'est pas brillant, déclara l'abbé
Guiffon. C'est néanmoins un résultat inattendu et plein de
promesses pour l'avenir. Songez que même les jours de grande
fête - double de première classe - le montant de la quête ne
s'est jamais élevé à plus de vingt-neuf sous.
- Il est peut-être bon de vous dire,
soupira le Père Trubat, que j'ai versé mon obole, -
autrement dit un franc.
La mère Quatre-Ecus habitait, au hameau de la Folletière,
une vieille chaumière basse, bâtie de granit et de moellon,
au milieu d'un plant de pommiers. Elle se levait tôt, allait
et venait toute la journée, soignait sa vache, ses volailles
et son cochon. Le dimanche elle descendait à la bourgade,
située à quatre kilomètres de là, assistait à la messe
matinale et faisait quelques menus achats. Presque tous les
lundis elle allait vendre un petit coin de beurre au marché
de Tinchebray. Bien qu'âgée de plus de soixante-quinze ans,
elle restait active et vaillante, et jamais l'idée ne lui
était venue de trouver son existence monotone. Elle recevait
rarement une visite et ne s'en plaignait pas: elle avait
fort à faire et n'aimait pas être « détourbée » (dérangée).
Aussi fut-elle plutôt surprise lorsque, par une claire après
midi de septembre, M. Courtignon se présenta chez elle. Ce
visiteur, qu'elle connaissait de vue et de nom, était un
percepteur en retraite qui était venu couler ses derniers
jours au pays natal. Il avait la passion des antiquités;
mais il était plutôt amateur que connaisseur, et il avait
encombré sa maison de vieilleries, presque toutes dépourvues
de valeur et d'intérêt. Il avait réuni pieusement des vis de
vieux pressoirs, des coffres vermoulus, des pichets en terre
de Ger, des lampes à huile, des bassinoires... Sa collection
était telle qu'il avait quelque peine à circuler dans ses
appartements; et pourtant sa passion était loin d'être
assouvie.
S'il venait chez la mère Quatre-Ecus, c'était dans l'espoir
d'y découvrir de nouveaux trésors. Il avait appris qu'un
magistrat, de passage au Theil, s'était rendu à la
Folletière l'année précédente et y avait déniché des
antiquités rares, entres autres une buire magnifique, bien
que fêlée, et une marmite de forme très originale. En
entrant il avait aperçu, rangée au coin du foyer, une petite
marmite, dont l'aspect l'avait tout de suite séduit; et,
après quelques compliments adressés à la maîtresse de céans
sur sa bonne mine, il lui proposa d'acheter le susdit
ustensile de cuisine.
- Je voudrais bé, Moussieu Courtignon, dit-elle, je voudrais
bé, mais ça ne se peut pas. J'ai vendu la pareille, l'année
passée, et eune chance que j'ai retrouvé c'té-là dans
l'en-bas de la vieuille maison, car y en n'a pus en place.
Et core olle 'tait si tellement rouillée que j'ai eu bé deu
ma à la raffaiter. Olle est raffaitée asteure, olle est
bonne, o fait m'n affaire. Olle est bonne à tout. J'y fais
ma soupe, j'y fais cuire le lard, les truches (pommes de
terre), la ché de boucherie, la volaille, - tout ! J'y fais
man café, et je le passe à la chausse qu'ous vyez pendue lo,
à dreite, dans le coin de la cheminée, comme au temps
d'autefouais. Et il est bon.
Ma bru m'a ôfert eu ne cafetière, eune castrole et un
treipied. Je ne m'en sers pas, j'aime mieux ma marmite. J'y
seis habituée. Piez o me sert de baronnette. Le soir quand
je la veis se couvri de petits bonshommes rouges, je me dis:
i va en veni, i va co, plouvre.
M. Courtignon essaya plus d'une fois d'interrompre cet éloge
dithyrambique; mais la mère Quatre-Ecus était partie. Elle
ne devait s'arrêter que lorsqu'elle serait à bout de
souffle.
- S'pas qu'olle est jolie ? An n'en fait pus comme cela.
J'en ai cherché à Tinchébray, à Flers, j'ai êté jusqu'à Vire
pour en trouver eune. Y en n'a pus, ça ne se fait pus, qu'an
me disait, partout. An ne vous en ferait pas eune, même sus
commande. J'avais tort d'aller si loin, j'en avais eune sous
la main. Je me souvins de la marmite à not' grand'mère, et
je me dis qu'o devait être dans l'en-bas de la vieuille
maison, là-bas au fond du jardin. Eune chance que je l'y
retrouvis, - sans quei je ne me serais jamais reconsolée
d'avei vendu l'autre au moussieu de Paris. Olle est toute
pétiote, comme ous vyez, mais bé commode, - haute sus
pattes... Pas besoin de crimaillère. An peut faire deu feu
dessous sans qu'o seit pendue. Oui, an peut dire qu'olle est
commode, et jolie, d'excès jolie.
La mère Quatre-Ecus s'était arrêtée pour reprendre haleine,
M. Courtlgnon profita de l'occasion pour lui demander:
- Consentiriez-vous tout de même à vous en défaire, si...
- M'en dêfaire ! Qué que je deviendrais sans ma marmite ?
- Si on vous en proposait un bon prix ?
- Je ne la vendrais pas pour tout l'or deu monde. An n'en
fait pus comme cela.
- Combien avez-vous vendu la précédente ?
- Je ne m'en rappelle solement pus, je sais que c'était un
bon prix, - mais moins qu'o ne valait. Le moussieu de Paris
le sait ben étou, et toutes les fouais qu'i repasse par Le
Theil i vient me vei et i me fait des cadeaux. I m'a donné
un châle, eune paire de chausserons que je mets dans mes
sabots, - et eune montre, la montre en argent qu'ous vyez lo
pendue au clou, au dessus de la cheminée.
- Voyons. si je vous en donnais cinquante francs.
- Ça ne se peut pas. S'ous tenez à en avei eune comme c'té
là, cherchez. Ous érez p'tet' pus de chance que mei. Ous en
trouvériez p'tet' bé à Paris, dans les grands magasins.
Paraît qu'an y vend de tout. Et s'ous en trouviez eune, o
serait neuve.
- Je ne tiens pas à ce qu'elle soit neuve.
- Mei n'tout J'en aime mieux eune vieille, ben affaitée.
- Voyons, parlons sérieusement. Dites-moi un prix.
- Je n'ai pas de prix à vous dire, Moussieu Courtignon, je
tiens à garder ma marmite.
- Si je vous en donnais cent francs!... Vous auriez de quoi
acheter toute une batterie de cuisine.
- Non, je vous dis. J'y tiens. Et piez an m'n a ôfert bé pus
qu'ous ne m'en dites. Venderdi la relevée i vint un grand
moussieu, un juge de Caen, et i m'achetit eune bie (buire),
eune vieuille bie qui n'avait pus d'anse... I m'en bâillit
deux cents francs, et i l'emportit sous san bras; il érait
bé voulu ma petite marmite étou au même prix. Mais je ne
cédis pas. I s’n allit desans.
- Deux cents francs ! Mais c'est de quoi acheter une vache
!
- Eune vache ! au prix où qu'est le bestial asteure. Y érait
tout juste de quei se payer eune brebis.
Deux cents francs ! M. Courtignon n'en revenait pas. Ce
serait folie que de débourser une telle somme pour ce
vétuste ustensile, barbouillé de suie au dehors et de
graisse en dedans. Cependant en la voyant rangée seulette au
coin de la cheminée, si accorte, si attrayante dans son
costume archaïque et négligé, il songeait:
- J'aimerais mieux la voir chez moi, dans mon musée
d'antiquités, que dans le taudis de la mère Quatre-Ecus.
Et comme il n'était pas dépourvu d’imagination, surtout
quand il s'agissait de vieilleries, il crut la voir,- il la
vit lui cligner de l'oeil et lui adresser un de ces sourires
! un long sourire aimable, mélancolique et suppliant qui
disait :
- Je suis à vous. De grâce ne laissez pas la pauvre
Cendrillon se morfondre dans ce coin misérable. Il ne me
siérait pas de vanter mes avantages... Vous me voyez... «
Nigra sum sed formosa ». Je vaux bien vos pots cassés, vos
fusils à pierre, vos poëlons à longue queue et vos
dames-jeannes obèses... Je suis prête à vous suivre.
Enlevez-moi, cher Monsieur Courtignon. Quelques chiffons de
papier !... Vous n'êtes pas à cela près !
Sous le coup de l'émotion causée par cet appel pathétique,
M. Courtignon tira de son portefeuille trois billets de cent
francs.
- Tenez, Madame Colas, voici trois billets de cent francs.
Rendez-moi cinquante francs, et n'en parlons plus.
Les billets étalent étalés sur la table. Les yeux de la mère
Quatre-Ecus s'étaient brusquement allumés; et, si troublé
que fût M. Courtignon, il s'en aperçut aussitôt. Maintenant
il dominait la situation. Deux cent cinquante francs pour
une marmite, c'était une folie. Mais il était sûr de
l'avoir.
- A vous de décider, Madame Colas.
- D'abord et d'eune, Moussieu Courtignon, je n'érais pas de
quel vous rendre. Piez la marmite vaut bé trouais cents
francs.
M. Courtignon resta inébranlable.
- Deux cent cinquante francs. Pu un sou de plus. Sinon...
Et il fit le geste de reprendre ses billets.
- Je m'en vais aller vei de l'aut' côté, dit la mère
Quatre-Ecus, si j'ai de quei vous rendre...
Pendant l'absence de la bonne femme, la petite marmite
clignait de l'oeil plus que jamais, et elle souriait d'un
sourire de plus en plus large... Elle s'extasiait à l'idée
de ce brusque et merveilleux enlèvement.
- V'là tout ce que j'ai, dit la mère Quatre-Ecus. qui
rapportait quelques billets de cinq et de dix francs.
Elle les comptait en les alignant sur la table.
- Ça nous fait vingt-cinq, trente, trente-cinq et
quarante... C'est tout, je nn'ai pus.
- Cherchez; cherchez bien. Cherchez dans votre palliasse,
s'il le faut.
- Dans ma paillasse ! Ah ! Moussieu Courtignon, v'là eune
raison qu'ous ériez mieux fait de garder pour vous. Dans ma
paillasse ! Ous savez aussi bé que mei que l'argent ne
pousse pas le long des viettes et qu'olle est bé malaisée à
gan-gner au temps d'asteure. Non, bé sûr, je n'ai pas
d'argent à cacher dans ma paillasse, ni en place. Je vais
regarder si j'ai co quioque monnaie dans le buffet, mais je
ne vais pas aller en queri aut'part... Tenez, v'là co quatre
francs huit sous. C'est tout ce que je peux vous donner. Et
je vais me trouver sans monnaie ! Si ça ne fait pas le
compte, y a rin de fait. Repernez vos billets et je garde ma
marmite.
M. Courtignon savait bien que la mère Quatre-Ecus aurait pu
dénicher encore quelques petits billets, sans parler des
gros; mais il était fatigué de cet interminable marchandage.
Puis la marmite lui lançait des oeillades si tendres, si
suppliantes !
- Allons, dit-il, affaire conclue. Et si j'ai risqué une
mauvaise plaisanterie ne m'en gardez pas rancune.
L'incident ne devait pas avoir de suites. La physionomie de
la mère Quatre-Ecus avait repris une expression presque
aimable. Elle proposa à M. Courtignon de « beire » un verre
de cidre et de manger « eune bouchée ».
- Y a pas grand'chose à vous ôfri, dit-elle. Y a co tout de
même eune ossaille, un reste de Livarot bé fait... et deu
café. Il en reste d'à médi.
Ni I'ossaille, ni le livarot, ni le café éventé, fait dans
la petite marmite, ne tentèrent M. Courtignon. Il avait hâte
d'enlever son trésor.
- Ous n'allez pas vous en cherger, dit la mère Quatre-Ecus,
laissez-la jusqu'à demain; et je vous la ferai porter par le
petit gars à Clémence.
- Non, merci, je l'emporte.
- Donn'ous ben à garde de vous talboter.
M. Courtignon prit la marmite, et, tout en la tenant écartée
de lui autant que possible pour ne pas se « talboter »,
partit d'un pas ferme et rapide.
Il descendit un chemin profond, étroit et rocailleux, juste
assez large pour la marmite et Courtignon, puis il traversa
un herbage que coupait un sentier faiblement indiqué; et
avant de prendre un nouveau chemin moins rocailleux, mais
aussi étroit et aussi profond que le précédent, - et
passablement boueux - il constata qu'il était fatigué.
- Vous pesez plus que je ne pensais, Mademoiselle, soupira
t-il, en lui jetant un regard non de reproche, mais
d'affectueuse surprise. Jolie, oui très jolie, mais dodue.
La marmite en eût volontiers rougi. Elle ne le pouvait. Elle
n'essaya même pas.
- Et puis, reprit Courtignon, c'est navrant de vous tenir
éloignée de moi. Je vous serrerais volontiers sur mon coeur,
chère enfant, mais vous comprenez qu'il n'y faut pas
songer... pour le moment... Changeons de main.
Il avait pris la marmite de sa main gauche; il trottinait
par les chemins creux, à travers les champs et les prés.
Quand il escaladait les talus, il la tenait à bout de bras;
et de même quand il franchissait un fourré ou un ruisseau.
Il n'était pas encore à mi-chemin. Il changeait de main de
plus en plus souvent.
Il s'arrêta pour s'asseoir dans l'herbe, et, tout en
admirant « sa » marmite, - il l'admirait de tout cœur,
malgré la gêne et la fatigue qu'elle lui causait, - il eut
une idée qu'en son for il qualifia sur-le-champ de géniale.
Comme l'avait fait remarquer la mère Quatre-Ecus, la marmite
était « étreite de goule ». Pourquoi ne la porterait-il pas
sur sa tête, comme un casque ? Il n'aurait plus besoin de la
tenir à distance. Il cheminerait, les bras libres ou à peu
près, puisqu'il n'aurait plus à porter que le couvercle
d'une main et son chapeau de l'autre. Idée géniale vraiment.
Nécessité est mère de l'invention. L'ingéniosité de
Courtignon y était bien aussi pour quelque chose.
Il essaya cette coiffure d'un nouveau - sinon d'un ancien
genre, car elle rappelait vaguement certains heaumes du
moyen âge. Elle les rappela plus encore par la suite.
Elle avait la pointure requise, plutôt ample cependant que
juste. Ce n'était pas un défaut. Courtignon allait ceindre
son crâne de son mouchoir et éviter ainsi les conséquences
fâcheuses d'un contact immédiat.
Il continua de cheminer à travers champs, coiffé de sa
marmite.
- Quelle trouvaille! songeait-il, quelle trouvaille au
moment voulu ! Qu'en dis-tu Margot ? Tu ne t'attendais guère
à cette position insolite! Pattes en l'air ! Margot
pattes-en-l'air ! Honni soit qui mal y pense ! Patience ! Tu
vas bientôt reprendre ton attitude normale et coutumière, et
trôner parmi maintes beautés, dans une toilette élégante,
digne de toi. Tu auras toute une cour de pichets d'étain, de
bassinoires d'argent et d'horloges préhistoriques; et je te
trouverai une place d'honneur à côté de l'ophicléide que je
me suis offert la semaine dernière. Tu trôneras sur un
coffre de chêne recouvert d'un tapis d'Orient. Ah! tu ne
regretteras pas le taudis de la mère Quatre-Ecus, ni ce
foyer banal et négligé, encombré de cendre, de tisons et
d'épluchures ! Que les grandeurs cependant ne te grisent
pas, Margot, garde toujours ta grâce simple et rustique,
n'oublie pas que ton berceau fut une chaumière. Reste
modeste parmi les mouchettes prétentieuses, les sabres
fanfarons, les lances arrogantes et les potiches chinoises à
l'air perfide et dédaigneux...
<>Courtignon interrompit soudain ce monologue lyrique
pour traverser une étroite rivière qui lui barrait le
chemin. L'eau était peu profonde, et quelques grosses
pierres, qui émergeaient du courant, permettaient de passer
à pied sec. Ces pierres, de formes irrégulières et plus ou
moins bien assujetties, parfois même tremblantes, Courtignon
les connaissait: et il n'hésita pas un instant avant de s'y
aventurer. Il était un peu gêné par son casque: et, en
outre, le chapeau qu'il tenait d'une main et le couvercle de
la marmite qu'il portait de l'autre ne lui assuraient pas un
équilibre suffisant.
La pierre du milieu bascula. Courtignon qui vit le danger
s'élança sur la suivante et s'écroula la tête en avant. Le
couvercle roula avec bruit et demeura sur place; le chapeau,
que Courtignon avait lâché en même temps, fut emporté par le
courant. La marmite, qui avait porté sur la rive abrupte et
rocailleuse, mais heureusement tapissée de mousse et de
ronces, ne souffrit nullement de ce choc inattendu. Elle
conserva même ses trois pattes. Ce fut Courtignon qui pâtit
le plus de l'accident. Sa tête avait pénétré toute entière
dans la marmite ; et quand il se fut relevé, ruisselant, il
essaya vainement de l'en retirer.
Il était loin de toute habitation: inutile de crier au
secours. Il cria pourtant, il hurla. A quoi bon ? puisque
personne ne pouvait l'entendre. Du reste sa voix ne portait
pas. Elle retentissait pour lui seul à l'intérieur de la
marmite, elle l'assourdissait - et ajoutait encore à son
désespoir. Il se hissa tant bien que mal dans le pré voisin,
s'affaissa dans l'herbe, hurla de nouveau, et de nouveau
s'efforça - sans plus de succès - d'arracher la marmite,
dont les bords étroits descendaient jusqu'à ses épaules.
Il était plongé dans une nuit complète - et brûlante, car le
soleil tapait dur sur la fonte: et comme l'air s'y
renouvelait à peine, Courtignon se disait que si on ne
venait pas à son secours, c'était l'asphyxie à bref délai.
II avançait cependant, les mains tendues... Oh ? ces mains
tremblantes, noires, horribles ! Il ne criait plus, il
pleurait et gémissait dans la marmite. Il savait qu'à chaque
pas il risquait de s'abattre dans un fossé ou un bief, de se
cogner contre un arbre: aussi avançait-il lentement, les
mains toujours tendues.
Les enfants de la Triquette, troupe déguenillée et
vagabonde, rôdaient à ce moment à travers les jachères et
les pagnolées.
Quatre garçons et deux filles, - de cinq à treize ans, -
tous joufflus, vigoureux et barbouillés. La fille aînée
était vêtue d'une camisole jaune sans boutons, et d'une jupe
accrochée à ce corsage par deux ou trois épingles. De
chaussures point. Les garçons portaient des lambeaux de
culottes retenus à leurs hanches par une ficelle. Les deux
aînés avaient de vieilles vestes, usées et sales, les autres
n'avaient pour tout costume que la culotte et un semblant de
chemise en toile pourrie, sans col, sans boutons. Pieds nus,
- mollets rebondis, bronzés, superbes !
Ils s'arrêtèrent tous les six à la vue de ce personnage
grotesque, que leur effarement rendait gigantesque et
formidable. Ils s'arrêtèrent - trop épouvantés pour fuir.
Puis la fille aînée, après une longue pause haletante, dit
en claquant des dents:
- C'est le diable, je vois ses cornes.
Le plus grand des gars dit à son tour:
- Oui, je les vois. C'est le diable.
Et le voilà parti à fond de train. Les autres suivaient à
toutes jambes, échelonnés dans leur course en travers des
sillons.
Ils couraient, ils hurlaient aussi - pour commencer. Ils se
turent bientôt : le souffle leur manquait; et ils durent
s'arrêter, le coeur battant, le visage barbouillé de larmes
qu'ils essuyaient de leurs mains terreuses.
A ce moment, tout près d'eux, sur un « fossé» apparut le
jeune Cabuche, fils d'un fermier voisin.
- Ah! cria-t-il, j'érais dû m'en douter.
C'est co les k'nailles à la Triquette. Qué qu'ous cherchez
là le long ? Ous avez co fait quioque mauvais coup là au
travers, mauvaise grain-ne... et c'est, bé hasard, un chien
qu'an a choûlé après vous qui vous fait galoper comme cela
dans la pagnolée.
- Non, dit le chef de la bande, c'est le
diable. Tenez ! lé v'là. An veit ses cornes.
Cabuche, ahuri à son tour, voyait le monstre approcher.
- Qué que c'est que cela ? Qué que ça peut
ben être que cela ? répétait-il.
Il était descendu du talus; et pendant que les enfants
s'éloignaient en détournant souvent la tête, il avança dans
la direction de Courtignon, qui venait vers lui d'un pas mal
assuré et les mains en avant.
- Hé! là-bas ! cria Cabuche.
- Au secours ! répondit Courtignon d'une
voix faible et éraillée. Au secours ! Vous m'entendez ?
- Oui.
- Vous ne me reconnaissez peut-être pas.
Je suis M. Courtignon, percepteur en retraite. J'habite
Saint-Laurent. Il m'est arrivé une horrible mésaventure.
Courtignon mit vite Cabuche au courant de la situation.
- De grâce, ajouta-t-il !, menez-moi tout
droit chez le forgeron, sinon je vais périr étouffé.
Cabuche crut charitable de dire à Courtignon:
- Si j'essayais co tout de même de retirer
la marmite ?
- Non, gémit Courtignon, pour avoir la
marmite il faudrait m'arracher la tête. Menez-moi chez le
forgeron, je vous donnerai vingt francs.
Quand Cabuche et Courtignon arrivèrent au bourg de
Saint-Laurent, le jour avait baissé; mais il faisait encore
assez clair pour distinguer les deux personnages. Tous les
villageois accouraient au seuil de leurs habitations et le
franchissaient volontiers. Toute la marmaille de la
localité, - sans excepter, bien entendu, la bande à la
Triquette, - s'était abattue sur la place comme une volée de
moineaux, et les ménagères intriguées avaient suivi. On se
poussait, on se bousculait, on voulait voir de plus près
l'infortuné Courtignon ; et Cabuche, assailli de questions,
s'efforçait de son mieux de répondre à tout le monde.
- Je vous dis que c'est Moussieu
Courtignon... Oui, c'est li, qué je vous dis. I ne peut pas
retirer la marmite, et i va êtouffer, qu'i dit.
Un grand flandrin, qui n'était autre que M. le Maire, avait
sans trop de peine fendu la foule.
- C'est incompernable, criait-il. Piésque
Moussieu Courtignon s'est coiffé de c'té marmite-là, - eune
drôle d'idée enter' nous! - pourquei qu'i ne veut pas la
retirer ?
- I veut bé, répliquait Cabuche, mais i ne
peut pas. V'là bé le chiendent.
Courtignon, accroché à son guide, répétait d'une voix sourde
et plaintive.
- Menez-moi vite chez le forgeron.
- Laissez-nous passer, criait Cabuche.
Tir'ous de la veie. Range'ous !.
On ne se rangeait pas. Courtignon, remorqué par Cabuche, se
heurtait à chaque pas contre les curieux; et la plupart
d'entre eux ne s'écartaient qu'après s'être frottés de trop
près à la marmite de la mère Quatre-Ecus.
Pour traverser la foule d'où montaient pêle-mêle des
soupirs, des exclamations et des rires sarcastiques, il
fallut à Courtignon et à Cabuche cinq bonnes minutes, - on
n'entre pas à la forge comme au moulin.
En pénétrant à l'atelier on n'y trouva pas l'artisan sur qui
Courtignon comptait pour le délivrer de son casque. Médéric
venait de ferrer la pouliche d'un éleveur des environs; et
après cette opération, relativement ardue pour le maréchal,
et très désagréable pour le jeune et fringant animal qui la
subissait pour la première fois, on s'était rendu au cabaret
voisin. La femme de Médéric y courut.
- An te demande, Médéric, viens-t'en vite.
- An me demande... Qui me demande?
- Moussieu Courtignon. Il a bésoin de tei.
Il a la tête dans eune marmite. Faut que tu viennes la
casser.
- Li casser la tête?
- Non, la marmite. Sa tête est dedans
et...
- Eh bé, qu'i la retire.
- I ne peut pas. Viens vite la casser,
sans quei i va êtouffer.
Bien que Médéric n'aimât point avaler son café comme une
médecine, il vida sa tasse d'un trait, s'essuya les lèvres
du revers de la main et, tout en maugréant, emboîta le pas
de sa femme. En voyant Courtignon coiffé de la marmite, en
un clin d'oeil il saisit la situation dans toute son
horrible simplicité.
- Vous voyez, Médéric, dit le maire, M.
Courtignon a la tête prise dans la marmite. Que faire ?
- M'est avis, dit Médéric, que devant que
de casser la marmite, an devrait essayer de l'arracher.
Piésque la tête est entrée, o devrait ressorti.
- Ous entendez, Moussieu Courtignon, dit
Cabuche ?
- Impossible, gémit Courtignon. Cassez,
cassez vite la marmite. J'étouffe.
- Je seis de l'avis de Médéric. La tête
est entrée, o peut r'sorti. Mais faudrait p'tet' d'abord
retourner la marmite, comme an fait pour eune « paronne » (
)..
- Cassez la marmite, suppliait Courtignon.
- En cassant la marmite, grognait Médéric,
je pourrais co bé casser la tête.
- Evidemment, dit le buraliste, la tâche
est difficile et délicate. Hum ! hum ! et mieux vaudrait, -
si c'est possible - pratiquer un orifice qui permettrait à
M. Courtignon de respirer plus à l'aise et même de prendre
quelque alimentation... Peut être même pourrait-on scier la
marmite... Y a-t-il des instruments, Monsieur Médéric, pour
forer ou scier la fonte ?
- S'y en a, dit le maréchal-ferrant, je
n'en connais pas.
Le maire se rapprocha de Courtignon.
- L'opération est dangéreuse, dit-il;
ét'ous prêt à déclarer qu'ous voulez bé ?
- Oui, répondit Courtignon, j'aime mieux
courir le risque d'avoir la tête cassée que d'étouffer dans
cette satanée marmite.
Il se laissa entraîner vers l'enclume; et quand la tête et
la marmite y furent posées, Médéric empoigna un gros
marteau.
- C'est ben entendu, Moussieu Courtignon,
vous voulez que je tape. S'ous voulez, je veux ben étou.
Mais - ous compernez - je ne tiens pas à avei d's histoires
par aprez.
- Oh ! dit le cordonnier qui aimait la
plaisanterie, s'ous li cassez la tête, i ne r'clamera pas.
Médéric tenait le marteau solidement, les mains tout près de
la masse, afin de ne pas défoncer la tête en même temps que
la fonte - si possible. Il frappa un coup sec, et tout de
suite par une large brèche on aperçut la tête noire et
graisseuse de M. Courtignon. Elle n'avait pas été atteinte;
et deux autres coups moins violents achevèrent de la
délivrer.
Un grand soupir s'échappa de toutes les poitrines.
Courtignon, hideux et le visage fendu d'un large rictus,
serra les mains du forgeron avec une effusion pathétique:
- Ah ! Merci ! merci ! Vous m'avez sauvé
la vie !
- Monsieur Médéric, dit le buraliste, mes
félicitations ! Voilà un coup admirable, un coup de maître !
ferme et moelleux ! un chef-d'oeuvre de force et d'adresse !
Le forgeron. flatté, se rengorgeait, mais avec modération et
non sans grâce, tandis que Courtignon s'obstinait à lui
serrer les mains. Médéric, que cette interminable étreinte
impatientait, jugea bon de s'en débarrasser en disant :
- Moussieu Courtignon, ous fériez bé de
vous laver. Ous êtes inregardable.
Il était en effet barbouillé à faire peur, - même à un
forgeron.
- Ernestine, apporte de l'iau et deu savon.
On riait maintenant et de bon coeur; et si les rires étaient
plus irrévérencieux que ne l'eût souhaité Courtignon, il
était trop heureux pour s'en offusquer. Il se nettoya de son
mieux, et ayant repris un air à peu près humain, il mit de
côté les débris de la marmite. - afin de les recoller plus
tard. Il ne voulait pas perdre cette oeuvre d'art. Il dit
enfin d'une voix qui restait éraillée :
- Mesdames, Messieurs, je rentre chez moi,
je vais dîner. Après quoi, - à huit heures précises, -
rendez-vous au Café de la Paix, où je vous convie à un vin
d'honneur.
La réunion fut nombreuse, sinon choisie. Tous les hommes
valides et la plupart de leurs épouses vinrent au café
féliciter M. Courtignon et boire à sa santé - et à ses
dépens. La fête fut joyeuse, longue, bruyante; et elle coûta
cher, plus cher même que la petite marmite. Courtignon
trouva la note très élevée; il eut toutefois le bon esprit
de n'en rien laisser voir.
Une quinzaine plus tard, la mère Quatre-Ecus, mise au
courant de ces événements, vint rendre visite à l'amateur
d'antiquités.
- J'ai retrouvé, lui dit-elle. eune petite
marmite, tout comme celle qu'ous m'aviez achetée. Olle 'tait
dans l'en-bas de la vieuille maison, au fond d'un vieux
côfre.
- Un vieux coffre ?
- Oui, vieux comme Hérode. Il 'tait vieux
quand j'étais jeune. S'ous nn'aviez envie, an s'arrangerait.
Piez y a un vieux rouet étou.
- Je passerai chez vous dès demain.
La mère Quatre-Ecus n'avait rien de plus à dire. Elle se
garda bien de révéler à Courtignon que la nouvelle marmite,
qu'elle prétendait avoir dénichée dans « l'en-bas de la
vieuille maison », lui avait été vendue, - comme les autres,
- par un quincaillier de Tinchebray. Il en restait encore
plus d'une douzaine; et la mère Quatre-Ecus aurait, le cas
échéant, de quoi satisfaire plus d'un antiquaire dans le
genre de Courtignon, pourvu qu'elle eût le temps d'«
affaiter » la marmite et de lui donner la patine requise.
Quant au coffre et au rouet, tous deux disloqués et
vermoulus, et également dépourvus de tout caractère
esthétique, elle les avait achetés à une « vendue » en même
temps qu'une douzaine de bourrées. Elle en avait fait
l'acquisition pour presque rien, pour ainsi dire par dessus
le marché.
M. Courtignon paya un bon prix ces trois oeuvres d'art que
la mère Quatre-Ecus fit transporter au domicile de
l'antiquaire qui, assagi par sa mésaventure, avait pris la
ferme et farouche résolution de ne plus se coiffer d'une
marmite.
Gliaume avait reçu la note du médecin. Il l’avait lue et
relue en faisant la grimace, puis l’avait mise dans sa «
matine », au bout du buffet. Le docteur Potame était venu
voir trois fois la vieille Doxie, servante de Gliaume, et le
total des honoraires s'élevait à la somme de quatre-vingt
dix francs. C'était bé de l'argent.
L'année précédente, Doxie, à qui le docteur avait déjà
prodigué ses soins, était allée elle-même payer la note.
Gliaume l'avait envoyée à dessein, en lui recommandant bien
de dire au médecin qu'elle le payait de sa poche, afin de
l'attendrir un peu et d'obtenir une petite « diminution ».
Doxie avait marchandé avec autant d'âpreté que si elle eût
réellement déboursé la somme réclamée, mais Potame n'avait
pas rabattu « eune » centime.
Il avait même eu le toupet de lui compter une consultation
de plus. Doxie avait eu la fâcheuse idée de dire qu'elle
n'était pas encore « bé crâne» ; et tout de suite, avec son
empressement professionnel bien connu, Potame lui avait fait
tirer la langue, tâté le pouls, - et griffonné une
ordonnance. Coût: dix francs en sus, - et autant chez le
pharmacien. Gliaume n'avait pas trouvé la plaisanterie de
son goût. On ne lui ferait plus le coup. Ah! mais non !
Aussi était-il décidé à aller lui-même payer le docteur.
Huit ou dix jours après avoir reçu la note, il la retira du
livre de messe où il l'avait serrée, la relut en faisant une
fois de plus la grimace, la replia, la fourra dans son
gousset et partit pour Vaucoudray.
Il avait mis sa « blaude » du dimanche, chaussé une paire de
gros sabots « à collet » bien ferrés de clous bêcherons,
bien garnis de paille à l'intérieur; et il s'achemina vers
la ville, d'un pas lent, lourd et régulier, tout en
balançant les épaules.
Arrivé chez le docteur, il demanda au domestique :
- Est-i là, le bourgeois ?
- Oui, vous allez le trouver dans son
cabinet de consultations, au premier, - au fond de la salle
d'attente, la porte à droite. Vous pouvez monter. Laissez
vos sabots au bas de l'escalier.
Gliaume ôta ses sabots et monta. Il traversa la salle
d'attente et frappa à la porte du fond.
- Entrez.
Gliaume se trouva en présence du docteur assis dans un
fauteuil, dont son énorme personne débordait. Potame avait
depuis longtemps dépassé les cent kilos. Il était grand,
gros et gras, il avait un ventre qui l'empêchait de voir ses
pieds, - et, par suite, de mettre et d'ôter ses souliers.
Son domestique était chargé de lui rendre ce service.
Malgré son obésité remarquable, Potame était resté actif,
dispos et même remuant. C'était en outre un chasseur
infatigable.
- Bonjour, Monsieur Barvout, dit-il,
bonjour Gliaume. Comment ça va ?
- Ous êtes ben honnête, ça va core à pu
prez.
- Allons, tant mieux, tant mieux.
- Oui, tant mieux pour mei, tant pière
pour tei, pensait Gliaume.
- Et quel bon vent vous amène ?
- C'est point le vent qui m'amène,
Moussieu P...
Gliaume fut sur le point de lâcher« Moussieu Potame ». Il se
reprit à temps. Potame n'était qu'un sobriquet. Le docteur
avait un tel embonpoint qu'on l'avait d'abord surnommé
l'hippopotame; et ce vocable s'était bientôt transformé en «
potame ». Tout le monde l'appelait Potame, même ses amis;
mais quand on s'adressait à lui, on se gardait bien
d'employer ce sobriquet. Le docteur aurait bondi, dans la
mesure où son volume et son poids le lui eussent permis.
- C'est point le vent qui m'amène,
Moussieu Grelat, c'est la note qué v'là.
- Ah! très bien, Gliaume.
- Je vais vous payer, dit Gliaume. Quand
je dis que je vais vous payer... c'est pas tout à fait cela.
C'est Doxie qui va vous payer. Je paie, mais sus sa monnaie
à lei. O ne pouvait pas veni. Ça fait que je seis venu. Ous
compernez ? C'est lei qui paie. Faut pas l'oubellier. Et o
se demande s'ous n'avez pas fait erreur pour la troisième
visite. Ous êtes venu la vei deux fouais. La troisième
fouais ous êtes venu en passant, mais c'est pas pour lei
qu'ous êtiez venu. C'était pour le gars à Delphine qui avait
les mauvaises fièvres.
- Oui, mais je suis allé voir Doxie. Je
lui ai donné une consultation, la troisième.
- Bé sûr, et je sommes d'accord là-dessus.
Mais piésqu'ous veniez pour le gars à Delphine, ça ne vous
faisait qu'un déplacement. Et piésque c'est Delphine qui
vous avait demandé de veni, c'est à lei de vous payer le
déplacement et pas à Doxie. O ne vous deit que la
consultation.
- Je suis allé la voir trois fois, elle me
doit trois visites, - ou plutôt vous me les devez, car c'est
à vous de payer pour elle, Monsieur Barvout. Doxie est à
votre service depuis plus de trente ans...
- Dépiez trente-neuf ans, Moussieu Grelat.
Olle 'tait cheux nous deu temps de défunt not' père. C'est
eune bonne gent, travaillante et propre, et qui s'entend à
soigner le bestial. An ne peut pas dire le contraire. Olle a
eu la médaille, l'année passée, pour ses trente-huit ans de
service, - et o ne l'avait pas volée, Dieu le sait et le
connaît.
- Vous devriez vous estimer heureux,
Monsieur Barvout, d'avoir une servante comme Doxie.
- Lei étou devrait être bé contente - et o
l'est - d'avei eu de bons maitres comme o nn'a eu. J'avons
toujous êté bons pour lei. Oui; bé sûr, s'olle est restée
trente-neuf ans cheux nous, c'est qu'o s'y trouve bé. O le
sait bé, - et o vous le dirait comme je vous le dis.
- Tout cela n'empêche pas, Monsieur
Barvout, que c'est à vous de payer les visites du médecin
quand votre servante est malade. Riche comme vous l'êtes !
- Mais je ne seis pas riche ! Je perds de
l'argent tous les jours. Ous savez aussi bé que mei que le
bestial ne vaut sou. Je viens de vendre trouais boeufs moins
cher qu'o ne m'avaient coûté y a deux ans. Ah ! non, bé sûr,
je ne seis pas riche. Je ne sais pas si la crise - comme o
disent - va continuer; mais si ça dure, c'est la ruine pour
nous, Moussieu Grelat, c'est la ruine.
Après avoir gémi comme il convenait - et même davantage -
sur la misère des temps en général et sur la sienne en
particulier, Barvout paya intégralement la note de Potame.
Il s'exécuta en soupirant:
- Ous êtes du, Moussieu Grelat, ous êtes
du pour le pauvre monde.
Le docteur ne répliqua que par un sourire.
Au moment où Barvout se levait pour se retirer, Potame lui
demanda:
- Et vous, Gliaume, ça va toujours ?
- Comme sus des roulettes.
Il eût été malade qu'il n'eût pas répondu autrement. Il
n'entendait pas qu'on lui jouât le même tour qu'à Doxie. Il
se tenait sur ses gardes.
- Vous avez une bonne santé Gliaume.
- Je n'ai été malade qu'eune fouais - il y
a vingt ans. Nos gens envyirent queiri Moussieu Chiquetot,
qu'ous avez remplacé. I vint tout de suite en tirbury, - y
avait pas d'auto dans ce temps-là. I m'examinit de haut en
bas, me tâtit le pouls, me fit tirer la langue, me tapit
dans le dos et dans l'estomac, êcoutit par devant et par
derrière, me tournit, me ratournit et me boulangit de bout
en bout, pour tâcher de trouver - bé hasard - ce que j'avais
dans le corps. Ah! il y mint le temps ! Pus d'eune demie
heure! Et pourtant i ne pernait que cent sous.
Là-dessus i m'êcrivit eune ordonnance qu'oz allirent faire
rempli cheux défunt Moussieu Craignard, qui était
apothicaire où qu'est asteure la Pharmacerie Centrale. J'en
eus pour vingt-sept francs et trouais sous. C'était bé de
l'argent - pus que ne valaient les remèdes. O ne me firent
pas pus d'effet qu'un vessicatoire sus eune jambe de bois.
Si bé que j'allimes trouver la mère Fafin, eune bonne femme
qui demeurait de l'aut' côté de Vassy. O me donnit eune
poignée d'herbes secques, - ous ériez dit deu rein - de quel
faire eune chopine de tisane, qué fallait beire devant que
de me coucher. Je fis la tisane. J'y mins deux pierres de
sucre et je la bus. Je dormis comme un lérot, et, le
lendemain, j'étais résous, fort comme un chêne.
O m'avait dit qu'o ne me prenrait rin si la tisane ne
faisait pas d'effet. Et, enter' nous, c'est ce que déraient
faire étou les médecins et les pharmaciens. Mais piésque la
tisane m'avait guéri, je retournis cheux la mère Fafin,
comme de juste, et je li demandis combé que je li devais.
- Ce qu'ous voudrez, qu'o dit. Je li
donnis cent sous et eune panerée de peires de jaunet.
- Dites, Monsieur Barvout, savez-vous
comment s'appelle le commerce de votre guérisseuse ?
Exercice illégal de la médecine. On pourrait la poursuivre
devant les tribunaux, votre bonne femme, et la faire
condamner sévèrement. Et ce serait justice.
- Non, ous ne pourriez pas.
- Pourquoi ?
- Pour la bonne raison tout simpelment
qu'olle est morte.
- Ah! sa tisane, ne l'a pas empêchée de
mourir.
- Non, Moussleu Grelat, pas pus que les
drogues des médecins ne les empêchent de s'n aller quand le
moment est venu. Piez faut vous dire q'o n'eut pas le temps
d'en prendre. Sans quei o serait core en vie, ce qui li
ferait dans les quatre-vingt dix ans. Olle 'tait bâtie pour
vivre aussi vieuille que Mathieu Salé. Olle avait core êté
la relevée sercler dans san courtil. O se portait comme un
charme; o bâtait et o cousait co sans leunettes. A la
soirante o dit à ses gens: « Je ne me sens pas à m'n aise ».
O s'assiézit dans un fauteuil à côté de la croisée et o
passit doucement en moins d'eune minute. J'allimes à s'n
enterrement. Y en avait un monde ! L'église était plein-ne
comme un jour de Pâques. Le choeur était plein étou. Pus de
deux douzain-nes de curés, sans compter les chantres et les
curotins.
- De sorte, dit en riant Potame, que tout
le pays est condamné à ne plus guérir.
- Non, Moussieu Grelat, non. Olle a laissé
son ségret à sa fille et à son gendre qui ne sont pas, Dieu
merci, pus maladreits que lei.
- Ils continuent le métier ? C'est bon à
savoir. Exercice illégal de la médecine.
- Qué que ça fait, piésqu'o guérissent !
- Peuh!
- Je vous dis qu'o guérissent... même des
gens que les médecins ne guérissent pas, ... même des
médecins - jusqu'à des grands médecins de Paris. Y en a core
eu un de guéri, la semain-ne passée, un gros moussieu qui en
savait long pourtant piésqu'il appernait la médecine az
autres. Il avait de l'iau sus l'estomac et toutes ses
drogues n'avaient servi à rin. Eh bé. i n'a pas pus d'iau
dans le corps asteure que dans le creux de sa main. O l'on
guéri -. et san petit gars étou qui avait le carret. Car o
touchent le carret étou. Le pauvre petit Parisien qui était
condamné par tous les grands médecins... eh bé, o l'ont
guéri. I va d'un charme,
- Oui, oui, entendu.
Potame s'était levé, résolu à ne pas en entendre davantage;
et il se dirigeait du côté de la porte qu'il allait ouvrir
pour congédier Barvout aussi poliment que possible. Mais
Barvout n'avait pas fini. Tout en se retirant doucement il
continuait:
- Je vous dis qu'o guérissent. Tenez, ous
avez p'tet' entendu causer de Fernand Rapier, le petit gars
ès Rapier de la Tuilerie. Il avait neuf dix ans. Il 'tait
comme innocent, gourd de tous ses membres, i bavait du matin
au soir, i béguait, - et toujours un liron (1) au nez. Ses
gens li donnaient des moucheux de pouchette. I savait
solement pas s'en servi.
Il 'tait mal bâti, mal miné, maigre comme eune âtelle, - et
un ventre comme un poulain tardi ! I n'appernait rin à
l'école. C'était eune pitié ! Le médecin de Condé qui était
venu vei le petit gars avait dit à ses gens qu'y avait rin à
faire. Ma fei je le kéryais ben étou.
Ils le menirent cheux le gendre à la mère Fafin qui leux
dit: « Sav'ous ce qu'il a, c'têfant, qu'i dit. Il est noué.
Eh bé! qu’i dit, j'allons essayer de le dênouer ». I le mint
sus la table, le tournit, le retournit, le boïssonnit (2)
des pieds à la tête do un torchon et de la terpentine et li
tirit sur les membres. I le dênouit. Fernand se porte ben
asteure. Il a forci et graissé et i ne bègue quasiment pus.
I ne bave brin, i se mouche et il apprend d'excès bé. I lit
le journal à ses gens, et i carecule la pieume à la main,
faut vei ! - les quatre règles et la preuve par neuf, il en
sait autant que le mait' d'êcole.
- Oui, oui, c'est merveilleux, dit Potame
en ouvrant la porte. Au revoir, Monsieur Barvout.
Excusez-moi. Vous voyez, on m'attend. La porte au fond,
n'est-ce pas ? et l'escalier à gauche. Au revoir. Je suis à
vous, Monsieur Bacquelin, dit-il, en s'adressant au client
qui attendait.
Barvout s'en allait, furieux naturellement d'avoir déboursé
ses quatre-vingt dix francs, - pas un sou de diminution ! -
et néanmoins enchanté d'avoir conté à Potame toutes ces
histoires qui n'étaient guère que des « menteries ».
En arrivant au bas de l'escalier, Barvout fut tout surpris
de n'y pas trouver ses sabots. Il n'y avait là qu'une paire
de belles galoches vernies, vraisemblablement celles du
client qui venait d'entrer dans le cabinet de Potame.
- Où que sont mes sabots ? demanda Barvout
au domestique qui traversait le vestibule. Ous m'avez dit de
tirer mes sabots, je les ai tirés, je les ai laissés là au
bas de la montée.
- Oui, je « m'en » rappelle. Deux gros
sabots crottés, avec de la paille dedans.
- Crottés ou non, je les ai laissés là, -
et o n'y sont pus. Où qu'o sont ? J'en ai besoin pour m'n
aller. Je peux tout de même pas faire trois quarts de lieues
sus mes chaussettes. I me faut mes sabots. Où que sont mes
sabots ?
- Je ne sais pas... C'est drôle.
- Allons! tâchez de me les trouver... Et
promptement. Faut que je m'en vaïs-je'. Et j'ai les pieds
gelés sus la brique. Allons! Vite ! trouvez-mei mes sabots.
En attendis, je vais couler les galoches que v'là, - si o me
vont.
- Attention! ne prenez pas les galoches de
M. Bacquelin.
- Mais quand an vous dit que c'est en
attendis qu'ous me trouviez mes sabots. Solement,
trouvez-les - et tout de suite, s'i vous plaît.
- Oh ! cria le domestique, je devine.
Encore une farce de Monsieur Gontran. Je l'ai vu rôder par
ici... Joséphine, dit-il, en ouvrant une porte qui donnait
sur le vestibule, vous n'avez pas vu Monsieur Gontran ?
Joséphine, cuisinière énorme, presqu'aussi volumineuse que
Potame, et douée d'un teint plus riche, apparut dans
l'encadrement - bien rempli - de la porte:
- Non, répondit-elle, je ne l'ai pas vu, -
et je ne tiens pas à le voir. Puis je lui ai défendu de
mettre les pieds dans « ma » cuisine.
- C'est sûrement lui qui a fait le coup,
gémissait le domestique. Et ce n'est pas la première fois !
Je vais voir dans le grenier, - et dans le hangar, - et dans
le garage.
- Dêpêch'ous, grognait Barvout,
dêpêch'ous... qui que c'est Moussieu Gontran ? demanda-t-il
à la cuisinière.
- C'est le fils à Monsieur, un être
assomant, un être sciant, Monsieur, un fripouillard.
- Si c'était un effet de vot' bonté, ous
pourriez p'tet' aller vei dans le hangar, durant que le
domestique est dans le grenier.
- Je ne suis pas chargée, Dieu merci ! de
surveiller Monsieur Gontran. Je suis cuisinière, Monsieur,
et c'est bien suffisant. On mange à des heures impossibles.
Ce n'est pas un métier, Monsieur.
Sur quoi Joséphine rentra dans « sa » cuisine et ferma la
porte au nez de Barvout.
Le domestique tardait à revenir, Gliaume chaussa les
galoches qu'il trouva plus froides que ses sabots et « un
brin justes ». Quand le domestique reparut, l'air effaré et
inquiet, Barvout comprit tout de suite que M. Gontran
n'avait été découvert ni au grenier, ni dans le hangar, ni
dans le garage.
- Patientez un peu, dit le domestique, je
vais voir dans la cave.
- Patienter! Je peux pas tout de même
attendre jusqu'à demain.
Le domestique resta longtemps à la cave. Ce local sombre lui
offrit peut-être un intérêt et des distractions qui
l'empêchèrent, - tout autant que l'obscurité. - de
poursuivre activement ses recherches. En tout cas, il s'y
attarda si longtemps que Gliaume Barvout, qui n'avait pas
sous la main les mêmes distractions, partit en grommelant et
chaussé des belles galoches vernies, propriété de M.
Bacquelin, ancien gendarme.
Le domestique dénicha enfin M. Gontran dans la salle à
manger, paisiblement assis devant un bon feu; et il ne vit
pas d'abord les gros sabots boueux rangés près de la
cheminée.
- Où sont les sabots ? demanda-t-il.
Gontran les prit, et le domestique qui supposait naïvement
que Gontran allait les lui remettre avançait une main
confiante.
- Les voilà, dit le garnement, en les
jetant dans le feu.
Le domestique se précipita vers la cheminée et retira du
brasier la chaussure de Barvout. Mais la paille avait flambé
et les sabots étaient roussis.
- C'est des vieux sabots, dit Gontran; ils
ne sont bons qu'à faire du feu.
- Je vais prévenir le docteur, dit le
domestique d'un ton sévère.
- Ce n'est pas la peine. Les sabots n'ont
pas de mal, - au contraire ils sont appropriés.
Le domestique n'en courut pas moins informer Potame de ce
regrettable événement. Surpris de ne pas trouver, au bas de
l'escalier, les galoches de M. Bacquelin. il en conclut tout
de suite, - sans avoir recours à un enchaînement prolongé
d'inférences - que Barvout s'en était emparé, complication
nouvelle qu'il lui fallait également porter à la
connaissance du docteur.
Il entra dans le cabinet de consultations, les sabots à la
main, et exposa les faits, autant que le lui permettaient
son émotion et son essoufflement.
- Où est Gontran ?, tonna Potame.
- Il était à l'instant dans la salle à
manger. Je ne sais pas s'il y est encore.
- Dites-lui de venir me trouver. Je m'en
vais lui... ou plutôt non... je saurai toujours le
rattraper. Il faut tout d'abord retrouver les galoches de M.
Bacquelin. Préparez l'auto, Victor, et nous allons courir
après cet animal de Barvout. Nous lui remettrons ses sabots,
et il vous rendra vos galoches, Monsieur Bacquelin. Ah!
l'animal ! je profiterai de l'occasion pour voir Mme
Cligeret, la femme du maire, et son nouveau-né. Je devais
passer un de ces jours. C'est entendu, Monsieur Bacquelin,
vous venez avec moi.
- Je ne demanderais pas mieux, Monsieur le
Docteur, mais vous voyez, je suis en chaussettes.
- On va vous trouver une paire de
chaussures... des pantoufles... des chaussons... Non, je
vais vous donner mes souliers de chasse. Vous y serez à
l'aise. Et c'est préférable... si vous êtes obligé de
descendre.
Cinq minutes plus tard l'auto roulait dans la direction de
Chagny; mais elle ne put rattraper Barvout. Il fallut se
rendre à son domicile.
- Eh bien! Monsieur Barvout, dit le
docteur en descendant de l'auto, il paraît que les galoches
de M. Bacquelin valent les bottes de sept lieues. Vous
n'avez pas mis un quart d'heure à rentrer chez vous.
- C'est, ma fei, vrai. Mais je vais vous
dire... j'ai trouvé eune occasion. Moussieu Bétaillis, le
boucher, m'a rapporté... J'arrive tout juste et j'ai pas
core eu le temps de rentrer à la maison.
- Et les galoches ?
- J'ai les pieds dedans, comme ous vyez.
- Je vois bien. Mais je m'étonne, Monsieur
Barvout, que vous vous soyez approprié des chaussures qui ne
vous appartiennent pas.
- A qui la faute ? An m'avait prins mes
sabots, cheux vous. Je pouvais tout de même pas m'en reveni
sus mes chausses.
- Vous pouviez attendre.
- J'ai attendu... longtemps. Je pouvais tout de
même pas rester cheux vous, au pied de la montée, jusqu'à la
fin de mes jours. Moussieu Vaubaillon, le chercutier de
Flers, deit veni vei un de nos cochons, sau' vot' respect.
J'avions termé un jour. Fallait que je rentrisse. Et je seis
rentré, comme ous vyez.
- Monsieur Barvout, je viens chercher les
galoches de Monsieur Bacquelin.
- Ah! permettez, Moussleu Grelat, je ne
vous les baillerai que s'ous me rendez mes sabots.
- Ils sont là, vos sabots. Victor,
apportez les sabots de Monsieur Barvout.
Le domestique s'avança, les sabots à la main.
- C'est pas mes sabots que v'là, s'écria
Barvout en levant les bras au ciel. D'abord y avait de la
paille dedans, de la bonne paille fraîche, de la paille de
guieu, que j'avals minse dedans au moment de parti pour
aller vous payer. Piez o sont brûlés, ces sabots-là, ous le
vyez comme mei. Je ne veux pas de ces sabots-là, Je veux mes
sabots.
- Ecoutez, Monsieur Barvout... Ils sont un
peu roussis, c'est vrai. On les avait mis à sécher devant le
feu... et c'est une attention dont vous devriez nous savoir
gré... On les avait mis trop près du feu, sans doute... Le
feu a pris dans la paille et les sabots ont été roussis. Je
n'en disconviens pas... Mais un peu de cirage, un coup de
brosse, il n'y paraîtra plus. Quant à la paille, c'est un
rien. Vous n'en manquez pas. En somme c'est un accident sans
importance et, - encore une fois - dû à une attention
aimable qu'on a eue pour vous.
- Et qui l'a eue, c't' attention-là ?
- Je ne sais pas... La cuisinière,
peut-être.
- Ah! bé sûr que non. Et c'est mei qui
vous le dis. Je sais bé qui qui m'a prins mes sabots - et
ous le savez ben étou. C'est vot' gars qui a fait le coup.
C'est li qui m’a brûlé mes sabots, des sabots de première,
en cœur de foutiau (3), comme an n'en veit guère là au
travers. Et piésque c'est li, donnez-li la scionnée qu'i
mérite et payez-mei eune paire de bons sabots, à man pied, -
sans quei je ne rends pas les galoches.
- Mais ces galoches ne vous appartiennent pas. Vous n'aviez
pas le droit de les prendre.
Bacquelin. qui s'était approché, ajouta d'un ton solennel:
- On n'a pas le droit de se faire justice.
- An n'a pas le dreit n'tou de brûler les
sabots d's autres.
Doxie était venue sur le seuil, et, les bras ballants,
regardait les sabots roussis.
- Eh bé! qué que t'en dis, Doxie ? demanda
Barvout. C'est-i à mei, ces sabots-là, oui-t-ou non ?
- O sont ben abîmés si en cas.
- O sont inmettables. Y en a un étou qui a
l'air fendu.
- Comment ça va, Doxie ? demanda le
docteur.
- Ous êtes ben honnête, Moussieu Guerlat,
ça va core à pu prez.
- O va bé, s'empressa de dire Barvout, o
n'a pas besoin de consultation.
- Voyons, Monsieur Barvout, reprit Potame,
le mal n'est pas irréparable... Un peu de cirage... un coup
de brosse... Barvout ne voulait pas en convenir.
- C'est votre avis, disait-il, ce n'est
pas le mien.
Potame promit enfin à Gliaume de lui payer une paire de
sabots neufs, si les vieux s'avéraient incapables de
continuer leur service.
- Moussieu Grelat, dit Barvout d'un ton
sentencieux, j'ai confiance dans la parole d'un homme
loyal... Mais vaut mieux en fini tout de suite et nous
arranger à l'amiable… Dans d's histoires comme c'té-là, le
millieu mo-yen d'en sorti, c'est comme dit l'autre - de
couper la peïre en deux. Mes sabots m'avaient coûté
vingt-cinq francs, o sont en cœur de hêtre, - oz en valaient
co pus de vingt à matin. Vous n'avez qu'à vei, les talons
n'ont pas de ma, o ne sont brin usés. Coupons la peire en
deux, laissez-mei les sabots, donnez-mei dix francs, - et
l'affaire est réglée. Je ne compte pas la paille.
- Il ne manquerait plus que cela !
- Permettez, Moussieu Grelat... sav'ous ce
que vaut la paille au temps d'asteure ? Cinq et six sous la
livre, pus cher que le pain devant la guerre. An n'est pus
au temps d'autefouais où que les visites de médecin
coûtaient cent sous, les consultations vingt sous, et que la
paille ne valait sou.
- Enfin, Monsieur Barvout, vous me demandez une
indemnité de dix francs.
- Je ne vous demande co pas la meitié de ce qu'ous
dériez me bailler... et je ne compte pas la paille. Ous
allez faire deux, trouais visites là le long - ous compterez
deux, trouais déplacements, et i vous restera co de la
monnaie quand ous m'érez payé.
Il fallut en passer par là. Potame se décida, après quelques
répliques inutiles, à remettre à Barvout un billet de dix
francs.
- Entrez donc, Moussieux, dit Gliaume en empochant le
billet. Doxie va nous en chauffer pour un sou et je vais
vous faire goûter de l'iau-de-vie comme an n'en beit pas
tous les jours. Je vous le garantis. C'est défunt not' père
qui l'a bouillie. Entrez donc, Moussieu Grelat, et vous
étou, Moussieu Bacquelin.
Potame, qui ne détestait pas le vieux calvados, n'eut
cependant pas l'idée de se rendre à cette invitation. Il
tourna brusquement le dos à Barvout ; et il se disposait à
sortir de la cour, précédé de Bacquelin, qui s'en allait
grand train vers l'auto, heureux d'être rentré en possession
de ses galoches et grognant quand même après le sans-gêne et
l'indélicatesse du campagnard.
Barvout rappela le docteur :
- Un petit mot, s'i vous plaît, Moussieu
Grelat.
Potame s'était détourné. Il fronçait les sourcils. Il
attendait le petit mot et restait là immobile. Alors
Barvout, voyant que la montagne ne venait pas à lui,
s'avança vers la montagne.
- Je n'ai pas de conseil à vous donner,
Moussieu Grelat; mais piésque c'est vot' gars qui a fait le
coup, - à votre place, je li ficherais eune bonne scionnée.
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