Octave MAILLOT

Contes normands


Première série


VIRE
IMPRIMERIE ARTISANALE R. GUÉNOT
Près la Chapelle Saint-Roch

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1937



TABLE DES MATIÈRES

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      Avertissement

1.    La Vache à Joassin

2.    La Souris

3.    Le Belin.

4.    Jean-François à Paris.

5.    La Saint-Gire.

6.    Le Poltrait.

7.    Un gros Rheume.

8.    Le Mêle et la Grive.

9.    La Machine volante.

10.    Lexis.

11.    La Terre tourne.

12.    Le Pigeon.

13.    Josè et Rosalie.

14.    Ressemblance.

15.    La Mère Pieupieu.

16.    Hector.

17.    Casimir.

18.    L'Aplatibo.

19.    Narcisse à la Guerre.

20.    Les Clous.

21.    Eune Tête dans la Marmite.

22.    L'Haorloge à Séraphine.

23.    Histoire de Souliers.

24.    Ragufine.

25.    La Quête.

26.    La Marmite.

27.    Les Sabots de Gliaume.


 


AVERTISSEMENT
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Observations sur le Patois normand

On aurait tort de ne voir dans notre patois qu'un idiome désuet et incorrect. Et il n'est pas inutile peut-être de rappeler ici que ce fut jadis une langue, - parlée et écrite pendant des siècles en Normandie et en Angleterre.

Au moyen âge, la langue d'oïl comprenait plusieurs dialectes, et celui qu'on parlait à Paris a fini par l'emporter. Il est devenu le français; mais il a beaucoup emprunté au normand. La seule diphtongue oi ou oy nous permet de le constater. On disait à la cour: j’avois, j’étois, et on a conservé longtemps cette orthographe, même après avoir adopté la prononciation normande. De même, les Français ont supplanté les François. Le roi ou le roy n'a pas été détrôné par le rei, mais la royne a dû s'effacer devant la reine.

Des remarques analogues nous montrent pourquoi des verbes tels que voir, envoyer ont des formes soi-disant irrégulières. Voir se conjugue au présent: je vois, tu vois... mais au futur: je verrai, tu verras, et au conditionnel: je verrais (et non: je voirai, tu voiras...). Pourquoi ? Parce qu'une partie de ce verbe appartient au normand, à la vieille langue qu'on retrouve dans la Chanson de Roland et dans les poèmes de Wace. Je verrai, tu verras, sont des formes régulières du verbe veir.

Le dialecte normand, dans lequel on a cessé d'écrire, n'est plus qu'un patois assez pauvre et qui tend à disparaître. Il a gardé néanmoins une certaine saveur qui peut plaire à ceux qui le connaissent plus ou moins.

Le patois dans lequel ces contes sont écrits est celui qu'on a parlé et qu'on parle encore dans le Bocage normand, et plus particulièrement dans le canton de Tinchebray. Il se distingue du patois parlé dans la plaine de Caen, dans le nord du Cotentin et les Iles normandes. Là, beaucoup de vocables diffèrent, et, de plus, le ch est dur. On dit la vaque, le cat, le kien... Nous avons conservé la prononciation régulière du ch, sauf dans quelques mots, tels que: la carrée, au lieu de la charrée; secquer, secqueresse, au lieu de sécher, sécheresse, et catouiller, qu'on entend quelquefois pour chatouiller.


Autres remarques
(morphologie, phonétique, grammaire)

Oi ne se change pas toujours en ei et tend de plus en plus à se prononcer comme en français. (Cette tendance dépasse les bornes dans certains cas. Pour mieux parler, on dit parfois. aux environs de Vire: la mouée pour la maie (comme on dit moi ou moué au lieu de mei).).
Voici des exemples de cette évolution: (poisson) peisson, puis pouësson; pressoir. autrefois persoï ou persou, puis pressouër.
La métathèse - altération d'un mot ou d'un groupe de mots par déplacement, interversion d'un phonème, d'une syllabe, à l'intérieur de ce mot ou de ce groupe (Robert),  en outre, joue son rôle dans ce dernier mot comme dans maint autre. La contraction s'y ajoute souvent; et quand la métathèse modifie la voyelle, comme dans appercher pour approcher, on arrive à des formes telles que apperch'ous pour approchez-vous.)
Noyer, envoyer, voir deviennent neyer, nyer, enveyer, envyer ; vous voyez donne vous (ous) veyez, ous vyez. Vy'ous ? (voyez-vous ?).

Souvent, ar se change en er : cherger, cherrette, cherrue...

gn se change en n : maline, borne, êperner (épargner).

Gl = ll mouillées dans sangle, onglée, etc.

Les finales tombent souvent, ex. : mal, sel, fil, cheval, aval, coq, Joseph. rossignol, suif, tardif, etc.; on supprime la dernière lettre dans la prononciation. Deuil se change en deu, seuil en sieu: sur, adj. (aigre), en su ; sur, prép., en sus. II en est de même pour la terminaison des verbes en ir et en oir : finir (fini), voir (vei r).
Boire = beire, s'asseoir = s'assire.

L'e n'est jamais muet comme en français avec le son eu bref. On le supprime ou on le prononce é.

GENRES. - Les mots: argent, âge, incendie, pétrole, centime, légume, ouvrage, poison, sont du féminin, parfois aussi herbage, orage. On entend de même la gland, la freid. Par contre, vipère, fourmi, loutre, dinde, jaunisse sont du masculin. Gorge-rouge (au lieu de rouge-gorge) est du féminin.

ARTICLES. - Deu (du) ês et az (aux). Le féminin de un est eune, régulier phonétiquement.

POSSESSIFS. - Man, mon, m 'n (mon). De même pour ton et son.

PRONOMS PERSONNELS. - M', mé (me). - mei (moi) de même pour tu, te, toi. Tu s'élide: t'as, t'es.

I, il (il), li (lui), o, olle (elle), eu (elIe) interrogatif : Vient-eu ? Lei (elle), Do lei = avec elle. O, oz (ils, elles), eux (eux et elles, complément) ; leux (leur) ; je s'emploie au pluriel pour « nous » ; je sommes. Ous pour « vous ».

DÉMONSTRATIFS. - C' té fouet-là. c' té cherrue-Io (là = ci, lo = là ou là-bas). De même c'ti-là, c'ti-lo (celui.ci, celui-là). Celui qui se dit en patois l'ci qui : prends l'ci que tu voudras.

PRONOMS INTERROGATIFS. - Lequeu, laqueulle, etc.

VERBES. - Les verbes se conjuguent au passé et au subjonctif imparfait comme les verbes en « ir ». Il y aurait à signaler, dans les conjugaisons, beaucoup d'autres irrégularités qui paraissent toutefois moins étranges quand on remonte aux origines.

Des formes telles que réponu (répondu), tu prenras, i print (il prit) ont été jadis aussi régulières que les formes actuelles.

ADVERBES, PRÉPOSITIONS, CONJONCTIONS.

Asteure (à c't'heure) : maintenant.

Dessans, d' sans = sans cela, correspond à la prép. sans, comme dessous et dessus aux prép. sous et sur.

Piez (puis),  piésque (puisque).

Etou, étout, et tout = aussi; n'tou = non plus.

Do = avec (en général sans mouvement).
(Ce mot curieux a pour origine, non de apud, comme on l'a prétendu, mais le vieux mot od (apud), qu'on trouve dans « la Chanson de Roland », « le Jugement de Rou» et « Ogier le Danois », etc., et qui s'est transformé par métathèse en do.) Quand il y a mouvement, avec se dit quant et : oz alirent quanté lei (ils allèrent avec elle).

Premier que, devant que = avant que.

Piére = pire, pis; tant piére = tant pis.

Si (conj.) ne s'élide en français que devant il, ils. Il s'élide en patois normand devant tous les pronoms commençant par une voyelle, et même devant tu. S'tu 'veux; s't'es prêt (si tu es prêt).

Octave MAILLOT








LA VACHE A JOASSIN


C'était eune vache comme an n'en veit guère que la vache à Joassin. C'est pas qu'o fût eune belle bête. Olle 'tait ôssue, mal bâtie, trop haute sus pattes, pas dreite sus le dos, et putôt maigrassière; quand an li pinçait la fesse, an n'y trouvait pas épais de ché. Mais olle 'tait bé meumelée, bonne de service : o donnait jusqu'à quinze pots de lait quand olle 'tait à l'herbe, et son beurre était de première, - ferme, jaune et pas long à bareter (1).

Par exemple, olle 'tait maline, la vache à Joassin, - maline comme un tauret. O courait après gens et bêtes, et o cornaillait tant qu'o pouvait. Et quand o ne pouvait se coupler ès gens ou ès bêtes, o cornaillait dans les haïes, dans les ronces et l's êpines, o se dévarait. Piez o b'zait (2) toute l'année. - hiver comme été. Joassin la gardait tout de même: olle 'tait bonne de service.

Quand o passait dans le bourg, o courait, o galopait, o b'zait, - et les gens se rentraient... fallait vei ! Joassin courait derrière lei en poussant d's êbraits (3) et en sécouant eune grande gaule noutue et de taille à ramer les « pois ».

C'était eune bête dangéreuse. Le père Coffiat après qui qu'o courait eune fouais, perdit un de ses sabots en se sauvant, le retrouvit; mais i s'enfoncit un clou bécheron dans le pied.

Félicie le soignit, li mint de la terpentine (4) et de la puette (5) durant des semain-nes. La nièce à Pauline eut les sangs tournés, mauvaise mine et pas d'appétit durant des mouais. Jean Bernais, le petit gars au bourreli-yer, qu'êtudiait pour être prêtre, attrapit eune êteurse en sautant par-dessus le mur deu ceumetière et i clochit (6) longtemps.

La vache arrivit, comme cela, dans le bourg un dimanche au soir au moment que passait la musique de Mesnil-Friquet. O dêfoncit la grosse caisse, et Jean Lingrie qui était attentionné à jouer de la clairinette bonsculit par-dessus le gros Colin qui roulit do son tambour jusque dans la berne.

Tout le monde disait à Joassin de se dêfaire de sa vache.

Le maire étou li conseillait de la vendre. Joassin li dit:

-    Eh bé, achetez-là ! Je ne demande pas mieux que de la vendre si j'en trouve un bon prix.

Le maire li rêponit qu'i n'avait pas bésoin de vache pour lé moment.

-    Et sûrement, qu'i dit, si j'en avais bésoin, c'est pas de la tienne que je voudrais. Enfin ça te regarde, qu'i li dit. I s'est arrivé déjà des accidents, tu ferais mieux de la vendre devant qu'i n' s'arrive des malheurs.

Il en fut fait mention au conseil municipal. Le savetier dit que le bourg n'était pus habitable à cause de la vache à Joassin, - que ça ne pouvait pas durer et que ça ne durerait pas comme cela; qu'il allait êcrire un mot de lettre au préfet et au ministre et qu'i ferait eune pétition. I n'écrivit à personne et n'y eut que le père Coffiat à dire qu'i sinerait la pétition. La vache à Joassin continuit donc à passer dans le bourg au triple galop, Joassin à la suivre do sa rame en criant à tue-tête: « Sauv'ous, tir'ous de la vaie (7) ! » et les gens continuirent à se rentrer. Joassin ne se décidait pas à vendre sa vache: olle 'tait bonne de service.

Quand le père Coffiat se mint en tête de se remarier à l'âge de 75 ans... je vous demande un brin ! - do sa servante qui n' n'avait co pas vingt-trouais, les gens li firent un chavarin qu'an entendait dé Tinchébray. Ça n'empêchit pas le père Coffiat de se marier. Il 'tait alordé (8), - un vieux bilouin (9) ! Mais ça donnit ès gens l'idée de faire le chavarin à Joassin étou à cause de sa vache qu'i ne voulait pas vendre.

Joassin ne fut pas bête comme le père Coffiat qui s'était fâché; et quand i vit toute la bande arriver devant cheux li do des timbales, des poëles et des castroles, i sortit do sa poële à bouillie et eune mouvette (10) , - et c'est li qui tapait le pus fort en riant de tout san coeur. Si bé qué l's autres virent qu'o perdaient leu temps, et o s'n allirent, - sau' vot' respect, comme des péteux.

Le lendemain i revint cinq ou six petits gars dans les douze, treize ans, do un chaudron, eune poële, des bouteilles défoncées et le vieux clairon que Tiennot a rapporté de la guerre.

Joassin sortit sus le sieu de la porte et leux dit: « Mes pauv's êfants, ous fériez mieux de vous rentrer, parce qu'i va plouvre (11)... Piez je vais lâcher ma vache, qui va vous enfiler dans ses cornes ».

O voulirent faire les braves, o contÎnuirent leu chavarin, mais pas longtemps: il leux ruchit deux grand seillées d'iau qui les trempit de la tête ès pieds. Oz étaient inregardables.

Joassin n’eut pas besoin de lâcher sa vache.

-    Je vous avais-t’y pas dit qu’il allait plouvre, que leux dit Joassin ? V’n’ous-en par là. Je vais allumer eune baudée (12) pour vous séquer.

Oz aimirent mieux s’n’aller à la bouillerie deu père Minot; et o perdirent pour quioque temps le goût deu chavarin.


*
*   *


La vache à Joassin faisait toujous des siennes. O n'avait peux de rin ni de personne. O se plantait dans le mitan de la route devant les autos comme devant les chérettes, et olle avait l'air de dire en riochant  - an érait dit qu'o riochait - « je vous d'fends de passer par là ».

Olle arrêtit comme cela eune grande auto qui venait de Vire et qui était plein-ne de moussieux, de dames, de demoselles et d'êfants, - tout le monde en grande toilette. Quand o virent la vache qui avait l'air de voulei sauter dans l'auto, o s'êpouvantirent et o se sauvirent. La vache partit à fond de train après toute la bande qui n'êchappit qu'en se jetant dans la mare du perbytère. Oz étaient tous dedans quand Joassin arrivit tout êssouflé. Premier que (14) d'emmener sa vache, i leux fit d's excuses, leux dit qu'il avait bé deu (15) et donnit un coup de main à la servante deu curé pour les retirer de la mare.

Oz étaient trempés comme des soupes et les toilettes dans un état ! Oz allirent cheux le charron et an leux trouvit de quei se changer. Tout cela, ben entendu, n'était pas à leux taille. Y avait même eune grosse mère à qui que rin n'allait. La femme deu taupetier, qui est pourtant d'excès corporente, li avait prêté eune de ses cottes et eune de ses camisoles - mais la dame de Vire était à l'êtreit là-dedans.

C'était le contraire pour les demoselles : o nageaient dans les robes qu'an leux avait baîllées, et oz avaient coulé des sabots meitié trop grands, leux pieds baretaient dedans. Les moussieux n'étaient pas n'tou à leux amain dans les culottes deu charron et deu taupetier; et oz avaient l'air minable.

Après que Joassin eut rentré et trait sa vache, i revint co faire des excuses. Mais o li dirent que ça ne se passerait pas comme cela, à moins qu'ine payît des dommages-intérêts; si que non o l'assineraient et oz iraient à Damfront.

Joassin en était au d'so, i disait qu'il 'tait ruiné, i s'arrachait les cheveux, si bé que la grosse dame de Vire eut pitié de li. O dit que pour en fini c'était un accident et pas un malheur et que ça valait mieux qu'eune jambe cassée. C'était eune bonne gent et o n'n'avait l'air étou, même en taupetière.

Piez le maire vint, piez l'adjoint, piez Moussieu le Curé, qui n'tait pas au perbytère au moment de l'accident, piez deux marguilliers et enfin le capitain-ne Planche, qui avait ses gants, s'i vous plaît, et son chapiau haut de forme. O causirent et oz arrangirent l'affaire - ou quasiment.

Moussieu Grimbault arrivit aprez do sa dame et ses trouais demoselles, qui poussirent des soulas (16) et firent des cêtres et des giries (17) pus qu'à devei. Après qu'il eut fini ses courbettes, Moussieu Grimbault se mint à grousser, à remancer Joassin, à dîgonner et à le menacer. Il en dit trop. Joassin se fâchit, chantit sottises à Moussleu Grimbault et o ne furent pas loin de se battre.

Eune chance que le capitain-ne se trouvit là pour les séparer et les rasséguérier (18).

-    Assiéz'ous, qu'i dit, et êcoutez-mei eune minute. D'abord et d'eune, Joassin, faut vendre votre vache.

-    Olle est bonne de service, que dit Joassin, et je perdrais gros; mais piésqué faut la vendre, je la vendrai, - je la vendrai à la Saint-Lucas.

-    Entendu, que dit le capitain-ne, mais, en attendis, pour empêcher l's accidents et les malheurs, vous mènerez votre diablesse de vache do un lien.

Tout le monde dit que c'était eune bonne idée; et c'était vrai étou.

Moussieu Grimbault dit qu'il y avait pensé.

-    Et pourquei qu'ous ne m'en avez pas causé, que li demandit Joassin ?

I ne rêponit rin, ce qui prouvait bé qu'i se vantait, comme ça li arrivait pus souvent qu'à son tour. Moussieu Grimbault emmenit cheux li, dans s'n auto, les moussieux et les dames de Vire, qui se changirent core un coup. La grosse dame qui était à l'êtreit dans les hardes à la taupetière se trouvit à l'aise dans le vêtement de Madame Grimbault qui était co pus conséquente que lei. Tout le monde eut des effets à sa taille ou à pu prez.

O soupirent jusqu'à min-nuit, eune heure: des plats à n'en pas fini ! et des crêmes et deu vin! deu blanc et deu rouge et deu champagne ! Et quand les bouchons sautaient, ça p'tait si tellement qu'an l's entendait jusque de l’autre côté de la route. C'était comme eune noce ou eune fête à courée (19).


*
*  *


Joassin, qui menait asteure (20) sa vache do un lien, pernait co sa grande gaule pour le cas où qu'o li échapperait. Les gens deu bourg pouvaient sorti et aller et veni même à l'heure où que la vache à Joassin passait. Tout le monde disait que c'était eune bonne idée qu'avait eue le capitain-ne; et tout le monde li en faisait des compliments, excepté Moussieu Grimbault.

Ça qu'allit bé durant quinze jours, trouais semain-nes. Piez v'là qu'un soir que Joassin ramenait sa bête, le lien li êrussit (21) de la main. La vache s'êchappit au triple galop et olle arrivit dans le bourg au moment que Moussieu Grimbault et ses trouais demoselles passaient sus la place deu marché. Eune chance que les filles n'avaient pas la corporence de leux mère ! O s'êvolirent comme des fauverettes en criant: « Au secours ! » L'ain-née se sauvit au café Pitot, la seconde allit s'accouver derrière eune maringote dans la cour au charron et la pus jeune courut se cacher sous un banc dans le bas de l'église.

Moussieu Grimbault, qui était pus gourd que ses demoselles, restit là au mitan de la place en secouant san chapiau d'eune main et sa canne de l'autre. Et i groussait et beuillait à êpouvanter tout le bourg, mais i n'êpouvantit pas la vache. Il essayit de li donner un coup de canne; i ne l'attrapit solement pas. O se jetit sus li en cornaillant comme o n'avait jamais co cornaillé. Moussieu Grimbault fit le bonscul et roulit jusqu'au mur deu ceumetière comme un tonnet, durant que sa demoselle, qui était acculée derrière la maringote, criait : « Papa! papa! » et ne bougeait pas. Olle avait peux. Y avait de quei étou !

Joassin, qui accourait do sa gaule, arrivit eune minute trop tard. Il aindit Moussieu Grimbault à sé r'léver, li donnit deux, trouais petits coups, par ci, par là, pour faire parti la poussière et li demandit : « Av'ous deu ma ? »

Moussieu Grimbault ne li rêponit pas d'abord. La femme à Costard li apportit sa canne et son chapiau. I print la canne, la main li tremblait, - i print le chapiau et se recoiffit tout de travers. Piez i regardit autour de li. La vache s'était arrêtée dans le bas deu bourg devant la porte des Cabet; et olle avait l'air de gricher, la sale bête ! et d'admirer sa belle ouvrage. O ressemblait à la vache qui rit sus les boîtes à fromage.

Joassin était toujous à côté de Moussieu Grimbault et i li demandit co :

- Av'ous deu ma ?

- Vous êtes un misérable, qu'i li dit. Vous mériteriez d'être fusillés ou pendus, vous et votre satanée vache. Vous... vous...

Il arrêtit comme s'il avait êtouffé. L's yeux li sortaient de la tête et la broe (22) de la bouche. I faisait peux. Si la vache de Joassin s'était trouvée à côté de li à ce moment-là, olle érait eu peux.

I but un petit verre d'iau-de-vie que la mère Pitot li avait apporté de l'auberge, - et ça le remint un brin.

Joassin expliquit que le lien avait êrussé. Mais Moussieu Grimbault ne voulait rin entendre.

-    I faut que ça cesse, qu'i dit, et ça cessera. C'est mei qui vous le dis, qu'i dit. Si que non, je m'en cherge. Je la tuerai, votre bique de vache, je la tuerai d'un coup de fusil, - et vous par-dessus le marché.

-    Permettez, Moussieu Grimbault, que dit Joassin, vous pouvez m'assiner, m'envyer eune lettre deu juge de Paix, mais ous n'avez pas le dreit de tirer sus ma vache ni sus mei n'tou. C'est la louei! 'Spas, Capitain-ne, qu'i dit au capitain-ne Planche, qui passait justénément, 'spas qu'i n'n'a pas le dreit ?

Le capitain-ne dit que valait mieux pas tirer; et il essayit co d'arranger l's affaires. I dit que piesqué le lien avait êrussé, y avait core autre chose à faire. C'était d'empâturer la vache et de la bôgner (23). Et les gens deu bourg dirent que c'était eune bonne idée.
<>-    Oui, oui, que dit Moussieu Grimbault, c'est de bonnes idées, mais ça n'empêche pas les accidents. Le lien étou, c'était eune bonne idée - et me v'là quante même tout poché.Vous entendez, Joassin, si je retrouve sus ma veie votre rosse de vache, je tire dessus et sus vous aprez. Je passerai aux assises, mais je serai acquitté. C'est mei qui vous le dis.

Le capitain-ne Planche dit à Joassin qu'y avait co un autre moyen: c'était de garder la vache à l'êtable. Joassin li rêponit que ça ne se pouvait pas à cause de la secqueresse qu'il avait fait, qu'il érait tout juste assez de fein pour l'hiver et qué, piesqu'y avait de l'herbe dans le pré, fallait qu'o fût paissue.

I bôgnit sa vache et l'empâturit, - pas de trop court : i ne pouvait pas tout de même passer eune demie journée à mener sa vache dans le pré Pigeonnet qui est loin ! Et, pour ne pas rencontrer Moussieu Grimbault, i la menait et la ramenait par la ruette-ès-dames.

I s'arrivit ce qui devait s'arriver do eune bête comme celle de joassin. O se dêbognit et se dêsempâturit et s'êchappit deu pré. O rencontrit sus la route le marchand de café qui poussait sa petite voiture et o les jetit tous deux dans la berne. La voiture n'eut pas de ma, mais le gars en eut. Il 'tait poché, êroncé; rin de cassé, heureusement.

Quatre jours aprez, jour pour jour, la vache fut tuée dans le pré. Clément Bisson, qui demeure au village de la Guiboutière, de l'autre côté des prés Pigeonnet, vint dire à Joassin :

-    Ta vache est tuée. Oui, man pauvre gars, olle est tuée. An a tiré quatre coups de fusil sus ta vache. Quatre ! Je les ai entendus. J'ai couru dans le pré. Olle 'tait sus le dos, piez o s'est tournée sus le côté... Olle est tuée.

-    As-tu vu qui qu'a tiré?

-    Oui, un grand gars en blaude et eune casquette sus la tête. I s'en allait derrière les saux (24), le long de la rivière. je ne l'ai pas reconnu. Il 'tait déjà loin et le jour baissait.

-    Merci tout de même, que dit Joassin.

I ne dit rin de pus, mais i se pensit tout de suite:

- C'est Grimbault qu'a fait le coup.

Joassin ne perdit pas la tête. I print le grand coutiau do quei qu'i tuait les cochons, sau votre respect, et i courut ès prés Pigeonnet. I tuit sa vache, - car o respirait co, à cequ'i dit par aprez, - mais an n'a jamais su au juste s'i la tuit ou la retuit. I la débitit le lendemain, qu'était un samedi, et la vendit dans le bourg et à travers les villages. Il allit même en proposer à Moussieu Grimbault, qui n'en voulit pas.

Le boucher ne trouvit pas cela de son goût. I dit que la vache de Joassin était crévée, que c'était de la carne. I fit même couri le brit qu'olle 'tait enragée d'piez longtemps et que c'était dangéreux d'en manger, qu'an attraperait la rage.

Les gens le laissirent dire, et comme Joassin vendait bé moins cher que le boucher, il êcoulit aisément sa bête. En tout cas, la vache enragée fit de la bonne soupe, et tout le monde s'en régalit, excepté Moussieu Grimbault, sa dame et ses trouais demoselles. Quand Joassin eut vendu sa vache, morciau par morciau, il allit tout dreit à la gendarmerie et contit ce qu'i s'était arrivé, et le brigadier li demandit s'i soupçonnait quioqu'un. Joassin li dit ce que Moussieu Grimbault avait dit devant témoins.

-    Je ne dis pas que c'est li qui a tué ma vache, qui dit; mais je creis que je deis vous dire ce qu'il a dit, - et je vous le dis, qu'i dit.

Les gendarmes firent eune enquête. Oz allirent cheux Moussieu Grimbault, qui leux dit qu'au moment que la vache avait êté tuée il 'tait à l'auberge do le mait' d'êcole en train de faire la partie; et quand o li demandirent s'il avait un fusil et où qu'il 'tait, i dit qu'il 'tait depiez huit jours à ramarrer (25) cheux l'armurier dé Tinchébray. Le brigadier dit: « C'est bon, c'est bon », et i s'n allit en kéryant que Moussieu Grimbault n'y était pour rin.

L'autre gendarme n'était pas deu même avis.

-    Si c'est pas li qu'a fait le coup, qu'i dit, c'est li qui l'a fait faire.

Le fusil cheux l'armurier, la partie de cartes à l'auberge à eune heure où que Moussieu Grimbault n'y allait pas d'ordinaire, tout cela li paraissait drôle. I paraît étou que c'était l'avis deu capitain-ne, comme i le dit par aprez, mais il eut bé soin de ne pas en causer au moment.

Les gendarmes surent bétôt que Moussieu Grimbault était venu à Tinchébray cheux l'armurier pour faire ramarrer san fusil - mais qué n'y avait rin ou à pu prez à ramarrer, - et qu'an l'avait vu ce jour-là au Café de la Victoire do le grand Pattelard, de la Bevetterie.

Le père Martin, un ancien gendarme qui s'est retiré dans le haut de la ville, rencontrit quioque temps après le grand Pattelard et li en ôfrit pour un sou. Pattelard est toujours prêt quand i s'agit de beire, et i but tant de cafés, de demoselles (26) et de petits pots (27) de celle de cidre et de celle de vin, que Pattelard, qui a pourtant la tête solide, finit par être saoul, respect de vous, comme eune bourrique. Le père Martin en profitit pour le faire causer. Si bien que Pattelard li dit tout. Il avait tué la vache à Joassin, et Moussieu Grimbault li avait donné cent francs.

Les gendarmes, sitôt qu'o furent renseignés par le père Martin, s'en revinrent cheux Moussieu Grimbault, qui n'en menait pas large. Ah! i crut bé qu'il allait coucher à la souette (28).

Ça s'arrangit co tout de même grâce au maire et au Capitain-ne Planche; mais ça coûtit gros à Moussieu Grimbault, sans compter les cent francs qu'il avait donnés à c'té grande kennaille de Pattelard, qui l'avait vendu. Faut dire qu'il 'tait saoul.

Ça fut eune bonne affaire pour Joassin. Sa vache li fut payée meitié pus qu'o ne valait, et comme il avait gan-gné de la monnaie étou en la débitant aprez qu'il l'eut retuée, ça li donnit l'idée de se faire boucher.

I se mint dans la partie, sus place d'abord, piez s'n'allit deu côté de Bayeux ou d'Isigny et il y fit son beurre. Quand i revint dans le pays, c'était un gros Moussieu. Il 'tait habillé comme un prince, des souliers vernis, eune montre et eune chain-ne en or et des gants. I ne les mettait pas, ses gants, mais il en avait toujours un ou deux dans la main. Il 'tait riche, et co pus riche - qu'i paraît - que les bouchers de par ici, - pus riche même que Moussieu Grimbault. Il avait de l'argent cheux les banquetiers, de la terre dans la plaine de Caen, d's herbages dans le pais d'Auge et eune auto à pu prez aussi conséquente qu'un wagon, eune auto manifique comme an n'en veit pas là au travers.

Il allit vei Moussieu Grimbault et i fut bé reçu. Les gens riches s'entendent toujous. O collationnirent; et quand oz eurent bu leux café et leux rincette, et p'têt' co bé un petit verre de fine par là-dessus, Joassin dit à Moussieu Grimbault. en li donnant un petit coup de coude:

-    Je voudrais bé vous dire un mot.

Et o passirent dans le cabinet à côté.

Les trouais demoselles Grimbault étaient core à marier, et, durant que Joassin faisait forteune, oz avaient monté en grain-ne. Les deux pus grandes étaient secques et noueires, raides comme des piquets, de la moustache et le nez en l'air. De belles toilettes, par exemple, et oz en changeaient trouais quatre fouais par saison. La pus jeune n'était pas jolie, jolie, mais olle 'tait fraîche et pas noueire comme ses soeus. Olle 'tait toujous de bonne himeur et aimable do tout le monde. Durant l'hiver, oz allaient quant et leux gens dans le Midi ou à Paris; durant l'êté à Vichy ou au bord de la mer, et piez o s'en revenaient et o continuaient à attendre qu'an vint les demander en mariage dans notre petit pays, piesqu'o ne trouvaient pas autre part chaussure à leux pied.

Quand i fut dans le cabinet de Moussieu Grimbault, Joassin li demandit eune de ses filles, - la pus jeune des trouais.

Moussieu Grimbault li rêponit qu'i regrettait, que ça li faisait deu, mais que ça ne se pouvait pas. Il avait trouais demoselles et il avait décidé de ne les marier que par rang d'âge, et en commençant, ben entendu, par Célestine, qui était l'ain-née.

Joassin ne voulait ni de Célestine, l'ain-née, ni d'Ernestine, la seconde; il avait envie de Christine, qu'était la jeune.

- Voyons, Moussieu Grimbault, c'est pas votre dernier mot ?...

Moussieu Grimbault dit que si.

D'ordinaire Joassin menait les affaires grand train, mais i savait étou prendre son temps et haricoter (29) quand i fallait. Il ôfrlt un gros cigare à Moussieu Grimbault et, tout en feumant, o causirent et o plaisantirent.

- S'ous me donniez Mademoselle Christine, que dit Joassin, ous pourriez co tout de même marier vos demoselles par rang d'âge. Solement ça serait dans l'autre sens.

Moussieu Grimbault ne voulait pas de ce sens-là.

- Ça va être long, que se pensit Joassin.

Il ôfrit un autre cigare à Moussieu Grimbault, et la servante leux apportit eune bouteille de liqueur. O continuirent à causer, et o causirent si longtemps, et quioquefouais si haut que Madame Grimbault et ses trouais demoselles, qui étaient dans la salle à côté, se demandaient s'i ne s'agissait pas co de la vache à Joassin. O'nn'avaient ma dans le corps toutes les quatre.

Joassin expliquait à Moussieu Grimbault qu'eune fouais Christine mariée, les autres trouveraient aisément à se caser.

-    Ça qu'ira comme sus des roulettes, qu'i disait. Je connais des partis qui feraient leux affaire, des gens sérieux, capables, bé considérés, qui ont de la terre et de la monnaie. S'ous voulez les marier, ous n'avez qu'à me le dire. Je m'en cherge. O n'éront que l'embarras deu choix.

Joassin se vantait et i se pensait bé que ça ne serait pas si commode qu'i le disait. Mais en attendis, i serait marié, li.

I ne lâchit pas Moussieu Grimbault et i finit par le retourner de bout en bout. Il eut Christine. Quand à Célestine et à Ernestine, o ne voulirent pas des partis qu'i leux trouvit; - et o n'eurent pas tort enn'tou, qu'i paraît. O restirent vieuilles filles.


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   1.   Faire du beurre avec une baratte.
   2.   S'zer : courir, galoper, en parlant des bestiaux harcelés par les mouches.
   3.   Cris.
   4.   Térébenthine
   5.   Eau-de-vie inférieure, la dernière tirée, impropre à l'usage interne.
   6.   Boita.
   7.   Tirez-vous du chemin.
   8.   Toqué.
   9.   Nigaud.
  10.   Grande cuillère en bois pour tourner la bouillie
  11.   Pleuvoir.
  12.   Flambée.
  13.   Ricaner.
  14.   Avant
  15.   Deuil, chagrin
  16.   Soupirs.
  17.   Manières prétentieuses et ridicules.
  18.   Calmer, raccommoder, réconcilier.
  19.   Fête où l'on mange les poumons, le foie, etc.
  20.   Dorénavant.
  21.   Echappa.
  22.   Ecume.
  23.   Aveugler.
  24.   Saules.
  25.   Réparer.
  26.   Demi-décilitres.
  27.   Décilitres.
  28.   En prison.
  29.   Discuter.



LA SOURIS

Clémentine, la femme dé Natole, avait bésoin de fleu(1) pour faire de la galette, et olle allit en queri dans un petit baril, sous la montée. Et vlà-ti pas qu'au moment d'en prendre olle y avisit eune grosse souris qui s'y trimoussait et qui était en train d'y faire comme qui dirait poudrette. Y a bé des fémes là au travers qui éraient poussé d's êbraits et qui en éraient eu les sangs tournés. Clémentine n'a pas freid az yeux: o ne perdit pas la tête. Olle appelit le domestique qui affourait les viaux : « Tiennot, qu'o dit, viens-t'en vite. J'ai bésoin de tei ». Tiennot arrivit grand train do sa seille.

-    Y a eune souris dans le baril à fleu, qu'o dit, - lo, sous la montée, à ce qu'o li dit, - eune grosse souris, p'têt' un rat. Faut s'en dêfaire. Tu vais prendre le fusil qui est pendu à dreite de la croisée - il est chergé - tu vais chouler(2) le chien et tirer sus la souris quand o va s'èchapper. As-tu bé comprins ?

Et comme Tiennot était co putôt biloin, o li fit répéter ce qu'il avait comprins.

-    Parjou! que dit Tiennot, c'est pas malaisé à comprendre... Je vals prendre le fusil, chouler le chien et tirer sus la souris qui va s'èchapper deu baril à fleu.

Tiennot print le fusil, il allit sus le sieu de la porte, i sufflit le chien qui dormait à côté deu pits, et i li montrit le baril: « Cherche, Patou, qu'i dit, cherche ».

Durant que le chien cherchait, Clémentine se mint de côté sus les premières marches de la montée.

Patou ne fut pas longtemps devant que de senti le gibier. Il apperchit deu baril, il y mint le nez, et la souris en sautit tout de suite. Frsst ! Tiennot tirit dessus deux coups de fusil, mais i visit en biloin qu'il'tait et i n'attrapit pas la souris. Il attrapit le chien, par exemple, i le tuit; et Clémentine, êpouvantée, chut êvénouie au pied de la montée.

-    Hélos! que se dit Tiennot, j'ai tué la bourgeoise étou. Me v'là bé!

I jetit le fusil dans le mitan de la maison, et le v'là parti, les quat' pattes au cou, sans savei solement où qu'il allait. Comme i d'valait la cavée, i rencontrit le cantonnier qui vit bé qui s'était passé quioque chose de pas ordinaire. Tiennot était rouge comme eune crêpe de co (3), i causait tout seu, et l's yeux li sortaient de la tête.

-    Quei que t'as, man pauv' gars, que li dit le cantonnier?

-    Je viens de faire des malheurs, qu'i dit.

-    Des malheurs ? Queux malheurs ?

-    Je viens de tuer le chien et la bourgeoise.

-    C'est donc tei qu'a tiré les deux coups de fusil qu'on vient d'entendre. Ah! ça qu'a p'té sè. Et pourquei que tu les as tués. Clémentine était eune bonne gent et d'un bon tour et le chien à Natole était un chien de chasse comme an n'en vei pas.

-    Eh! parjou, je le sais bé. Je ne l'ai pas fait d'en exprès n'tou. La bourgeoise m'avait dit de tirer sus la souris...

-    Queue souris ?

-    Eune souris qu'était dans le baril à fleu. J'ai choulé le chien, la souris s'est sauvée, j'ai tiré tout à la traverse, j'avais pas le temps de bé viser... Et j'ai tué le chien... et la bourgeoise.

-    Mais es-tu bé sûr, au moins, es-tu sûr et certain que tu les as tués ?

-    Oui, le chien a saigné tout le sang qu'il avait dans le corps, il'tait raide; et la bourgeoise a roulé jusqu'au pied de la montée, blanche comme nige, olle'tait freide. Quei que va dire le bourgeois ? Pus de fème, pus de chien! Me v'là bé !

-    Oui, si en cas, que dit le cantonnier, c'est des malheurs que t'as faits là, man pauv' Tiennot. Et tu n'as pus qu'eune chose à faire asteure, c'est de couri tout dreit à la gendar¬merie de Tinchébray - à main gauche. devant que d'arriver à la Porte de Condé - et de leux dire ce qui s'est arrivé et comment que ça s'est arrivé. Faut pas oubellier n'tou de leux dire que tu ne l'as pas fait d'en exprès, - sans quei o vont creire que t'es un assazin. Explique-tei, explique-tei bé.

-    Qu'o creient ce qu'o voudront, je ne vais pas y aller. Je n'ai pus qu'eune chose à faire, c'est de me dêtrire.

-    Té dêtrire ?

-    Oui, 'je vais me nyer dans un pits ou dans un gouffre de la rivière.

-    Man pauv' Tiennot, ça ne va rin ramarrer. Au contraire. y en a deujà deux de détrits; ça va faire trouais.

Tiennot ne l'êcoutit pas, i partit en courant deu côté de la rivière. Le cantonnier mint sa pelle et son balai à la boise (4) deu champ ès Brard, et s'n allit avau la route jusqué dans le Clos Bisson où que Natole tondait les haïes.

-    Natole, qu'i li dit, y a des malheurs, de grands malheurs de faits cheux tei.

-    Des malheurs, qu'i dit, queux malheurs ?

-    C'est la faute à Tiennot, et, au fond, non c'est pas sa faute. 1 voulait tuer eune souris, qu'i paraît; il a prins tan fusil, il a manqué la souris, il a tué tan biau chien de chasse... et ta fème a attrapé quioques plombs étou, à ce qu'i dit.

I ne li dit pas, en premier, ce qui n'n'était. Y allit en dou¬ceur, comme fallait. Natole laissit là san faucillon, et s'n'allit quant et le cantonnier; et durant qu'o montaient la cavée, le cantonnier le mint au courant - ou à pu prez - et li dit que Clémentine avait bé des plombs dans le corps, d'après ce que li avait dit Tiennot.

-    Est-eu tuée étou, que demandit Natole ?

-    Dam! man pauvre Natole, à ce qu'i dit, je n'en sais rin; mais ça se pourrait co bé.

Quand oz arrivirent, o furent bé surprins, comme ous pensez, de vei Clémentine en train de dêtremper sa galette. Olle avait bonne mine, - à pu près comme d'ordinaire. O dit à Natole :

- Y a eu des malheurs. C'est la faute à Tiennot. Il a tué Patou et j'ai eu bé peux. La souris s'est sauvée deu baril à fleu, et Tiennot s'est sauvé étou. Je ne sais pas où qu'il est.

-    Et tei, que dit Natole, tu n'as pas eu de ma ?

-    Rin en tout, qu'o dit; mais j'ai eu bé peux.

Tiennot s'n'allit jusqu'à la rivière et i voulit s'y nyer, comme il avait dit, mais i trouvit que l'iau était d'excès freide. I s'en retirit, co pas ben aisément, à ce qui parait, et i courut se séquer cheux le boulanger. Piez le v'là parti par la route de Condé. An ne l'a jamais revu. La souris n'tou.


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   1.   Farine, fleur
   2.   Exciter.
   3.   Coq.
   4.   Barrière.



LE  BELIN


Ah! oui, c'était un biau belin (1), un belin râle, que le belin au père Toine. Et je ne creis pas qu'an n' n'ait jamais vu de si gros et qui doguît (2) comme i doguait. Il érait même été dangéreux do d's êfants, et Toine avait soin de le teni à l'êtable ou dans le pré Ballon, qui est bé clos. I doguait bêtes et gens; un toret n'y érait pas fait peux.

Le grand Clément s'avisit-i pas, eune fouais qu'i pêchait à !a ligne, de passer par le pré Ballon; il 'tait attentionné à s'n affaire: il ne vyait pas le belin, mais le belin le vyait bé, li. I le doguit dans..., sau' votre respect, dans le fond de sa culotte, et le fit bonsculer dans la rivière: quatre pieds d'iau, sans compter la vase. Clément n'eut pas de ma, mais il 'tait trempé comme eune soupe - et de la boe jusqu'à la fourchine. Il 'tait inregardable ! Quand i pêchait par là aprez, i pêchait de l'autre côté.

Ça fit co bé piére do les dames de Paris qu'étaient venues cheux Madame de Chottigny, à la Foutelaye. V'là-t'i pas qu'o s'en vinrent tônyer (3) le long de la ruette ès-moines; et quand oz arrivirent au pré Ballon, o se minrent dans la tête d'aller vei de pus prez le belin à Toine, - et o passirent par sus la boise. La mère, qui marchait devant, était eune grande belle femme, d'excès corporente, qui levait la tête, fallait vei ! Olle 'tait quasiment tout en blanc et olle avait un grand chapiau de paille do des bouquets et des pleumes et des ribans... Ous érlez dit eune princesse ! La demoselle était moins conséquente. Olle 'tait tout en rose, et o se décassait (4) en sautant: ous ériez dit eune cadronnette (5).

O pernalent le belin pour eune berbis, et o n'avaient pas peux d'enn'appercher.

Le père Toine, qui était dans le champ d'à côté en train de faucher sa pagnolée, leux criit : « Sauv'ous ! I dogue ». Il 'tait deujà trop tard: le belin avait dogué tout de suite la grande dame, qui tournit deux trouais fouais sus lei-même et se mint à rouler jusqu'à la haie. Olle eut, Dieu merci, pus de peux que de ma.

Durant que la dame roulait, respect de vous, comme eune barrique, la demoselle s'était êchappée. Ah! olle allait bé. Mais le belin courait co pus vite que lei, et i la doguit si tellement fort qu'i la ruchit à pus de cinq pieds de là, si bé qu'o chut dans le grand bieu qui n'avait pas curé d'piez la guerre. Y avait pas assez d'iau pour s'y nyer, mais y avait pus de vase qu'i n'en faut pour gapiller la belle toilette rose.

Toine la retirit deu bieu. Olle 'tait couverte de boe - et olle avait laissé un de ses petits souliers dans le fond deu bieu - y est co. Le pâtour le cherchit pus de deux heures de temps do le croc à maille, et y eut pas moyen de le retrouver. I n'tait pas conséquent n'tou.

Toine dit qu'iI 'tait au d'so (6) - et c'était, ma fei, vrai. La demoselle riait de tout son coeur, - o se forçait co p'têt' bon un brin. La grande dame, lei, ne riait pas.
*
*  *


Le dimanche d'aprez, Toine se trouvit après la basse messe au café Bidet, et durant qu'il en pernait pour un sou do le gros Thôdore, de la Mare, et le monnier de la Motte-Hergault, qui est toujours coulé à l'auberge, oz en vinrent à causer deu belin et de l'accident qui s'était arrivé. Le grand Balivet, qui est domestique cheux les Rabache - et qui était là étout, - dit au père Toine :

-    Je l'empêcherais bé de doguer, vot' belin !, qu'i dit.

-    Je voudrais t'y vei, qué dit Toine. Tu te creis malin, mais tu ne l'es co pas assez. T'es trop jeune d'un an, Balivet !

-    Je vous gage ce qu'ous voudrez que je guéris vot' belin en dix ou douze heures, que dit Balivet.

O finirent par gager six demis et six petits pots de la bonne (7), et Balivet dit qué, piesqué Toine voulait bé, il allait s'n occuper dans la soirante. C'était un drôle de gars, que Balivet : mal bâti. haut sus jambes, et i biclait (8), mais fort comme un cheva et pas maladreit en tout. Et comme i riochait tout en causant et biclait co pus que d'ordinaire, le père Toine se mêfiait. Mais il avait dit qu'i voulait bé, i ne voulit pas se dêdire.

Balivet vint donc à la breune et il apportit eune corde attachée à un billot en cœur de chêne. Il pendit la corde à eune branche d'âbre qui avançait sus le pré Ballon et i fit balancer le billot. Quand le belin vit le billot qui remuait, i vint grand train le doguer. A chaque tour que le belin doguait, le billot reculait, comme de juste - piez i revenait, ben entendu, - et le belin le redoguait et le redoguait co. Il y allait de tout san coeur.

Thôdore et le monnier, qui étaient à la boise do le père Toine, s'êgoulaient de rire... O riaient à enn'être malades, et Balivet espliquait à Toine que le belin allait fini par se lasser - et qué, par aprez, i ne doguerait pus.

-    C'est mei qui vous le dis, qu'i disait. Ous allez vei !

 Et i riochait et i biclait comme i n'avait co jamais rioché ne biclé.

Quand i fut nuit, an ne vyait pus le belin, mais an l'entendait co qui doguait et doguait. I ne décessait pas de doguer. Et ça sonnait ! Ous ériez dit qu'an reliait des tonniaux.

Toine s'en revint cheux li, mangit sa soupe et se couchit. Il entendait co le belin, qui se lassait moins vite qu'an n'érait cru. Toine, qui dormait d'habitude comme un lérot (9), passit toute la nuit à se tourner et se ratourner dans les draps. I se rêveillit cinq six fouais, et le belin doguait co. An l'érait entendu d'un quart de lieue.

Sitôt que le jour se levit, Toine êcoutit, et i crut core entendre deu brit deu côté deu pré Ballon. Si le belin doguait co, valait mieux en rester dans ce par où - et tirer le billot, - parce que le belin érait fini par s'abîmer la tête. Toine passit vivement sa culotte, coulit ses deux sabots et s'n allit vite dans le pré. Il'tait temps, - il'tait pus que temps ! Quand il arrivit, le belin doguait co, mais i n'en restait pus que la queue.


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   1.  Bélier
   2.  cognait de la tête.
   3.  Flâner.
   4. Se promenait
   5.  Chardonneret.
   6.  Désolé.
   7.  De bonne eau-de-vie.
   8.  louchait.
   9.  loir.




JEAN-FRANÇOIS A PARIS


Quand j'allis à Paris, j'emportis quant et mei deux grands paniers. Dans le pus grand, y avait quarante poueires, un jambon et trouais douzain-nes d'oeufs, et dans l'autre eune belle pirote (1) vivante.

J'avais prins étou le bâton do quei que je vais ès foires et ès marchés: j'érais aussi bé fait de le laisser cheux nous. Quand an a un panier à chaque bras, vaudrait mieux n'avei pas de bâ¬ton; ça gêne pus que ça ne sert. Je l'attachis par le cuir deu bout à un bouton de mon gilet, mais i me gênait co bé pour monter dans le train et pour en d'scendre. Et je manquis de bonsculer pus d'eune fouais et de faire eune aoumelette do mes trouais douzain-nes d'oeufs, - surtout au moment de parti, vu qu'à eune minute prez, je me trompais de train.

- Le train de Paris, s'i vous plaît, que je demandis à des gens qui attendaient comme mei.

- Le v'là, qu'o dirent.

Je montis dedans, j'accruchis mes deux paniers dans le filet et je m'assiézis entre deux grosses bonnes femmes, deux cotentines d'excès conséquentes. J'étais serré et pas à m'n amain. Fallut me mettre de biais. Heureusememt que je leux demandis:

« C'est bé ce train-là, qui va à Paris ? »

- Non, qu'o me dirent, i vient de Paris. D'scendez vite, si que non vous avez veni do nous à Folligny.

Je descendis vite, un brin trop vite, car man bâton se mint dans mes jambes et, si un employé ne s'était pas trouvé là, j'allais chei. I me reçut à meitié, mais je crus ben un moment que j'allions faire le trimbouet.

Sitôt que je me retrouvis solide sus mes deux jambes, mei v'la parti en courant pour monter dans l'autre train qui venait d'arriver de l'autre côté. Et comme c'est pas permins de passer de l'un dans l'autre quand o se bitent (2) - ça serait pourtant bé pus commode - fallut faire le tour - à pu prez un quart de lieue ! - do mes deux grands paniers, trouais douzain-nes d'oeufs - et man bâton qui ballottait. Je pernais ben à garde.
<>Quand j'arrivis devant les troisièmes, an fermait les portières. L'employé en rouvrit eune.

- Allons, vite, qu'i dit, le train part !... Et il me poussait.

- Poussez pas, que j'y dis, j'ai d's oeufs! Tenez mei putôt la pirote, - ous allez me la passer par aprez, - sans quei j'érai deu ma à me chevi (3).

J'eus bé juste le temps - et le bâton me gênit co bé. J'érais mieux fait de le laisser à la maison. Le train n'attendait pus que mei; i partit tout de suite. Je demandis co tout de même ès gens qu'étaient là si c'était bé le train qui allait à Paris, et o me dirent que oui, qu'il y allait tout dreit.

En arrivant à Paris, juste à la sortie de la gare, je me trouvis nez à nez devant un grand mal bâti qui me dit:

« Vous v'là venu faire un tour à Paris ?

- Parjou, oui, que j'li rêponis. C'est pas malaisé à deviner.

Je me pensis aprez que j'érais aussi bé fait de ne rin dire: i ne me revenait qu'à meitié. Il avait l'air d'être de par cheux nous, le même ajet, le même parlement, mais eune philomie (4) qui ne me disait rin. I marquait mal.

I me demandit s'y avait des pommes et si le bestial se vendait bé. Je li réponais, - je ne voulais pas être malhonnête - mais je li rêponais ce qui me venait à l'idée. Quand an ne connaît pas, an se mêfie. Je me mêfiais. Mais autant causer et jastoiser do quioqu'un que de piéter tout seu devant la gare.

Il 'tait d'excès curieux. I voulait savei qui que j'étais, d'où que je venais, ce que je venais faire à Paris, - et pour me faire causer, i causait. I me contait ses affaires pour que je li contisse les miennes. I me dit qu'i s'appelait Feuillot, Prosper Feuillot, et qu'il 'tait de Saint-Georges-Ies-Graiselliers, à côté de Flers. Il 'tait venu, qu'i paraît, s'êtabli à Paris comme épicier. I n'avait pas l'air, à le vei, d'avei fait forteune. C'était un grand malminé, pas trop ben habillé n'tou. Il est vrai qu'an 'tait sus semain’ne.

Il en vint à me demander ce que je venais faire à Paris.

- Ma fei, que je li dis, je n'ai pas à m'en cacher, parce que, sûrement, i va en être fait mention dans le journal: je viens vei le Président de la République.

S'ous l'aviez vu ouvrir l's yeux - et le bè (5) ! I n'n'eut un soubersaut.

- Pas possible! qu'i dit.

- Tenez, que je li dis, je vais vous espliquer l'histoire de bout en bout, s'ous avez un quart d'heure à perdre.

I dit qu' n'tait pas pressé; je ne l'étais pas n'tou. Je li en ôfris pour un sou - i ne se fit pas rêforcer - et j'entrimes dans eune auberge qui était là tout prez, à main gauche.

- Sav'ous où qu'est Fresnes? que je li dis.

- A pu prez, qu'i dit.

- Eh bé, que je li dis, j'arrive de Fresnes, où que le Président vint l'année passée pour le baptême deu quatorzième pétiot à notre cousin Chérioux. Y eut eune fête manifique, eune fête à tout casser. Le parrain, qui était le Président, et la marraine, qui était Lonôre, la fille au bouilleux, ruchirent pus de dix livres de dragées en sortant deu ceumetière. Et le custos carillonnit pus de trouais heures de temps - et i voulait co carillonner, mais les gens deu bourg en étaient tout alouinés (6); o li demandirent grâce. Le soir, banquet, illumination et feu d'artifice. Et le Président me décorit de la médaille militaire, fit un grand discours, qui durit eune bonne demi-heure, et il ôfrit un billet de mille francs à Chérioux pour son pétiot.

Si bé qué je me seis dit: « Je vais aller vei le Président et li donner des nouvelles de san filleu, qui a forci, qui est biau pétiot, ben êblussé (7), chérissant et p'sant comme un plomb ». C'était bé le moins dé li ôfri quioque chose à not' tour.

Et c'est pourquei que je li apporte des poueires, d's oeufs, eune pirote vivante. Olle est bonne, la pirote, olle est grasse. O vient de passer quasiment un mouais dans les étaux deu Grand-Costil, où qu'an n'avait pas râtelé. Olle est grasse, olle est bonne. Je creis que le Président et sa bourgeoise vont la trouver de leux goût.

Je voulais leux apporter eune chopine d'iau-de-vie - de quei y goûter. Olle est de première - et de devant la guerre. Ah! c'est aut' chose que la cicasse et la foutinette qu'o beivent à Paris. Mais not' tante Penticou n'a pas voulu. « Tu pourrais co bé te faire attraper par les commis (8), qu'o disait, o te prendraient ta chopine, o la beiraient - et t'érais un procès qui te coûterait gros. Tu sais ce qui arrivit à Potteleu - qui fut vendu l'année passée - et qui eut à payer plus de cent écus pour trouais pots d'iau-de-vie. Piez, quand an sairait à qui que tu portais la chopine, ça ferait d's histoires - et p'têt' co bé des dèsagréments pour le Président de la République. »

Pour en fini, je laissis la chopine pour faire plaisi à notre tante Penticou. An l'appelle Penticou parce qu'olle a un nerf deu cou qui s’est raccourci, et o pend le cou: olle a la tête de coin, - mais ça ne li fait pas de ma.

Durant que je contais tout cela, Feuillot, le gars de Saint-Georges-Ies-Graiselliers, ne décessait pas de gricher.

- Ous kériez, qu'i me dit, qu'an va vous laisser entrer à l'Elysée do vos deux paniers ?

- Je suppose que oui, que je li dis... S'ous aviez la bonne idée de m'apporter d's oeufs, des poueires, un jambon et eune pirote, bé sûr que je vous laisserais passer le sieu de la porte.

- An n'entre pas cheux le Président comme à l'auberge, qu'i dit. Faut demander eune audience - et faut qu'i seit là. Il est souvent d'un côté ou de l'autre, à des banquets et à des concours agricoles.

- Oui, que je dis; mais sa bourgeoise deit être là.

- Olle y est, qu'i dit, mais olle est ben occupée, et faudrait pas la dêtourber (9) : o fait sa lainsive et o n'est pas de bonne himeur. Et ça s'comprend: y a eune de ses lainsivières qui li a manqué de parole. Je l'ai su par la cuisinière, que je connais d'piez longtemps - olle est de Saint-Georges, comme mei, et qui est venue hier cheux nous, emprunter not' tuet et not' puceux (10). Dépiez que l'ambassadeur de Chine est venu vei le Président, o n'ont pas pu remettre la main sus le tuet et le puceux. An creit que c'est le Chinois qui l's a emportés. Ça se pourrait co bé.

S'ous voulez, je vais dire à la cuisinière qu'ous voudériez bé vei le Président ou la Présidente. J'entre quand je veux, mei, par la porte de derrière, et j'ai êté à matin jusque dans la pucerie (11)... Parce qu'i faut vous dire qu'oz ont essangé hier... O pucent anhui (12) - o relaveront demain - et oz êtendront après-demain, s'i fait bon temps, mais bé hasard que oui, car la baronnette est haut. Oz êtendront dans les Champs-Elysées, qui sont au bout de la maison. La cuisinière m'a même d'mandé d'aller l'ainder à tendre les cordes.

Tout Paris vient vei la lainsive quand olle est à secquer. C'est de quei étou qu'i faut vei. Y en a eune cuvée, dans la pucerie ! Parce qu'i faut vous dire que les femmes des ministres avaient envyé leux levrauts (13) - et des levrauts qui bossaient !

Durant que j'étais dans la pucerie, en train de pucer, la Présidente est venue et o m'a dit: « quei que t'en dis, Prosper ? » Et j'i ai dit: « vous êtes ben honnête; ça va core à pu prez ». Si j'avais su à ce moment-là qu'ous alliez li apporter d's oeufs, eune oie et un jambon, je li en érais dit un mot. Mais, j'y pense... s'ous voulez m'attendre là, je vais porter vos paniers à l'Elysée, par la porte de derrière. O me connaissent, o me laisseront entrer. Je vais pas être longtemps, je vais aller au raccours.

-  Ous avez là eune bonne idée, que je dis.

I se levait deujà pour prendre mes deux paniers.

-  Rassi'ous, que je li dis, rassi'ous ! An a bé le temps. Si votre idée est bonne, o pourrait core être bé milleure. Je vais aller quant et vous. Ous allez dire à la cuisinière que je seis là et que j'attends do mes deux pannerées. Quand o seira que j'i apporte de quei faire des aoumelettes au lard, o me laissera entrer étou. J'apperhenderais, si j'arrivais les mains dans mes pouchettes; mais, do mes deux paniers, je n'apperhende pas. Si la pirote ne li haitait (14) guère - parce que c'est bé deu train que d'amarrer eune pirote, la saigner, la pleumer, l'êfongrer (15). - dites-li que je m'en cherge. O n'éra qu'à la mettre à la broche. 'S pas, que je li dis, qu'olle est co milleure, c't'idée-là ? J'en ai comme cela, quioque fouais.

I faisait la grimace. Il érait voulu s'n aller tout seu do lei deux paniers. I disait qu'i ne rêponait de rin si j'allais quant et li. I tenait à s'n idée et mei à la mienne.

Mais v'là qu'à ce moment-là j'aperçus le cousin Constant Gaverolles, qui est chantre à l'église Saint-Ustache et à qui que j'avais permins (16) de l'attendre dans le café où que j'étions.

- Je seis pas en avance, qu'i dit.

- Y a co pas bé deu ma, que je li dis. Assis-tei, tu vais en prendre pour un sou do nous.

Constant faisait co putôt eune drôle de mine en vyant que j'étais attablé do un grand débaltafrisé (17) comme le gars de Saint-Georges.

- Je ne me seis pas ennyé en t'attendant, que je li dis. J'ai trouvé, à la sortie de la gare, un gars deu pays qui m'a conté un tas de menteries. J'i en ai conté étou. Ça fait passer le temps. Ah! t'érais bé ri, si t'avais été là.

Là-dessus, le gars de Saint-Georges-les-Graiselliers - ou d'autre part - vidit sa tasse et partit comme un péteux, en baissant le nez et sans nous dire à revoir. Et bé sûr qu'i n'allit pas dire au Président de la République que j’i avais apporté trouais douzain-nes d'oeufs, des poueires, un jambon et eune pirote vivante. Il avait comprins tout de suite que c'était pour le cousin Gaverolles.

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   1.   Oie.
   2.   Sont côte à côte, se touchent.
   3.   J'aurai du mal à m'en tirer.
   4.   Physionomie.
   5.   Le bec.
   6.   Etourdis.
   7.   Sorti de l'enfance.
   8.   Employés de la régie ou de l'octroi.
   9.   Déranger.
  10.   Appareils pour faire bouillir le linge: chaudière et pot emmanché pour verser la lessive sur le linge.
  11.   Pièce où l'on fait la lessive.
  12.   Ils coulent la lessive aujourd'hui.
  13.   Petits paquets de linge à laver ou lavé et généralement destinés à la lessive.
  14.   Plaisait.
  15.   La vider.
  16.   Promis
  17.   Négligé de vêtements et de manières.



LA SAINT-GIRE


J'étais, dans ce temps-là, pâtour cheux les Coqueret à la ferme des Hauts-Bissons. An se levit à deux heures dé matin pour aller vendre à la foire Saint-Gire un boeu et deux genissons. La bourgeoise était déjà debout: o nous avait fait de la soupe, et durant qu'an la mangit o nous fit cuire eune aoumelette au lard. Piez o nous en servit pour un sou et eune bonne goutte dedans.

Je dormais co à meitié. Je ne mé rêveillis que sus la route. I faisait quasiment freid, mais je me rêchauffis à marcher, et j'étais d'attaque en arrivant à Condé. An but eune pinte de beire, qui était putôt du, an mangit deux pouces d'andouille et an en print pour un sou.

An trouvit à l'auberge un nommé Burette, de Saint-Quentin, qui nous dit :

-    Paraît qu'y a de l'aoucomentation sus le bestial: ça va bé se vendre.

Là-dessus, je montimes au champ de foire. Le bourgeois menait le boeu et mei les deux genissons, qu'étaient co pas pus commodes que ne fallait. Fallut rester là durant deux trouais heures. I venait de temps en temps des gens qui regardaient notre bestial et qui en demandaient le prix. Sans doute que le bourgeois en voulait trop: o passaient les uns après les autres; y avait pas d'aoucomentation, comme avait dit Burette. Ça n'allait pas.

I n'était pas loin de dix heures quand an les vendit, mais pas comme le bourgeois érait voulu. Ça n'allait pas.

Les deux marchands devaient se livrer deu beu et des deux genissons à Brevaux, au quart moins de médi, devant le café Cyrille. An s'n allit donc à Brevaux; an y dix-heurit : un pot de beire, deux pouces d'andouille, un demi-Livarot, qui était bé fait - ah! il 'tait bon! - et un sou de café. An print chaque notre petit pot, mais an érait mieux fait de nous en teni à la demoselle. Olle 'tait bé mauvaise. De la vraie cicasse ! An érait dit de la puette. Piez an attendit.

An attendit durant pus de deux heures. Je m'assiézis sus la berne. Je dormais. Y avait longtemps que le quart moins de médi était passé. Je m'étais levé pour me rêveiller, et j'attendions toujous, le bourgeois et mei, nos liens dans les mains. I n'était pas loin de deux heures quand o vinrent se livrer des bêtes qu'an leux avait vendues.

Le bourgeois ramassit ses billets et ses louis d'or - y avait des louis d'or dans ce temps-là! - et i leux dit: « C'est eune donnée, qu'i dit ». Mais o disaient, eux, que c'était bé de l'argent pour un boeu maigre et deux mauvais genissons.

An dînit au café Cyrille. J’êtais mort de faim. An mangit eune platrée d'abattis et deux tranches de rôti; et le bourgeois trouvit que c'était ben amarré. Mei étou.

Piez nous v'là partis pour la statue de Dumont d'Urville, où que la bourgeoise allait se trouver. A devait veni dans la relevée; et, comme avait dit le bourgeois, les premiers arrivés attendraient les autres - et, de la partie, an irait faire un tour et vei les baracles.

La bourgeoise était là do le petit gars. A nous dit qu'olle attendait depiez pus de deux heures, et o n'avait pas l'air pus contente qué ne fallait.

-    Les jambes me rentrent dans le corps, qu'o li dit.

C'était histoire de dire qu'olle 'tait lassée: o n'avait pas perdu un pouce de sa taille. Le bourgeois li espliquit qu'il avait êté à Brevaux livrer sa marchandise et que j'avions attendu longtemps.

- As-tu bé vendu, au moins ? qu'o li demandit.

- Non, qu'i dit, c'est eune donnée. Ça n'allait pas. N'y avait que les amouillantes qui se vendaient core à pu prez.

- En veux-tu pour un sou ? qu'i dit.

O dit que non. O n'avait pas l'air de bonne himeur, mais ça ne durit pas.

An fit un tour de foire, an se pourmenit, an regardit les boutiques. Ah! Y en avait ! Et des belles ! Piez an allit vei le circle, un grand circle qui était manifique. Y avait des ménégiens et des ménégiennes qui se tenaient debout sus des chevaux qui trottaient et galopaient. Et o sautaient à travers des cercles en papier et o retombaient debout sus les chevaux, qui n'arrêtaient pas de galoper. Y en avait d'autres qui dansaient sus eune liure et faisaient des tours de force, fallait vei !

Y avait même un des chevaux - un qui était pie - qui comptait et qui comptait bé do un de ses pieds de devant. Et c'est c'ti-là à qui que le clown dit de montrer la dame la pus jolie de la société. Le cheva eut l'air de chercher deux trouais minutes et vint s'arrêter juste devant la bourgeoise en secouant la tête. Tout le monde riait, le bourgeois étou, mei étou; tout le monde, excepté la bourgeoise. Olle 'tait toute rouge et o ne savait où se mettre; et Fernand, san petit gars, ne savait pas trop s'i devait rire ou pleurer. La bourgeoise érait mieux aimé être cheux lei, bé sûr.

O n'tait pourtant pas au bout de ses pein-nes. V'là-t-y pas qu'un autre ménégien, gros comme un tonniau et coiffé d'eune espèce de chausse à café, vint li offri un biau bouquet. O s'en serait bé passé. O le print tout de même et tout le monde se mint tout de suite à claquer des mains.

En sortant deu circle, an allit dans eune grande baracle, vei des tours de physique, et c'est là que je passis à man tour un mauvais moment. Le ci qui faisait les tours de physique avait prins eune bouteille et i demandait ès gens qui étaient là :

-    Quei qu'ous voulez ? Deu vin ? de la bière ? eune fine?  Dites-mei ce qu'ous voulez, je vais vous servi. Je li demandis deu vin et j'en eus - et i n'était pas mauvais. Le père Gascoin, qui était à côté de mei, li demandit de la bière et i 'nn eut étou.

Piez le physicien cassit sa bouteille et il en tirit un lapin vivant qui gigottait, fallait vei ! et un oeu de poule, qu'i cassit étou, et i s'n êchappit un mogneau. Là-dessus i ramassit eune demi-douzaine de montres dans la société, l's êmachit do un martiau et les mint dans un grand chapiau, qu'i me donnit à teni et qu'i couvrit do san moucheux de pouchette. Le père Thomas Gascoin avait donné sa montre au physicien; je li avals donné la mienne étou; mais quand je les vîmes en bouillie comme les autres, je n'étions qu'à meitié rassurés.

Le physicien me fit monter sus l'estrade. et devant mei, devant tout le monde, i retirit deu chapiau des poignées. des monciaux de ribans de toutes les couleurs, des rouges, des bleus, des jaunes. des ribans à n'en pas fini. Y en avait un mulon! C'était pas tout. I retirit des chausses, un corset, eune paire de souliers, deux trouais castroles. Piez i me dit, en me regardant dans le blanc d's yeux:

- Où que sont les montres ? An devrait au moins en retrouver les morciaux, qu'i dit.

I fouillit et farfoullilt dans le fond deu chapiau. Rin.

-    Jeune homme, qu'i me dit, vous les avez filoutées.

I me fit retourner mes pouchettes. Les montres y étaient : trouais d'un côté, trouais de l'autre. Celle deu père Gascoin y était, la mienne étou : oz y étaient toutes et o n'avaient brin de ma. Tout le mondes s'êgalit de rire. Je riais étou, mais je me forçais.

En sortant de la baracle, la bourgeoise dit qu'i se faisait tard et qu'il 'tait cemps de s'n aller; mais le bourgeois dit qu'i n'tait pas hors heure, et, piesqué Palmyre était là-bas à garder la maison, y avait pas besoin de se presser. Olle allait affourrer les bêtes et faire la soupe.

- La soupe sera freide quand j'arriverons, que dit la bourgeoise.

- O va mettre les êcuelles devant le feu, dans la cendre, que li rêponit le bourgeois.

An s'n allit donc faire eune collation soupantc à l'Auberge deu Mouton Fleuri, qui était tenue par les Gibert, des gens do qui qué le bourgeois faisait d's affaires. I leux avait vendu bé des cents de fein, et de la paille et des tonniaux de beire.

An nous servit dans eune petite salle où qu'an d'scendait par trouais quatre marches de travers et où que le bourgeois grillit et manquit de se casser le cou.

-    Escusez, qu'i dit: je ne faisais pas attention.

L'aubergiste et sa femme s'assiézirent et collationnirent do nous. An nous donnit des serviettes, s'i vous plait; mais le bourgeois n'en voulit pas, mei n'tout. Ça m'érait putôt gêné qu'aut' chose,

An eut de la soupe de boeu et trouais quatre grandes platrées de fricot - et des pois. et de la salade - et deu camembert - et des crêmes - de quei ragoser toute eune noce. An but deu cidre qui venait de Vassy - c'est bon crû, par là - et deu vin rouge, et deu vin blanc - et deu café et de la vieille de vin, qui était bonne et douce !

-    Vous pouvez en prendre, Madame Coqueret, que disait l'aubergiste. O se beit comme deu lait ct o laisse la bouche fraÎche. Eune petite lerme, Madame Coqueret, - ou, si vous aimez mieux celle de cidre, v'la du vieux Calvados de trente ans - et qui a passé sous le nez des commis.

Piez i se parlait et i faisait des compliments à la bourgeoise, qui s'en serait bé passé. O le laissit dire tout de même.

II disait qu'olle avait core embelli et forci, qu'olle 'tait ci et ça et des phrases à n'en pas fini - des belles phrases que j'ai oubelliées - et la bourgeoise étou, bé sûr. I se taisait eune minute en regardant le pétiot, piez le y'là reparti :

-    Queu bel êfant ! qu'i disait. Joli et frisé comme sa mère. Un amour, Madame Coqueret, un amour !

Quand le café fut servi. Gibert fit un discours comme dans un banquet et il ôfrit un bouquet à la bourgeoise.

-    C'est le deuxième de la journée, que dit Coqueret.

-    Ah! Madame, que dit l'aubergiste, je regrette... - non. c'est pas « Je regrette », qu'i dit - je seis désolé, qu'i dit, d'avoir été devancé.

Coqueret contit l'histoire deu circle, et tout le monde, même la bourgeoise. se fit eune pinte de bon sang. Mme Gibert enn' était noueire. Fallut que je contisse étou ce qui s'était arrivé dans la baracle au physicien, et nous v'la repartis à rire, à rire à en être malades... L'aubergiste voulait co verser eune goutte de la vieille de vin à Mme Coqueret.

- Non, merci, Moussieu Gibert, qu'o li dit. Vous vyez que j'ai fini. Piez c'est mei qui vais remmener la voiture que j'ai amenée. Je veux y vei clair et cherrier dreit.

O se levit ct o dit qu'il 'tait temps de parti.

Coqueret eut biau dire : « An a le temps. An a co le temps », fallut sorti de table. M. Gibert appelit le gars d’êcurie - un grand bâte-la-vache qui s'appelait Philippe - et i li dit d'atteler.

Devant que de parti, an but co deu vin chaud. L'aubergiste nous en ôfrit toute eune grande soupiérée et i nous servit do eune cuiller à soupe.

-    La fraîche est venue, que dit M. Gibert, i va faire freid le long de la route, ça va vous rêchauffer.

La bourgeoise n'en voulit pas, mais Coqueret en print deux bonnes verrées - et mei un demi-verre. Mme Coqueret me fit signe que c'était assez. Sitôt que la jument fut attelée, an montit en voiture. Coqueret se fit attendre. Il avait toujours quelques chose à dire tout bas à l'aubergiste : ça n'avait ne fin ne bout. I serait bé resté là toute la nuit à li en conter et à jastoiser. Piez, quand fallut remonter l'êcaller qui avait les marches de biais, il y mint bé des fouais pus de temps qu'i n'y avait mins à les d'scendre.

Je partimes au petit trot. la bourgeoise était par devant do le pétiot, et mei dans le fond, côte-côte do le bourgeois, qui s'endormit tout de suite et se mint à ronfler. An érait dit eune machine à battre. Le temps s'était renferdi, mais j'avais si chaud que ça me semblait bon après la petite salle des Gibert. le ciel étaitit clair et y avait d's étoiles! Ah! y en avait ! Des poussinières de tous les côtés ! De ma vie ni do mes jours je n'en ai tant vu! J'en vyais p'têt' ben étou pus que n'y en avait.

An allait toujous au petit trot: : on n'avançait pas. Le bourgeois ne décessait pas de ronfler, ct j'allais m'endormi à man tour, quand la bourgeoise me dit :

- Dors-tu, Natole ? qu'o me dit.

- Non, que je dis.

- D'sccnds donc, qu'o dit, et regarde si la jument est ben attelée. Je ne sais pas ce qu'olle a : o n'avance pas.

Je descendis - et je regardis bé. Tout était en place comme i fallait: le collier, les traits, la sangle, le sourfaix. Je regardis ce qu'an me disait de regarder; mais y avait aut' chose à vei - qué j'érais dû vei - et que je ne vis pas.

Le bourgeois s'était rêveillé.

- Quei qu'i se passe donc, qu'i dit.

- Rin. Dors.

- Pourquei que t'as d'scendu, Natole?

- Pour vei si Mignonne était ben attelée. O ne trotte pas comme d'habitude. C'est drôle. Les chevaux vont toujous bé quand o retournent à l'êcurie.

- C'est la bourgeoise qui ne sait pas toucher. Passe-mei les guides, Nathalie, et je vais la faire trotter, la jument. O va senti tout de suite à qui qu'olle a affaire.

I se levit et me retombit sus les genoux. C'était un homme corporent, qui ne p'sait pas loin de deux cents. J'en fus à meitié démoli.

- Assis tei dans ton coin et dors, que dit la bourgeoise.

1 s'assiézit, et il y mint le temps. I me retombait toujous sus les genoux. J'en eus la palette deu genou dreit doulante durant pus de quinze jours. Si bé que je passis, deu mieux que je pus, à sa place, et i s'assiézit à la mienne.

- Où qu'an est? qu'i demandlit. Tu ne nous a pas êguérés, au moins.

- Non. Dors.

- An a-t-i passé la Croix-à-la-Main ?

- Non, an'n est co loin.

- Quand an y sera, qu'i dit, rêveille-mei. An va y beire un pot. Je meurs de sei.

- Oui, dors.

An passit à la Croix-à-la-Main sans s'y arrêter. La bourgeoise dit :

- Coqueret ronfle, i n'a pas besoin de beire.

Mignonne n'avançait brin. An l'érait suivie do eune bérouette. An érait dit le train de Tlnchébray. Mme Coqueret touchait, fouaillait, sécouait Ics guides. Rin n'y faisait. Coqueret se rêveillit co au bourg de Saint-Pierre.

- Eh bé! qu'i dit en ronflant, va-t-eu mieux, la jument ?

- O va bé. Dors.

- Ou qu'an est, asteure ?

- À Saint-Pierre.

- Descendons beire un pot, qu'i dit.

- Les auberges sont fermées, qu'o dit, et je serons cheux nous dans dix minutes.

Coqueret érait mieux aimé ne pas attendre. I se renfoncit tout de même dans san coin, en groussetonnant.

Il 'tait pus de min-nuit quand j'arrivimes. Je descendis le premier et la bourgeoise me passit Femand, qui était êveillé comme eune potée de souris. Ça n'allit pas tout seu pour Coqueret, qui ne trouvait pas le marche-pied. C'était co ben aut' chose que l'êcalier en biais deu Mouton Fleuri. La bourgeoise me dit :

- Ainde-lé donc. Donne-li un coup de main.

Je ne m'en souciais guère, j'avais peux qu'i ne me dêmolît tout à fait. An finit par en veni à bout: mais je crus bé qu'il allait faire le trimbouet.

Palmyre dêtelit la jument, l'abervit, la rentrit à l'êcurie durant que je mangions notre soupe. Olle 'tait chaude - et bé trempée, Palmyre avait mis l's écuelles dans la braise. Piez an allit se coucher.

Coqueret, qui mourait de sei, avait dit à Palmyre d'aller queri à beire: mais sa soupe l'avait sans doute désaltéré. I n'en recausit pu, et le beire restit sus la table. I n'y eut que Palmyre qui s'n ôfrit deux verres, et je vis bé que la bourgeoise le regardait de travers. Olle avait le coup d'yeu, la bourgeoise ! et o ne tardit pas à vei que l'iau-de-vie avait baissé de trouais quatre pouces dans la carafe. Olle avait oubellié de la mettre sous clef et Palmyre avait trouvé le mo-yen de fêter la Saint-Gire sans veni quant et nous à Condé.

Le lendemain, je me rêveillis de bonne heure. La tête me brûlait, j'avais la bouche et la langue secques comme un caipiau (1). J'étais mort de sei. Je me levis et j'allis tout dreit à la cave. Et qui que j'y trouvis ? Le bourgeois - en chemise et en sabots - acculé au cul deu tonniau, do eune êmiée (2) dans eune êcuelle.

- As-tu sei étou, qu'i dit ?

- Oui, que je dis, je meurs de sei.

- Fais eune êmiée. Rin de milleu pour te remettre d'attaque.

Je fis eune êmiêe et je vidis m'n êcuellc bé des fouais - et le bourgeois étou. Ah! j'en bûmes deu cidre! des pots, des biées (3)! Je restimes eune bonne demi-heure à la quenelle. Mais, comme avait dit Coqueret, ça remet d'attaque, ct j'avions bésoin de l'être pour la malechance qui nous attendait.

Quand le bourgeois eut mins sa culotte, il allit faire un tour à l'êtable et à l'écurie. Tout le bestial était là, ben affourré, ben allitiéré; mais la jument n'était pas là. Y avait ben eune jument, rouanne comme la nôtre ou à pu prez, mais c'était pas not' jument. Je ne fus pas longtemps à m'espliquer pour quei qu'an avait mins deux heures à reveni de Condé.

Le bourgeois en restit tout jugé.

-    Nous v'là bé ! qu'i dit. V'lâ notre jument volée ! Comment! bougre d'imbécile, qu'i me dit, tu n'as pas pu vei que ce quercan-là n'était pas notre jument ! Quand t'as d'scendu pour vei si Mignonne était ben attelée, t'as eu le temps de la vei de bout en bout.

J'érais pu li répondre que j'avais regardé ce qu'an me disait de regarder - tout, excepté la jument - et piez qu'i ne faisait pas jour. Y avait des étoiles, y en avait des venues, mais i ne faisait tout de même pas clair comme en plein médi, Je ne rêponis pas; vaut mieux ne rin dire ès gens qui sont colères.

I s'n allit à la maison et il en dit à sa femme autant comme à mei. O ne se doutait de rin, ben entendu, olle 'tait en train de tremper la soupe. Mais o ne se tut pas, lei. Olle avait la langue bé pendue et o li dit et redit que c'était sa faute à li, pus qu'à lei et à mei, et que s'il avait moins bu et s'oz étaient revenus à la soirante, comme o voulait et comme il érait fallu, ça ne serait pas arrivé. O dit étou que c'était Philippe, bé hasard, qui s'était trompé, et qu'an retrouverait la jument.

Coqueret soutenait que non - et que c’était, bé sûr, un fripon qui avait fait mine de se tromper, qui avait prins eune bonne bête pour ne laisser en place qu'un quercan, un cayon, eune bique.

-    D’abord et d'eune, tu n'en sais rin, que disait sa femme, qui avait pus de bon sens que li et qui ne perdait jamais la tête. Mange ta soupe, et tu vais retourner t'informer à Condé.

Coqueret dit qu'i n'avait pas le coeur à manger sa soupe. I la mangit tout de même, et i répétait à chaque quillerée :

-    Olle est volée. Faut en faire not' deu. Olle est volée.

O n' étaie pas volée.

Au moment que le bourgeois coulait ses souliers, tout en digonnant, pour ertourner à Condé, an vit un grand cabriolet s'arrêter à la barrière deu jardin, el not' jument dans les limons. Moussieu Gibert était dans le cabriolet do un grand moussieu qui avait de grandes moustaches rouges et un verre de leunette dans un yeu - et l'air pas commode du tout.

M. Gibert espliquit les choses. Il 'tait nuit, Philippe était lassé, i s'était trompé - et piez v'là.

Le grand moussieu groussait. I disait que Coqueret érait dû vei tout de suite que c'était pas sa jument que Philippe avait attelé sus sa voiture. Coqueret groussait étou, et je kéryais bé qu'oz allaient britter (4).

Heureusement que M. Gibert était là pour tout arranger. I dit qu’i faisait nuit, que Coqueret était bé lassé. C'était vrai. Et piez i nn' avait. M. Gibert le savait bé, mais il eut bé soin de n'en rin dire.

J'allis dêteler Mignonne et atteler le quercan. Mais le grand moussieu me commandit d'abord de donner deux picotins d'avein-ne à san cheva. I commandait comme s'il avait êté cheux li !

Et il avait toujous san verre de leunette dans l'yeu - an érait dit qu'i y était collé, comme eune vitre dans eune croisée.

- Allons! plus vite que ça, corbleu!

Ah! il en lâchit des « corbleu »!

-    Encore un coup d'étrille au garrot, encore un sur la croupe, corbleu! Et plus vite que ça! Allons, ouste !

I disait « ouste » étou. I le dit pus de vingt fouais.

-    Maintenant, passez-lui l'éponge sus le nez et sous la queue... Où est-elle l'éponge ? Pas d'éponge, corbleu! Allez chercher un torchon propre, alors. Allons, ouste !

J'y allis. Fallait bé. Je lavis le quercan des deux bouts. Je li peignis les crins, je le broussis et rebroussis de bout en bout. I me donnit man vin en partant. I me donnit quarante sous. Je ne les avais pas volés.

-    Et dire, qu'i disait, qu'on a pu confondre un cheval de sang, un trotter de premier ordre, avec une bête de labour, ventrue comme eune vache et mal bâtie! Ce n'est pas flatteur pour toi, Calypso.

Car o s'appelait Calypso, sa jument, et durant qu'i causait, olle avait l'air de l’êcouter. O haussait la tête et dressait les oreilles, fallait vei ! C'était pus la même bête.

Le bourgeois invitit le grand moussieu à dix-heurer, et commc i ne voulait pas d'abord, la bourgeoise vint le rêforcer. Il acceptit tout dc suite. I li fit des courbettes jusqu'à terre et des compliments ! pus qu'o n'en d'siralt, bé sûr. Je n'avais jamais entendu de quei de pareil, ni lei n'tou.

Le grand moussieu était tout changé. C'était pus la même philomie. I riait, i faisait des compliments à tout le monde, et tant de révérences à Mme Coqueret que je me disais en meimême:

- Le verre de leunette va li chei de l'yeu.

I ne chut pas.

La nappe était sus la table. Y avait deu gros beire, tiré au fausset, rouge comme deu sang de poussin, - et deu vin - et deu jambon - et deu beurre frais et des confitures.

Mais le grand moussicu ne print qu'eune croûte et i la mangit toute secque.

I faisait toujous des compliments à la bourgeoise, qui le laissait dire, mais qui trouvait quante même qu'y avait de l'excès.

Par exemple, an vyait bé que M. Gibert trouvait cela de son goût - et qui se pensait en li-même qu'i n'était co pas de force.

Le grand moussieu dit enfin à revoir à tout le monde et i donnit eune poignée de main à la bourgeoise. Là-dessus, i retroussit ses moustaches rouges, montit dans san cabriolet et i repartit do M. Gibert.

Les bras nous en tombirent quand je vimes le quercan s'n aller au grand trot; il allait comme le vent.

- Il érait bé trotté hier étou, que dit le bourgeois, si j'avais tenu les guides.

- Ce n'est pas cela, que dit Mme Coqueret. I n'avançait pas pace qu'i ne retournait pas à s'n êcurie.

C'était vrai, piez y avait aut' chose - et le bourgeois le sut par après, quand i revit M. Gibert.

Y avait deux êcuries pleines de chevaux, le jour de la foire. Calypso était dans eune, Mignonne dans l'autre. Le grand moussieu et Coqueret vinrent deux, trouais fouais dire à Philippe de donner deu fein et de l'aveine à la jument rouanne. Philippe donnit tout à la jument de Coqueret et rin à l'autre. Si bé que Calypso jeunit, durant que Mignonne était à la noce. Le grand moussieu n'en a jamais rin su, sans quei san verre de leunette, ce coup-là, li érait chu de l'yeu.

___________________

   1.   copeau
   2.   pain émietté dans du cidre.
   3.   Contenu d’une bie, c’est à dire d’une buire.
   4.   Se quereller.




LE POLTRAIT


Nos gens n'arrêtaient pas de me dire: « Tu devrais faire tirer tan poltrait ». J'en étais si êlugé que je leux dis à la fin :

-    Piesqu'ous y tenez et qu'an ne battra qu'après-demain, si le temps reste au sè, je vais aller c'te relevée cheux le photographe.

J'y allis. Je me fis raser cheux Chertier, qui me mint de la fleu par toute la figure, me retroussit la moustache et me frisit les cheveux. Je n'y tenais pas en tout, mais il y tenait, li ! I me dit que c'était la mode et que ça ferait bon effet dans le poltrait. Piez ça faisait aller le commerce !... le sien !

Quand il eut fini, j'étais co pus bel homme qué d'ordinaire - si bel homme que c'est tout juste si je me reconnaissais dans la glace.

Le frater me broussit et me rebroussit de la tête ès pieds; i dêboutonnit ma veste, la reboutonnit, se reculit pour vei l'effet. Piez fallut passer à la caisse - et j'en eus pour sept francs douze sous, sans compter le vin. C'est coûtageux de faire le moussieu. Et je trouvis, bé sûr, que c'était bé de l'argent. Faut dire étou qu'i y avait mins le temps: i m'avait tenu au moins trouais quarts d'heure.

I me donnit l'adresse deu photographe : dans la Grand'Rue, à main gauche, à côté deu café Laumoine, au troisième étage. J'y allis et je commencis par me tromper. Chertier m'avait dit « le troisième étage » et bé sûr que c'est pas malin à trouver, quand an sait compter jusqu'à trouais. Mais v'là ! je comptis d’en bas, et parait que ça ne compte pas - et personne n'a co pu me dire pourquei.

Si bé que j'étais cheux le dentiste, où que je n'avais que faire. Dieu merci ! Y avait deux trouais ménagères qui avalent l'air de mauvaise himeur - eune autre qui avait eune joe comme eune citrouille - un gros bonhomme qui groussait et un petit gars, dans les dix douze ans, qui pignait comme s'il avait perdu père ou mère. I faisait pitié. J'en entendais co d'autres dans la chambre à côté. Y avait eune femme, en tout cas, qui criait comme un fersouaie (1).

Je me demandais ce que tout cela voulait dire - et je me pensais que même un êfant ne pousserait pas d's êbraits comme ceux-là cheux le photographe. Piez, tous ces gens-là n'avaient pu fait toilette. Y avait que mei à être sus man trente-et-un. Je me pensais étou que la ménagère qui avait la joe enflée avait mal choisi san moment pour se faire tirer en photographie.

Je n'avais qu'eune chose à faire : c'était de me renseigner. Je me renseignis - et je fis bé, sans quei j'y serais co.

J'étais cheux le dentiste, à ce que me dit le gros bonhomme qui groussait toujous. J’avais fait erreur. L'en-bas ne compte pas - pourquei ? je n'en sais rin - et je n'étais qu'au deuxième étage, cheux le dentiste. Je dis merci au gros bonhomme, à revoir à toute la compagnie, et je montis de la partie cheux le photographe. Je sonnis, le commis ouvrit la porte, me dit d'en¬trer et de m'assire. La chambre n'était pu garnie de monde comme celle deu dentiste. Y avait que mei, et je me pensis :

-    Tant mieux, ça va pas être long.

Je dis au commis que je venais pour me faire tirer man pol¬trait et je li demandis si ça se pouvait.

I dit que oui. Solement, fallait que j'attendisse. Vu que le patron était en train de din-ner do ses gens. Des gens deu pais d'amont qui étaient venus le vei.

-    S'ous voulez que je vous tire votre poltrait, que me dit le commis, je vais vous le tirer tout de suite. Et c'est pas pour me vanter, mais je m'y entends aussi bé que le bourgeois.

Je décidis d'attendre. J'aimais mieux avei de l'ouvrage bé faite.

J'eus p'têt' tort d'attendre. Il avait l'air dégourdi, le gars ! Et eune platine ! I me contit que les gens de son patron étaient venus en auto de l'autre côté de Falaise - à moins que ça ne seit de Lisieux - et qué c'était des gens cossus et que les dames avaient des toilettes manifiques - de la soueie, des ribans et de la dentelle sus toutes les coutures ! - et qu'oz avaient amené leu chien, qui était gros comme un viau et doux comme un mouton, - et que le patron allait tirer le poltrait de toute la famille, do le chien dans le mitan, par devant. Mais fallait d'abord din-ner. Oz étaient au dessert. Ça n'allait pas être long.

-    S'ous aviez des commissions à faire, qu'i me dit, ous ériez le temps. En tout cas, vous pouvez faire un tour.

J'allis en prendre pour un sou au café Laumoine; je montis la Grand'Rue jusqu'au champ de foire, j'entris dire bonjou à notre cousin Fédéric et an causit core un bon moment. Je revins cheux le photographe et le commis me dit:

-    Entrez. Assiéz'ous. Ça ne va pas être long asteure. O sont au champagne. Nastasie va servi le café.

Ah! i ne mentait pas: oz étaient en train de beire deu champagne. An entendait les bouchons qui partaient - et qui p'taient sè ! Ous ériez dit des coups de fusil. Tout le monde causait haut - piez o chantirent.

J'entendis d'abord eune toute petite voueie flûtée. C'était eune femme, bé hasard. Ah! o n'avait guère de voueie, mais o la menait bé. Après lei, y eut un homme qui chantit, et i chantait ben étou; mais sa chanson avait au moins quinze ou vingt couplets. Quand il eut fini, o claquirent des mains et o se minrent à crier - et, à un moment, je me demandis même s'o n'allaient pas britter et se chamailler. Ah! oz en faisaient un vakerme !

Ce fut ben aut' chose cinq minutes aprez. De ce coup-là, je me demandis s'y avait un trembellement de terre ou si le tonnerre était tombé sus la maison. Les hommes, les femmes et l's êfants poussaient d's êbraits êpouvantables. Et le chien étou, ben entendu. C'était à creire qu'y avait quioqu'un d'assaziné. Le commis arrivit pas longtemps aprez - do le gros chien.

-    C'est rin, qu'i dit, assiéz'ous. C'est rin. C'est tout simplement le gros chien de Moussieu Prosper... Il 'tait sous la table, i s'est levé au moment que Nastasie apportait la cafetière et les belles tasses en porcelain-ne - qui ne servent que les jours de fête. La table a êté renversée, toute la société étou et Nastasie étou. Olle a roulé do la cafetière, et les tasses, et le plateau. Ah! y en a de la vaisselle de cassée. Tout est mincé. C'est eune pitié ! Et les belles toilettes ! O sont dans un bel état, asteure ! Nastasie est pochée, les dames sont en train de s'essyer do leux serviettes et l's êfants ramassent les tés (2). Eune chance, core, que le patron ait bé prins la chose.

-    Nastasie, qu'il a dit, allez nous refaire deu café. Exupère va nous en dire deux mots (3) en attendant. Nastasie est repartie en clochant. O va refaire deu café et an le beira dans les tasses ordinaires. Ça ne va pas être long.

-    Je vous amène le chien, pace qu'i pourrait co bé recommencer. N'ayez pas peux; il est doux comme un mouton. Couche-tei, Pyrame, qu'i li dit, et le chien se couchit, mais i groussait co.

J'érais mieux aimé qu'i groussît pus loin - et je le dis au commis.

-    N'ayez pas peux, qu'i dit. Assiéz'ous et prenez un journal. Ça ne va pas être long.

-    Y a deux heures qu'ous me dites que ça ne va pas être long ! All'ous-en tout de suite et promptement demander au patron s'i peut, oui-t-ou non, me tirer man poltrait durant que Nastasie va refaire deu café. Ous entendez ce que je vous dis, dites-li de veni vivement, si que non je m'en vais.

I vint tout de suite. C'était un grand malminé qui avait eune grande barbe et eune tignasse toute noueire et qui faisait d's esbrouffes et des cêtres.

-    Mett'ous là, qu'i dit. Tournez un brin la tête... core un brin... core un petit brin. Je vais vous faire un biau poltrait, qu'i dit - quioque chose de soigné - un poltrait de trois quarts.

Je ne dis rin : j'étais occupé à me teni comme i fallait. Mais pourquei qu'i n'en faisait que les trois quarts. Je me pensis étou que ça serait p'têt' moins cher.

-    Regardez dreit devant vous, qu'i dit, et souriez. Ous souriez trop. Diminuez le sourire - core... core un brin. C'est bon. Bougez pus. Ça y est. Je vous remercie.

I dit que je n'érais man poltrait que dans huit jours - et l'agrandissement dans le moueis - pace que je li commandis un agrandissement. Soixante francs do le cadre, qui valait à li tout seu pus de soixante francs. C'était eune occasion.

Je revins le mékerdi d'aprez. Le poltrait était prêt. Y en avait même eune douzain-ne. Et le photographe me dit qu'i travaillait sus l'agrandissement.

Durant que je regardais man poltrait, i dit:

-    Hein? c'est russi !

-    Ça se peut, que je dis, mais i ne me ressemble guère.

Je trouvais même que ça ne me ressemblait pas en tout. Mais li ne voulait pas en conveni : i soutenait que la ressemblance était « frappante ».

I levait les bras en l'air, i se passait les deigts dans sa tignasse noueire et i répétit pus de cinquante fouais :

-    Frappante, Moussieu, frappante !

Il avait biau dire, ça ne me frappait pas.

-    Et c'est soigné, qu'i disait co, ç'est soigné, fignolé.

-    Pour ce qui est d'être fignolé, ça se peut; mais quei qu'ous voulez, je ne peux pas vous dire que ça me ressemble, piésque je trouve que ça ne me ressemble pas.

Il appelit Philarète, san commis (j'avais oubellié de vous dire qu'i s'appelait Philarète), et Philarète dit que le poltrait me ressemblait comme deux gouttes d'iau.

-    C'est' vous tout craché, qu'i dit.

La femme deu photographe vint étou, tout êcreignée, et o dit comme Philarète, ben entendu.

Je n'en dêmordis pas pour cela. Le poltrait ne me ressemblait pas, c'était pas mei, je pouvais tout de même pas leux dire que c'était mei.

Je payis ; mais je regrettis ma monnaie. L'argent est trop mal-aisé à gagner au temps d'asteure pour qu'an n'ait pas deu de la vei s'n aller pour rin.

N'y avait pus qu'à m'en retourner do les poltraits qui ne me ressemblaient pas. Devant que de parti, je dis au photographe que, piésque l'agrandissement n'était pas fini, valait mieux le laisser « dans ce par où ». Oui, mais, i ne voulit pas en entendre causer. J'avais commandé, j'avais siné sus un registre. Y avait rin à faire.

Quand je rarrivis cheux nous, je montris le poltrait à nos gens, et tout le monde dit : « C'est pas tei, Jérôme... c'est pas tei, papa... c'est pas vous, bourgeois ».

O n'avaient pas bésoin de le dire : je le savais bé.

-    Ça ne te ressemble pas en tout, que dit la bourgeoise. T'ouvres le nez comme si tu te pensais: quei que ça sent donc par là ? Et ta tête est tout de travers, comme si t'avais le teurticou. Et queues moustaches ! An dirait un gendarme. Ah ! man pauv' Jérôme, tu n'es pas russi. T'as l'air de quioqu'un qui ferait des cêtres. Combé que ça t'a coûté ?

-    Bé de l'argent! j'aimerais mieux qu'o fût dans ma pou¬chette que dans celle deu photographe. Mais qui qu'a voulu que je fasse tirer man poltrait ? Dis, qui qui l'a voulu ? Tu sais bé que c'est pas mei.

Not' cousin Philbert, qui vint nous vei à la Saint-Michet, dit:

-    I n'est co pas si mauvais, tan poltrait. C'est pas tei, certainement: mais y a, quand même, un air de famille. Le front, par exemple, c'est l’ci de défunt Gliaume, ton grand-père; le nez, c'est le nez des cousins de Vassy, et le coup d'yeu, c'est le coup d'yeu de touton Thôdose, de Truttemer; le bas de la figure, c'est l'ci deu père Clément, de Clairefougère.

La bourgeoise en convenait. Olle y kériait p'têt' un brin, et piez o voulait faire plaisi à Philbert.

-    Oui, mais à la fin des fins, que je dis, c'est-i mei, oui-t-ou non?

-    Pour te dire la vérité, que dit Philbert, c'est pas tei. Y a quioquc chose, mais c'est pas tei.

Un mouais aprez, Moussieu Touvy, le marchand de vaches, passit par la maison et la bourgeoise li montrit l'agrandissement.

-    Reconnaiss'ous ce Moussieu-là, qu'o li demandit ?

-    Oui, qu'i dit, c'est le Président de la République.

Et i ne riait pas.

I repassit par la maison quioque temps aprez; i regardit un bon moment l'agrandissement de man poltrait et i me dit qu'i n'n'avait envie.

-    J'avons un buste de la République à la mairerie, qu'i dit, et c'est mei qui l'ai acheté quand o m'ont nommé maire; mais je n'avons rin sus les murs, et le Président y ferait bon effet; ça ferait pendant.

-    Dites-m'en un prix, que je dis. An a fait d's affaires pus d'un tour... et i n'est pas dit qu'an ne piésse co s'entendre anhui.

I marchandit longtemps. Ah! c'est bé un marchand de vaches ! Ça durit quasiment aussi longtemps que pour eune bête à cornes - un brin moins tout de même.

C'était ès frais de la commeune. I me payit l'agrandissement un bon prix. Je rentris à pus prez dans m'n argent. Mais man poltrait est core à faire.

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   1.   Fressaie : sorte de chouette.
   2.   Morceaux brisés.
   3.   Nous chanter quelque chose.






UN GROS RHEUME


J'attrapis ce rheume-là en revenant de Tlnchêbray.

Le temps s'était renferdi et i faisait vent - d'excès de vent - et je n'avais pas de tricoe sous ma blaude. J'étais comme un yaçon (glaçon) quand j'arrivis cheux nous.

Je fis eune baudée. Je mangis ma soupe sitôt qu'o fut trempée et j'allis me coucher. Je bus pus de deux heurcs devant que de me rêchauffer et de m'endormi. Le lendemain, je me mins à êternuer et à toutre.

Félicie vint me vei et o me fit de la tisane des quatre fleurs do deu miet. J'en bus pus de deux pots et j'en fus pas pus avancé. Là-dessus o me fit prendre deu sirop d'hysope, qui était souverain pour le rheume, qu'o disait, et qui n'eut pas pus d'effet que la tisane.

An essayit core les bains de pieds; je n'en voulais pas, et je dis à Félicie que je n'avais pas besoin de me soigner les pieds, où que le rheumc n'était pas. Mais olle y tenait; o m'espliquit que ça ferait d'sccndre le sang et que ça me soulagerait. Je prins des bains do des poignées de gros sé, de la braise et de la moutarde. J'en avals les pieds rouges comme des écréviches qui sortent de la castrole, ct tout doulants. Et je toussais co bé pus.

Quand le médecin vint vei notre voisine, la mère Girette, qui avait eune défluxion de poitrine, je li mandis de passer par cheux nous. I vint, i me tapit dans le dos et sus l'estomac, il êcoutit par devant et par derrière :

-    C'est un rheumc que t'as, qu'i dit.

Je le savais parjous bé ! C'est pas li qui me l'appernait.

-    Oui, mais, quei qu'i faut faire pour m'en dêfaire ? Je n'arrête pas de toutre, y a des fouais que l'en sue et que j'en êtouffe. An dirait que j'ai la tinque . Y a-t-y rin à faire?

-    Y a qu'à toutre, qu'i dit, C'est rin, ça passera. Je veux bé te faire eune ordonnance, mais ça t'avancera pas à grand'chose, Tiens-tei chaudement; ça passera.

Ça passera !... ça ne passait pas. Je continuais à toutre jour et nuit; an m'entendait jusque deu haut deu bourg. C'était tout de même triste de rester là tout l'hiver à railloter dans les tisons. Félicie vint co me vei, et o me dit:

-    Veux-tu que je te refasse de la tisane des quatre fleurs et deu sirop d'hysope?

-    Non, que je li dis, ous savez aussi bê que mei que ça ne sert à rin. Ne me faites ni sirop ni tisane : je ne les beirais pas, j'en ai mal au coeur rin que d'y penser.

Quioques jours après, je rencontris le père Brousset, qui était ben enrheumé étou, et je li demandis ce qu'i faisait et pernait pour son rheume.

-    Pas grand'chose, qu'i dit, quioquefouais un flippe( ), quioquefouais un jambinet( ), quioquefouais les deux coup sus coup, quioquefouais pour quatre sous de mèche au diable, que je suce en me couchant.

-    Oui, mais, que je li dis, ça vous désenrheume-t-i ?

-    Je n'en sais, ma fei, rin, qu'i dit. Tu peux toujous essayer.

J'essayis. je prins des flippes et des jambinets: c'est de quei de bon, et pus net au coeur que les quatre fleurs et l'hysope - je sucis étou dc la mèche au diable. En vérité, je creis bé que je toussais co pus que devant. Je continuis quante même de prendre des lambinets et surtout des flippes - pace que c'est de quei de bon,

-    Sav'ous ce qu’y faut faire, que me dit eune fouais le gars à Bulot, qui n'est pas médecin, mais qui avait eu l'idée de l'être dans les temps - et qui est certainement pas bête, qui a de l'instruction et de la sortie... Sav'ous ce qu'y faut faire ? Faut prendre un remède héroïque.

-    Héroïque ? que je dis.

-    Oui, héroïque, qu'i dit. Oh! c'est mauvais - j'aime mieux vous préveni - d'excès mauvais, - mais, s'ous voulez. Je vais vous en faire un qui vous cnlèvera votre rheume tout de suite - comme do la main.

J'étais décidé à prendre n'importe quei pour me désenrheumer, Je pris donc le remède héroïque, Oh! la, la, mes êfants!

Y avait là-dedans deu gros sé, de la puette, de la terpentine et co bé d'autres drogues pus mauvaises les eunes qué les autres. De ma vie je n'avais bu - et je ne beirai - quioque chose de pareil. Ah! la, la, mes êfants. queue mouvée ! A la première verrée, je crus que le coeur allait me manquer.

-    Attention, Prosper! que me dit le gars Bulot, serrez les dents,

Je les serris. Fallait bé. Mais quand j'eus prins la deuxième verrée et que je vis Bulot m'en verser eune troisième, je li fis signe que je n'en voulais pus. - Je li fis signe, car j'étais en train de serrer les dents, et je vous garantis que fallait serrer du.

-    Allons, Prosper, qu'i disait, allons, courage ! Les deux premiers verres ont passé, les deux autres vont passer étou. Le chemin est en pente, o vont d'scendre comme l's autres!

-    Oui, mais, que j’dis - quand le second verre fut en place, j'ai peux qu'o n'aient l'idée de remonter devant que d'être au bas de l'êcalier,

-    Eh! non, qu'i dit... Bévez eune bonne goutte devant et aprez chaque verre, et o vont passer.

J'avalis donc les deux autres verrées entre quatre gouttes. Fallut co tout de même serrer les dents. Piez je vis la table, les chaises et le buffet qui avaient comme qui dirait envie de danser à l'entour de mei. Je crus que j'allais m'êvénoui; le gars Bulot le crut étou. Il ouvrit la croisée, je me retrouvis mieux, mais co pas bé crâne.

-    C'est un remède de cheva, que disait Bulot; mais c'est souverain.

-    Un remède de cheva, que je dis ! Je n'en donnerais pas à notre jument : olle en crèverait.

-    Je sais que c'est mauvais, qu'i dit, et je vous avais prévenu, mais c'est souverain, vous verrez.

Je n'ai pas vu.

J'allis me coucher; et, en attendant d'être guéri, je fus malade comme i n'est ni possible ni permins de l'être, J'avais le feu dans le ventre et dans le corps, et je me demandais si Bulot ne m'avait pas fait boire de la poison. Je restis dans cet état-là deu mékerdi au venderdi; et je me pensis pus de cent fouais en mei-même que j'avais eu bé tort de me plaindre de mon rheume qui n'tait rin à côté deu remède héroïque.

Bulot avait biau me dire: « C'est un moment à passer, la réaction va veni. Ous allez vous trouver nettyé, balayé, ramoné, tout neu », je continuais à toutre.

Je n'avais pas de force, pas d'appétit, je passais ma journée à railloter - et j'étais gelé au coin deu feu. Je revins ès flippes et ès jambinets, c'est de quei de bon et ça passe bé, mais ça ne guérit pas.

Je bus étou eune bouteille de vin blanc qu'an fit bouilli do deu chiendent et de l'absinthe. C'est un remède que m'avait indiqué notre cherpentier - et je m'enveloppis dans deux grosses couvertures de lain-ne, comme le cherpentier m'avait dit de le faire... Ça devait me désenrheumer dans la nuit, Je t'en fiche! Ça ne fit rin. Au moins, ça ne me rendit pas malade comme le remède héroïque au gars Bulot.

Félicie me dit:

-    Man pauv' Prosper, ton rheume s'enracine et ses racines vont loin. Tu ne t'en dêferas que do eune thapsia. Y a que la thapsia qui piésse se faufiler jusqu'au bout des racines de tan rheume. Si tu veux, je t'achèterai eune thapsia.

Je m'informis de ce que c'était que la thapsia, et le gars Bulot me dit:

-    C'est co bé aut' chose que la potion héroïque. C'est un remède pière que le mal.

C'était vrai étou.

-    Combé qu'y a de verres à prendre, que je demandis à Bulot.

-    Ça ne se beit pas, qu'i dit, ça se met sus l'estomac.

Quand je sus que ça ne se beiveit pas, je laissis Félicie me mettre eune thapsia sus l'estomac.

Ah! mes êfants 1 Ah! la, la, la! Ah! oui, c'est core eune drôle d'invention que c'té-là! Ce que ça m'a fait souffri ! Ça me brûlait, ça me cuisait, ça me dévarait nuit et jour. Je me grattais, je m'arrachais la piau. Parait que c'est eune invention des Arabes. Oz éraient mieux fait de la garder pour eux. Oui, bé sûr, c'est un remède pière que le ma. Je ne sais pas s'il a jamais guéri les Arabes, mais i ne me guérit pas, moi - pas pus que la potion héroïque - et le reste.

Je ne voulais pus de remèdes, ni en dedans ni en dehors, mais Félicie, qui ne perdait pas courage comme mei, disait que piésque rin n'avait fait d'effet, fallait prendre asteure de quei mûri man rheume, J'essayis co des sirops qui étaient d'excès sucrés et gras et qui ne passaient pas aisément, vu que je seis malaucoeureux, - et qui ne mûrirent pas pus man rheume que ne l'érait fait un verre de bon beire, - p'têt' co moins.

Piez Félicie, qui avait toujous de l'espoir, me fit des laits de poule do deu jaune d'oeu bé battu, trouais pierres de sucre et eune bonne goutte. C'est bon au goût, mais pour ce qui est de mûri un rheume, je t'en fiche. Man rheume ne mûrissait pas, i ne voulait pas mûri.

M. Le Chertier, le marchand de bestiaux, passit par cheux nous pour vei notre tauret que j’avais envie de vendre parce qu'i devenait malin; et, quand i m'entendit coutre, i me dit:

-    Ous avez là un vilain rheume, Prosper.

-    Oui, Moussieu Le Chertier, et je ne peux pas m'en dêfaire, que je li dis. Rin n'y fait,

-    Av'ous essayé le remède deu chapiau ?

-    Parjou, non, que je li rêponis, ct je n'en ai jamais ouï causer.

-    C'est bé commode, qu'i dit, 1 suffit d'avei un chapiau - un chapiau ordinaire. An se couche - dans un lit, un lit ordinaire, - un oriller ou deux sous la tête, selon qu'an aime qu'o seit haute ou non, et on met un chapiau sus le pied deu lit. Eune fouais couché, an prend une êcuellée de lait tout chaud, tout bouillant, do trois pierres de sucre et un petit pot de bonne iau-de-vie naturelle, et an regarde le chapiau.

-    Si le chapiau est toujous là, tout seu, au mêmc endreit, an reprend eune êcuellée - ou plusieurs - jusqu'à ce qu'an veie au moins deux chapiaux. An en veit quioquefouais bé pus de deux, mais i suffit d'en vei deux pour être guéri.

Y en a qui mettent eune chandelle au pied deu lit, en place de chapiau. Je ne vous le conseille pas: c'est dangéreux. I pourrait vous arriver un accident comme à notre cousin Philarète, de Truttemer-le-Grand. O li avaient mins eune chandelle et il avait bu trouais quatre êcuellécs de ce qu'i fallait. San père li demandit :

-    Veis-tu deux chandelles, Philarète ?

-    Ah! popa, qu'i dit, j'en veis bé pus de deux, j'en veis pus de trente-six.

San père se pensit : « Le v'là tiré d'affaire ». I laissit quante même la chandelle sus le pied deu lit, pour que l'effet continuit, et i d'scendit manger eune bouchée.

Quand i remontit, il 'tait temps ! le feu était dans la paillasse et Philarète avait un pied de grillé.

-    Et san rheume ?

-    San rheume était guéri; mais il eut mal au pied durant des années, et i cloche co. Y a pas grand chose, s'ous voulez, mais ça se veit tout de même, i cloche. Tout cela à cause de la chandelle. C'est pourquoi je vous conseillerais putôt le chapiau.

J'essayis co le remède deu chapiau, j'en mins un, un vieux à haute forme, sus m'n édrédon, et je bus... Je ne me rappelle pus combé de démions ( ) de lait tout bouillant, bé sucré et ben iaudevisé... si bé que je tardis pas à vei pus de chapiaux qué n'y en a cheux un chapelier. Ah! oui, j'en vyais! - et ça mouvait, ça dansait ! Ous ériez dit des bandes de lapins. Je les veis core en dormant, je les veis core asteure quand j'y pense, Ah! oui, bé sur que j'en vis! Mais ça ne me désenrheumit pas.

Je n'en fus pas surprins n'tou. Quei qu'ous voulez qu'un chapiau qu'est sus le pied de votre lit piésse faire sus un rheume qu'ous avez dans le corps. Ça n'a pas de bon sens ! C'est des bilouineries et faut être ben alordé pour y creire.

Je fis co veni des remèdes de Paris, des remèdes qui guérissaient toutes les maladies, à en creire le Journal, - des remèdes par des herbes et des plantes qu'an ne trouve pas là au travers, des plantes qui ne poussent que dans le fin fond de l'Amérique.

Y a des gens que ça guérit et qui donnent leux noms, leux adresse, leux poltraits ct deux mots comme quei o sont guéris. C'est des gens qui ont eu pus de chance que mei.

Le père Brousset, qui était enrheumé comme mei, passit eune fouais par la viette deu Petit-Clos, derrière le vieux plâtris, et i me demandit :

-    Tous-tu co, Prosper?

-    Oui, que je dis, je tous co. Et vous, quei qu'ous en dites ?

-    Mei, qu'i dit, je seis guéri. Je me seis guéri do de la mèche au diable et do des grosses boules de gomme que le Parisien avait laissées en partant. I m'en reste eune demie boite. La veux-tu ?

-    Parjou, que je dis, j'ai déjà essayé tant de drogues, que je peux co ben essayer les boules deu Parisien.

J'en prins, Ça n'tait ni bon ni mauvais et ça n'empâtait pas comme les sirops - et, au bout de la semaine, je me trouvis mieux.

Quand la boîte fut finie, j'allis en queri eune autre à la pharmacerie, et pour être sûr d'avei le même médicament, je portis la boite vide, Je la montris au commis et je li demandis s'il avait de quei comme cela pour le rheume. I s'êgalit de rire et i passit la boîte au pharmacien, qui fit de même.

-    J'ai c't article là, que dit le pharmacien, mais ça ne se prend pas pour le rhume, Mait' Prosper.

-    J'en ai pourtant prins et je voudrais co ben en prendre.

-    Av'ous lu ce qui est sus la boîte ? qu'i me demandit.

-    Ma fei, non, que je dis.

-    Eh bé, qu'i dit, lisez! Ous savez lire ?

-    Oui, et sans leunettes, Dieu merci !

I me repassit la boîte et je lus ce qu'y avait marqué dessus : « Suppositoires à la Glycérine ».

-    Je ne peux pourtant pas, qu'i dit. vous le donner pour votre rhume.

-    Donnez-m'en pour tout c' qu'ous voudrez, mais je vous en supplie, donnez-m'en.

I finit par m'en donner eune boite qui me coûtit dans les trouais francs dix sous; et, ce qué y a de curieux, c'est que je me désenrheumis do ce remède-là, qui n'est pas fait pour le rheume.



LE MÊLE ET LA GRIVE

La vieuille Manon vint me vei le dimanche d'après le jour Cension et o me dit:

-    Piésque té v'là êtabli à ton compte, tu devrais te marier. Les filles ne manquent pas, et j'en connais co pus d'eune qui feraient t'n affaire. Je te bérouetterai, si tu veux, et la bérouette ira comme en chemin dreit : c'est mei qui te le dis.

O m'en nommit des venues, qui demeuraient dans la paroisse et dans les environs. A l'en creire, je n'avais qu'à me baisser pour en prendre eune. J'avais le choix.

Je li rêponis que j'avais bé le temps d'y penser, mais que j'y penserais tout de même.

-    N'attends pas trop longtemps, qu'o dit, et quand t'éras fait tan choix, fais-mei signe.

Parmié celles que Manon m'avait nommées, y en avait deux qui me haitaient : les deux filles à Criquetot, Philomène et Sophie. Leux gens, quand j'allais cheux eux, en passant, étaient toujous ben aimables pour mei, et les filles ne me faisaient pas mauvaise mine. Je vyais bé que si je demandais l'eune ou l'autre, j'avais des chances de ne pas être refusé.

Mais, laqueulle qu'i fallait demander ? V'là ! J'y pensais toute la journée et, souvent, toute la nuit, vu que je n'en dormais pas; et tout en me tournant et en me ratournant, je me disais: - laqueulle? Philomène ou Sophie?

Au bout do deux moueis, j'étais aussi embarrassé que le pre¬mier jour, je n'en sortais pas...

-    I pourrait co bé s'arriver, que je me pensis, que je n'eusse ni l'eune ni l'autre, si je tardais trop.

J'allis vei touton Philbert, de Pontécoulant et je li espliquis les affaires. J'aimais mieux li en causer que d'en causer à la bérouettière.

-    Je ne connais pas les Criquetot, qu'i dit, leux filles n'tou... Mais, d'abord et d'eune, ont-eu deu bien, ces gens-là.

-    Oui, que le li dis, vingt-huit acres de terre, - pus de la meitié en pré, - et un grand jardin qui rapporte de quatre à six cent barretées( ) de pommes - et bon crû. Oz ont de l'argent étou cheux le notaire et, dans le bourg, eune maison demeurable qui est conséquente, aussi belle que le perbytère.

-    Queulle âge qu'ont les filles ?

-    Philomène èra vingt-quatre ans à la Saint-Michel, et Sophie va sus ses dix-neuf ans. O sont belles filles toutes deux. Philomène est blonde, Sophie a les cheveux noueirs - de jolis cheveux tout frisés.

-    Les cheveux, les cheveux ! Tout cela n’a pas d'importance, que dit touton Philbert. Sont-eu grandes, bé portantes, bé bâties ?

-    Philomène est la pus forte. Olle est bé plantée, large d'êpaules, et olle a deux trouais pouces da pus que sa soeu. Seulement, faut dire étou que Sophie n'a pas fini de creître, - et piez olle est un brin menue.

-    Olle est menue, que tu dis ! Ah! man pauv' gars, faut pas penser à c'té-la. Si tu prends femme, n'en prends pas eune qui seit menue, - ou bé tu t'en repentirais...

-    O peut co forci, que je dis. Olle est d'un bon tour, a rit toujous et olle a de grands yeux noueirs comme an en veit guère. Des yeux râles.

-    L's yeux, l's yeux ! Tout cela n'a pas d'importance.

-    Je ne voudrais tout de même pas qu'o biclit ou qu'o fût borne.

-    Non, bé sûr, et core, au fond, ça n'a pas d'importance pourvu qu'olle y veije bé. Yen a qui veient mieux do un yeu que d'autres do deux.

-    Olle est toujous ben habillée, mieux que sa soeu - un petit riban par ci, un autre par là, - eune ou deux pieumes sus le chapiau deu dimanche, ous diriez eune princesse.

-    Man pauv' gars, c'est pas eune princesse qu'i te faut. Les pleumes, les ribans, les fanferluches et les affiquets, ça ne sert à rin et c'est de la dépense.

-    O ne dépense pas pus que Philomène, p'têt' moins, mais a s'amarre mieux, de l'avis de tout le monde.

-    C'est bon. En v'la assez sus la princesse. Olle est menue, que tu dis. Olle aime les ribans et a ne pense qu'à rire ?

-    Oui, olle est de bonne himeur et olle a bon caractère !

-    Bon caractère ! Tu n'en sais rin. Olle est et o sera comme bé d'autres, jolie et aimable à dix-neuf ans et insouffrable à vingt-cinq. Mêfie-tei de ces jeunesses-là. An veit mieux ce que sera eune femme quand olle a vingt-cinq ou vingt-six ans ; et piésque l'ain-née a dans ces âges-là, qu'olle est forte et travaillante, - à ta place je la prendrais.

-    O ne me déplait pas, que je dis, - pas en tout, - et si Sophie n'tait pas là, y a longtemps que je serais décidé. Philomène est bonne gent et olle a de l'esprit. Le père Criquetot ne fait rin sans li demander s'n avis. Quand l's uns disent d'un sens et les autres d'un autre: « Quei que t'en pense,  Philomène? qu'i dit. Quel que tu ferais, tei, Philomène? » Et Philomène dit: « Je ferais ci, je ferais ça. » Et tout le monde dit: « Philomène a raison. »

N'y a qu'eune chose qu'an pourrait li reprocher, o ne rit pas souvent et o ne cause guère. Je ne li connais que ce défaut-là.

-    C'est pas un défaut, que dit Touton Philbert, c'est eune qualité - et eune qualité râle. Eune femme qui ne cause guère ! Non, ça ne se rencontre pas tous les jours, bé sûr; et, dépiez que je me connais, je n'en ai co jamais connu.

Prends Philomène et laisse la princesse do ses ribans.

Je prins Philomène.

Je li fis l'amour dépiez la Marsège jusqu’à la Saint-Michet. An fit ce qu’i fallait en temps et en heure, les menantises, le  contrat. Tout s'arrangit, tout le monde était content, Philomène étou.

O ne causait toujous guère, mais olle 'tait aimable, a riait eune fouais de temps en temps et o me donnait des petites tapes d'amitié... ça me faisait plaisir.

Touton Philbert vint la vei et i me dit que je ne pouvais pas être mieux rencontré. I fut ben heureux étou quand i sut que les Criquetot venaient d'hériter de leux tante Ad'laide qui leux laissait deux fermes conséquentes deu côté de Livarot... et de l'argent... bé pus d'argent qu'an n'érait cru. Ah ! Y en eut un centième denier ! Eune bonne partie de l'argent y passit. Il en restit co tout de même.

An se marit donc. Y eut une belle noce, et Philomène était de bonne himeur, comme tout le monde - ou à pu prez, - mais o ne causait toujous guère.

Après le mariage, sa langue se dêllit, - o causait, mais co pas d'excès. Je n'avais pas l'idée de m'en plaindre piésque c'est eune qualité.

Je li demandais s'n avis pour bé des choses - mais pas si souvent, p'têt' bé, que ses gens, surtout quand ça n'en valait pas la pein-ne. Ça ne li plaisait pas ; o voulait être consultée pour tout et sus tout.

Quand j'avais été au marché de Tinchébray sans li demander s'i fallait y aller, o me disait :

-    T'érais mieux fait d'attendre à mékerdi pour aller à Flers.

Quand j'allais à Flers, j'érais mieux fait d'aller à Condé ou à Vire; quand je mettais ma blaude, j'érais mieux fait de mettre ma veste - et de mette ma blaude quand j'avais mins ma veste.

Pour avei la paix, j'en vins donc à li demander pour la moindre des choses: « Quei que t'en penses, Philomène? » Et ça li faisait plaisi. Mais ous compernez bé que j'oubelliais de temps en temps, et, dans ces cas-là, Philomène était de mauvaise himeur trouais quatre jours d'affilée. Tout ce que je faisais et disais était mal fait et mal dit.

Si bê que pour la faire dire comme je voulais, fallait li dire le contraire de ce que je pensais. C'était un bon moyen, mais fallait co savei s'en servi. Et c'était pas toujous commode do Philomène.

Je me rappelle qu'eune fouais, un dimanche la relevée, Je nous pourmenions, lei et mei, sous les pommiers, dans le bas deu jardin, et je vîmes un mêle s'êvoler devant nous.

-    As-tu vu le mêle ? que je li dis.

-    Non, qu'o dit, je n'ai pas vu le mêle, j'ai vu eune grive.

-    Philomène, que je li dis, t'as pas bé regardé. C'était un mêle.

-    C'était eune grive, que criait Philomène. D'abord, un mêle est noir et il a le bè jaune.

-    Oui, le mâle est noir et il a le bè jaune. Mais la femelle n'a pas le bè jaune et olle est moins noire. Et piez, si c'était eune grive, olle érait eu des cailles sus la fale.

-    Eh bé ! J'ai vu les cailles, qu'o dit.

Je connaissais mieux les eisiaux que lei, vu que j'avais êté un fameux nistier (2) dans man jeune temps; mais j'eus biau li dire que c'était eune femelle de mêle, o ne vouut jamais en conveni. O soutint que c'était eune grive et qu'o nn' était sûre et certain-ne. Je ne pus jamais l'en faire dêmordre. An brittit, an se fâchit comme si ça nn' avait valu la pein-ne.

À parti de ce jour-là, o se mint à dire et à conterdire pus que jamais. O disait et conterdisait deu matin au soir - et deu soir au matin, car o rêvait, la nuit, o rêvait tout haut. « Je te dis que c’était eune grive... je te dis que tu n'érais pas dû vendre la grosse brengée. » C'était des diries qui n'avaient ne fin ne bout.

Quand y avait des vendues dans les environs, si j'y achetais un licou, eune liure, un cent de fein, je m'étais fait voler; si je n'y avais pas été, j'avais manqué de bonnes occasions: les viaux -s'étaient vendus à meitié prix, le boeu pour eune bouchée de pain. la maringotte pour rin.

J'achetis eune fouais, à eune vendue, eune poulinière qui valait pus de trouais cents pistoles (3) et qui ne me revint pas, do les frais, à pus de quatorze cents francs.

-    Combé que tu 1'as payée? qu'o me demandit.


-    Co pas cent quarante pistoles. Tu ne vais tout de même pas me dire, de ce coup-là, qu'olle est trop chère, piésque, de l'avis de tout le monde, a vaut pus de mille écus.

Sav'ous ce qu'o me rêponit : « C'est qu'olle a à refaire. T'érais dû te mêfier. » Le dimanche, quand a me vyalt me pourmener sous les pommiers, o me disait:

-    Au lieu do rester à t'ennyer et à tônyer, pourquei que tu ne vais pas faire la partie do l's autres au café Bidet ? T'es un sauvage, tu vis comme un loup.

J'allais en prendre pour un sou et faire eune partie de trente-et-un, je rentrais de jour, récent comme devant que de parti; et o faisait quand même la grimace. J'avais été trop longtemps, et je sentais la beisson.

Je rencontrais quioquefouais Touton Philbert et je causions.

-    Ous viez bé, que je li disais. qu'an ne sait jamais, quand an se marie, ce que sera pus tard le caractère d'eune femme, qu'olle ait vingt ou vingt-cinq ans, - et qu'i peut changer et mal tourner à tout âge. Ous disiez...

-    Man pauv’ gars, je te disais ce que j'avais oui dire à défunt Moussieu de Cloqueville, qui était un homme d'esprit. Je kéryais qu'il avait raison et je veis asteure qu'i sa trompait. Toutes les femmes, pour en fini, sont les mêmes, qu’y parait: o disent toutes. Y a pas bésoin de se marier pour s'en apercevei. Ma vieuille servante, Pauline, est comme cela. O travaille, o soigne bé les bêtes, o me soigne ben étou ; mais a dit, o dit, o n'arrête pas. An s'y fait. Je m'y seis fait. Tâche de t'y faire étou.

Je tâchais.

Le temps passait. Y avait sept ans que j'étions mariés: et je me souviens qu'un dimanche, après la collation, je me pourmenais dans le jardin do Philomène. Olle 'tait de bonne himeur, et o ne me dit pas d'aller faire la partie cheux le père Bidet. L'année avait êté bonne. Le bestial était cher et j'avais vendu un bon prix deux genissons, trouais genisses ct eune amouillante. J'avions des pommes, y en avait joliment, - pus d'eune bonne demie année.

J'avions deux pétiots, deux petits gars qui commençaient à s'êblusser, - un brin malins, mais qui se portaient bé et qui avaient des mines d'augerons(4).

J’érions eu tort de nous plaindre - et je ne pus pas m'empêcher de le dire à Philomène. Olle en convint : olle 'tait de bonne himeur.

Piez v'là qu'en rentrant cheux nous je fus assez bête pour li dire qu'an devrait toujous bé corder, comme an le faisait sus le moment, et ne jamais britter pour des bilouineries... et j'eus-t'y pas le malheur d'en veni à causer deu mêle et de la grive.

-    C'était eune grive, qu'o dit.

-    C'était tout ce que tu voudras, que je li dis.

-    Oui, oui, qu'a dit, je veis bé que tu crois toujous que c'était un mêle, mais c'était eune grive, - et je te soutiendrai toujous que c'é-tait eu-ne grive. Olle avait des cailles sus la falle.

-    Mettons que c'était eune grive.

-    I ne s'agit pas de « mettons ». Je te dis et je te soutiendrai jusqu'à la fin de mes jours que c'était eune grive pace que c'était eune grive. Et tu le sais aussi bé que mei. Solement, t'es entêté comme eune mule et tu ne veux pas en conveni.

Je ne li rêponis pas. Je m'en allis deu côté de la croisée, qui était ouverte, et je me mins à regarder dans le jardin, sans rin vei, ben entendu. C'était l'heure où que la volaille allait se hucher : je ne vis pas la volaille.

Philomène vint jusqu'à la croisée.

-    Oui, oui, qu'a répétait, c'était eune grive. Tu le sais bé et tu mens quand tu dis le contraire.

Je ne disais pas le contraire, je ne disais rin. Ça ne l'empêchait pas de me crier à tue-tête et sous le nez:

-    Oui, eune grive. c'était eune grive.

Je la laissais dire... Ça me portait tout de même sus les nerfs de l'entendre crier que c'était eune grive quand je savais que c'était un mêle; - car je connais les eisiaux, et je seis sûr et certain que c'était un mêle. A la fin je perdis patience. J'eus tort et j'en érai deu toute ma vie. Je levis la main... Philomène fut pus subtile que mei... heureusement ! O se baissit vite et je n'attrapis que la croisée. Je cassis la vitre et je me coupis le poignet. Je n'avals que ce que je méritais.

Je saignis si longtemps que Philomène en était tout êpouvantée. O me voyait déjà à bout de sang. O me versit de l'iau freide sus la coupure, olle y mint des touelles d'éreignée, o me liit et serrit bé un couet (5) au dessus dc la saignée deu bras... Ça saignait co. Olle appelit notre voisine, la mère Guichon, qui dit qu'i fallait mettre deu sang de dragon, - et qui courit en queri dans notre pits où qu'i n'en manquait pas. Quand a revint, ça ne saignait quasiment pus, si bé que le sang de dragon restit là sus le bout de la table.

Le soir, je me servis de ma main dreite pour manger ma soupe, mais j'avais le bras gourd et i restit gourd toute la semain-ne.

A parti dc ce moment-là, Philomène ne fut pus la même. O ne disait pus. Les êfants n'en revenaient pas, mei n'tou. Quand je li causais, o me rêponait ; « oui », « non », « je ne sais pas », « ça se peut bé ». Je me pensais que ça se passerait, et ça ne passait pas. Je regrettais le temps où qu'o n'arrêtait pas de dire.

J'eus bé des fouais l'idée d'avei core eune esplication do lei, mais j'avais peux que ça ne tournit ma et qu'an en revint à causer deu mêle et de la grive.

La mère Criquetot vint nous vei le dimanche d'aprez, et durant que j'étais dans la chambre, Philomène, qui me kéryait dehors, li contit toute l'histoire. Et sa mère li dit : « T'as eu tort. »

-    Je le sais bé, qu'o dit ; et si jamais an en recause, je dirai que c'était un mèle... Mais, ous savez, meuman, c'était eune grive.

I ne fut jamais pus question deu mêle et de la grive. Ça valait mieux, pace que, s'an 'n avait recausé, olle érait co soutenu, bé hasard, que c'était eune grive; et pourtant - je connais les eisiaux - c'était un mêle.

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   1.   Demi-hectolitre.
   2.   Chercheur de nids.
   3.   Pièces de dix francs.
   4.   Mines florissantes comme celles des habitants de la vallée d’Auge.
   5.   Cordon, tresse.



LA MACHINE VOLANTE


Charlot Gabet, de la Fossardière, s'était mins dans la tête de faire eune machine pour voler en l'air comme les eisiaux. An n'avait co pas entendu causer des aréoplanes. Y avait des ballons, mais, comme disait Charlot, oz allaient où que le vent les menait; et, li, i voulait faire eune machine qui allît dans tous les sens, - comme les eisiaux.

Faut dire étou que, devant que d'in-maginer sa machine volante, il avait inventé eune soin-nolle pour san pits et eune espèce de crimaillière pour la lampe de Lôpol Riboult, un tiessérand d'à côté de cheux li. Do deux bouts de fi de fouet, ous faisiez monter et d'scendre la lampe à la hauteur qu'ous vouliez. C'était quioque chose de bé commode et de bé trouvé. Moussieu Cornière, qui est sciencé comme un prêtre, dit à Charlot, quand i vit la crimaillière à fi de fouet, que c'était « ingénieux » et i li en fit des compliments.

N'en fallut pas pus pour faire tourner la tête au pauvre Charlot, qui enterprint tout de suite aprez d'inventer eune machine pour faire monter l'iau de la rivière jusque cheux li. Y a un bon bout de chemin, et la rivière est à pus de quarante pieds au-dessous de la Fossardière, où qu'i demeure. C'était autre chose que la crimaillière à Lôpol; et bé sûr qu'i ne suffirait pas de deux bouts de fi de fouet pour amener l'iau à la Fossardière.

Charlot travaillit pus de six mouais à s'n invention, et i disait que l'iau, eune fouais que la machine serait dans la rivière, monterait aussi aisément qu'o d'scendait.

- Ous verrez, qu'i disait.

An ne vit rin. L'iau avait prins l’habitude de d'scendre, o ne voulit pas changer d'habitude; o continuit à s'n aller dans le même sens. Si bé que Charlot. qui devait envyer à l'Exposition sa machine à monter l'iau, la gardit dans son persou. - et quand vint l'hiver, la dêmolit, la cassit et la brûlit.

Il érait dû en rester dans ce par où, et c'est ce que li conseillait Moussieu Cornière, qui li disait, qu'i parait, que pour des inventions conséquentes, faut en savei pus long que n'en savait Charlot.

Mais Charlot, qui savait lire, êcrire, siner son nom, s'en kéryait, et n'êcoutait personne. Tout en se chauffant, durant les veillées, do le bois de la machine à faire monter l'iau, il eut l'idée d'en inventer eune autre pour voler comme les eisiaux.

Pourquei, qu’i se disait en li-même, pourquei que je ne volerais pas aussi bé qu'un riot, un mogneau ou eune souris-chaude ? Je ne suis tout de même pas pus bête qu'un mogneau ou un mezet. Je sais qu'oz ont d's ailes et que je n'en ai pas; mais je peux m’en faire, et je m'en ferai.

Tout l'hiver, i rêvit â sa machine volante, au coin de son feu. Quand vint le bon temps, il allit s'assire sus un billot, au pied deu peirier de jaunet ; et i restait là quioquefouais pus d'eune heure dc temps à se vei en l'air, en train de voler comme un eisiau.

Quand sa femme le vyait comme cela sous le peirier de jaunet, l's yeux â meitié fermés, sans bouger ne causer, o soulassait (1) et disait:

-    Le v'là co dans la lune !

I se rêveillit eune fouais, - il avait entendu ce que disait sa femme, - et tout en la regardant de coin:

-    Je n'y seis pas co, dans la lune, qu'i dit; mais i n'est pas dit que je n'y vaïs-je un jour ou l'autre.

I ne pensait qu'à sa machine, il en oubelliait de manger et de beire. Quand il 'tait à table, au lieu de manger sa galette toute chaude, i la laissait referdi... I ruminait et causait tout seu enter' haut et bas.

-    A quei que tu penses, Charlot ? que li disait sa femme.

-    A rin.

-    Tu mens:  je veis bé que tu penses co à t's inventions. Tu t'éluges, tu finiras par en perdre la tête. Mange ta galette durant qu'olle est chaude. Estelle, dis à ton père de manger eune bouchée.

Estelle donnait eune petite tape sus l'êpaule de Charlot et lui disait:

-    Allons, mange, popa. Chaque chose en son temps.

Charlot rêponait : « oui. oui », mais retombait tout de suite dans ses rêvasseries.

Il avait maigri : i ne pesait pas pus de cent livres. I n'n était pas fâché, au contraire, i se figurait qu'i volerait pus aisément. I n'avait jamais été bé gros. Il 'tait haut sus pattes, ct co pas mieux bâti que ne fallait : les êpaules hautes et de travers, des bras qui n'en finissaient pas, la figure secque, mal rasée, un grand nez pointu et deux petits yeux noirs qui mouvaient, mais pas d'accord, - i biclait. Charlot n'tait pas bel homme, bé sûr.

Pour en reveni à sa machine volante, il y pensit bé des mouais devant que de la commencer. Il y pensait au coin deu feu, à table, sous le peirier de jaunet et jusque dans son lit. Il arrivit pus d'un tour de se lever à min-nuit ou eune heure deu matin, pour êcrire sus un cahier qui était sus la cheminée do un cryon, derrière le chandelier.

Sa femme se rêveillait :

-    Quei que t'as, qu'o li disait?

-    J'ai eune idée. et je vais la mettre par êcrit durant que j'y pense.

Aprez qu'il eut fini de marquer ses idées dans le cahier, i fit des carculs, des multiplications et des divisions do la preuve par neuf et des règles de trouais qui n'avaient ne fin ne bout: o li nn' avait le sang à la tête.

Il avait tué un mogneau, l'avait p'sé, li avait mesuré les ailes. et i s'était dit:

-    I me faudra d's ailes en proportion de man pouaids, comme pour le mogneau. I se fit donc des ailes de trouais quatre mètres de long et à pu prez aussi larges. - bonne mesure pour être pus sûr. Quand sa femme le vit peser et mesurer le mogneau, o se dit:

-    Ce coup-là, c'est fini. Il est tout a fait perdu.

Charlot, qui la regardait de la queue de l'yeu et qui n'avait pas de ma à deviner ce qu'olle avait dans l'idée, s'êgoulit de rire. Ça ne rassurit pas Clémence, au contraire, o le crut perdu sans rémission.

Là-dessus, Charlot espliquit à sa bourgeoise qu'il allait faire eune machine pour voler comme les eisiaux.

-    Piésque les mogneaux volent, piésque les poules et les ouaies volent étou quand tin les accourse, je ne veis pas pourquei que je ne volerais pas. Je ne seis tout de même pas pus bête qu'un mogneau ou qu'eune ouaie, qu'i dit.

-    Ah! parjou, si, que se pensit Clémence.

Mais o ne dit rin. O savait bé que ne faut pas contrarier les gens qui ont la tête haute, de crainte de les faire co hausser. Charlot avait rencontré Moussieu Cornière et il avait dit deux mots de la machine volante; sus quei Moussieu Cornière avait dit que faudrait un moteur.

-    Oui., oui, que dit Charlot, faudra un moteur. Je le sais bé. Il avait bé jeu au fond de li-même, et  se disit :

-    Y en éra un. Il est trouvé, le moteur. C'est mei qui serai le moteur.

Le lendemain de la Quasimodo, i s'enfermit et s'embarrit dans le vieux fournil, au bas deu jardin, pour n'être dêtourbé ni par Clémence ni par Estelle. I se fit deux grandes ailes do eune vieuille bâche et quioques vieuilles pouches. - et deux douzain-nes de lattes.

Il avait acheté deu poujat et eunc alène; i se fit deu ligneu et i cousit solidement la bâche. I cloutit bé les lattes do des petites pointes; et comme il avait acheté, ès vendues deu père Gauquelln, des angles et des sourfaix, i s'en servit pour s'attacher les ailes aux deux côtés deu corps, et à ses bras et à ses jambes.

Pour remplacer la queue de l'eisiau, i nn' avait fait eune do un grand parapluie d'autrefouais, qui avait de grosses balein-nes. Pour faire aller le parapluie qui servait de queue, y avait un cordiau sus quei que Charlot devait tirer, eune fouais parti en l'air.

Clémence et Estelle venaient de temps en temps regarder par la petite croisée qui était au bout deu fournil, pour vei ce que foutinait Charlot.

Il 'tait là parmié la bâche et les pouchcs, et le grand parapluie, - et le fil de fer, et les agrafes, et les melles... I causait tout seu, i suff1ait, i chantait; ou bé i tirait la langue, mettait sa goule de coin quand ça n'allait pas comme il érait voulu. Piez i sciait, i hôchait, cousait, cloutait, chiquetaillait, verloupait, fallait vei !

Clémence en avait la mort dans l'âme; et olle t 'tait co bé pus au d'so quand o vyait rire Estelle.

-    Tu n'as pas honte! Ton père a perdu la tête, et ça te fait rire.

-    D'abord, meuman, i n'a pas perdu la tête. Et p'têt' qu'il éra pus de chance do cette mécanique- là que do sa machine à faire monter l'iau. Je ne creis pas tout de même qui s'apperche jamais deu soleil comme Icare.

-    Comme qui ?

-    Comme lcare. C'est un conte, meuman, un conte à dormi debout, que j'ai lu, y a longtemps dans un livre que m'avait prêté Sophie Janvier. Icare était enfermé do so père Dédale dans un labyrinthe; et pour s'en êchapper, o se firent des ailes qu'o se collirent sus le dos do de la cire. Le père se tirit d'affaire, i se sauvit: mais le gars était si fier de voler comme un eisiau qui s'n allit tourner et ratourner à l'entour deu soleil, si bé que la cire fondit et que les ailes se dêcollirent. Icare chut dans la mer et s'y nyit. Tu veis bé que c'est des contes de bonne femme.

-    Je veis bé, que dit Clémence, je veis bé; mais ne va pas conter c't' histoire-là à ton père. I creirait que n'y a qu'à ne pas s'appercher deu soleil pour voler sans danger comme un eisiau.

Charlot travaillait toujous à sa mécanique et i nn' érait oubellié de faucher san fein si Clémence ne l'y avait fait penser. A la mi-juillet i ne li restait pus à faire que la partie de dessous pour le cas où qu'i viendrait à chei, car valait mieux penser à tout. Il avait tout carculé, la machine irait bé ou i serait bé seurprins... I se fit donc eune sorte de bonnet do eune vieuille paronne (2) pour ne pas se toquer la tête contre un abre ou un mur et i l'arrangit de manière à ne pas se bôgner les yeux. I préparit étou un oriller do des couets pour se l'attacher sus le ventre et l'estomac et un cadre do des ressorts de sommier qui l'empêcheraient de se faire deu ma en tombant, - s'i tombait.

Le jour de la Saint-Clair y avait eune assemblée au bourg comme tous les ans. Clémence et Estelle dirent qu'oz allaient à vêpres. O prinrent leux matines et Clémence dit à Charlot:

- Viens-tu quant et nous?

Charlot dit qu'il avait mal ès dents et qu'il aimait mieux rester à la maison.

O ne le rêforcirent pas. Les v'là parties en grande toilette, surtout Estelle. Olle avait eune belle robe blanche à pouais bleus, êchancrée par devant et par derrière. - y avait co putôt de l'excès - des souliers vernis, des chausses de souaie et un chapiau de paille tout couvert de ribans. Quand Estelle avait dix douze ans, c'était l'êfant la pus vilaine de la paroisse. Olle 'tait êpaisse, mal bâtie, la figure toute pleln-ne de grain-ne de Condé; et olle avait eune creignasse jaune qui tirait sus le rouge. Le père Riboult, qui demeurait tout à côté, disait de lei en riochant :

-    Ah! oui, c'est eune belle goulée d'êfant !

Mais o s'était êblussée, olle avait forci, olle 'tait devenue eune des pus belles filles des environs et o le savait bé. Y avait un crochetier deu côté de Saint-Sever ou de Villedieu-les-Poêles qui l'avait demandée, qu'i parait; et o n'avait pas voulu de li. C'était eune belle fille qu'Estelle, même sus semain-ne, quand olle 'tait en sabots à collet et tout êcreignée ; et ses gens étaient fiers de lei. Olle 'tait fière étou: et olle 'tait contente d'aller faire s'n effet à l’assemblée.

Sitôt que Clémence et Estelle furent parties amont la route et que Charlot se vit tout seu, i se dit que c'était le moment d'essayer sa machine volante. Les Riboult étalent partis à la fête étou: i ne restait que le père Thanase. qui faisait, bé sûr, sa mérienne, commc d'habitude. C'était le moment ou jamais d'aller faire un tour en l'air.

I faisait bon temps, pas de vent. Charlot se disait que tout irait d'un charme. I se vyait déjà à cent pieds de terre, i volait par ci, par là, au-dessus des âbres, au-dessus de l'assemblée, tout à l'entour deu clocher. Les gens levaient la tête et le regardaient tout êfarés. et Estelle criait :

-    Tiens, v'là popa !

Et Charlot li rêponait :

-    Oui, me v'là !

Charlot s'n allit queri la grande êchelle deu tas et i montit sa machine sus le fournil. Piez i se mint les ailes et la queue, et la paronne, et le cadre à ressorts et l'oriller, - tout ce qu'i fallait. I s'enlicoutit et se liassit dans tout s'n équipage, et ça li demandit core un bout de temps.

Le père Riboult, qui venait de monter dans sa chambre pour faire mérienne, aperçut Charlot qui s'attifait en eisiau, - et i se dit, comme Clémence :

-    De ce coup-là, y a pus de rémission, il est tout à fait perdu.

Charlot battit d's ailes, - tirit do le cordiau sus le parapluie qui servait de queue. Ça qu'allait... ou à pu prez. La queue ne faisait pas tout à fait comme elle érait dû faire ; mais Charlot se disait qu'olle allait faire mieux eune fouais qu'i serait en l'air.

En attendis, les volailles s'êchappaient dans le fond deu jardin et le chien abayait.

-    Veux-tu te taire, qué li disait Charlot. Veux-tu bêtot te taire, sale bête.

Le chien abayait co pus fort.

Le père Thanase, qui était toujours à sa croisée, se demandait ce qui allait se passer. Charlot avait eu d'abord l'idée d'êpandre devant le fournil le reste d'eune barge de sarrasin, et des râtelures, et des ferluches: mais i s'in-maginait que s'y tombait i tomberait bé pus loin. I regardait par dessus la haie et i se disait:

-    Si je passe, comme je l'espère, par-dessus le pommier de Guillot-Roger, j'irai au moins jusque dans le champ d'en face, et si je cheis, je cherrai dans la pagnolée.

I n'allit pas jusqu'à la pagnolée, pas même jusqu'au pommier de Guillot-Roger. I dêmarrit en sécouant les ailes et en saquetonnant do le cordiau le grand parapluie qui train-nait derrière li; et Il 'tait si ben enquercanné qu'i partit de biais et s'n allit tout de suite faire le bonscul dans la mare tout à côté deu fournil. Y avait pus do jusée que d'iau; il y chut à plat ventre, sus eune couvée de borots, qui n'eurent solement pas le temps de s'êvoler. I nn' ô'crasit deux, la bore n'eut pas de ma.

Le père Riboult d'scendit de sa chambre, passit par eune brèche dans la haie et arrivit grand train. Il attrapit eune rame qui se trouvait là justénément et il aindit Charlot à se tirer de la confiture.

Il 'tait inregardable, le pauvre Charlot, et il eut bé deu ma, tout ligoté comme il 'tait dans s'n équipage, à se remettre debout. Quand le père Riboult le vit là, devant li, do ses ailes cassées et toutes bouillonnouses, et le grand parapluie qui traîn-nait dans la mare, il en restit jugé, il avait quasiment peux. I dit par aprez :

-    Parait quo le diable est bé villain, mais i ne peut pas l'être pus que ne l'était Charlot en sortant de la mare.

Sitôt que le père Riboult se retrouvit capable de causer, i demandit à Charlot s'i ne s'était pas cassé bras ou jambes.

-    Non, qu’i dit, j'avais prins mes précautions; les ressorts m'ont sauvé !

-    T'érais pu étou te dêpendre la courée.

-    O n'est pas dépendue, olle est où qu'i faut.

-    Tu n'as pas ma dans les membres, ni dans le corps ?

-    Je n'ai ma en place.

-    T'as ma au nez, tout de même, piésque tu saignes.

-    C'est rin, qu'i dit... En vous remerciant, père Thanase. Je m'en vais me dêcrasser et me changer.

-    T'en as bésoin et t'éras ben à faire, man pauve gars. I te faudra pus de deux biées d'iau.

Charlot s'n allit comme i put jusque sous la cherreterie; et il eut bé deu ma à se dêbarrasser de la machine volante qui n'avait pas volé. I li fallut eune bonne demie-heure pour se dêsenlicouter et se dêsempâturer.

Piez i se nettyit de la tête ès pieds, i fit eune baudée et se rehannit. I se tâtit ct se retâtit; il 'tait poché de partout et tout doulant, mais rin de cassé, pas de nerfs de forcés, pas de ma dans le ventre, la courée à sa place. Il avait eu de la chance.

I se regardit dans la glace : son nez ne saignait pus, et l'accident, pour en fini, avait eu son bon côté. Le nez dc Charlot, devant qu'i chût dans la mare, était tout de travers et il 'tait quasiment dreit asteure, ce qui prouve, comme i disait, qu'à quioque chose malheur est bon.

Dix ou douze ans aprez, quand Charlot vyait passer en l'air les aréoplanes, i disait :

-    Ces gars-là m'ont volé m'n idée; et oz ont fait leux mécanique pace qu'oz avaient les ôtils qu'i fallait et qui me manquaient à moi, vu que je n'avais qu'un mauvais sciot, eune verloupe tout usée et un vieux vimberquin. Et o n'ont co russi qu'à meitié. Si j'avals êté ôtillé comme eux, j'érais fait ben autre chose, j'erais fait eune machine bé pus commode, qui n'érait bésoin ni d'essence ni de moteur, - pas pus qu'un eisiau. Mais quei qu'ous voulez ? je n'avais pas les ôtils qu'i fallait.

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   1.   Soupirait.
   2.   Collier



LEXIS


Rosalie était usée, o n'en pouvait pus: o s'était retirée cheux ses gens à la Lande. Olle avait êté cheux le notaire et olle avait laissé tout san fait, à fond perdu, à sa soeu et à son biau-frère pour la gouverner. Olle 'tait quasiment demeurée (1) : o n'allait pus que do deux bâtons, et o n'allait pas loin.

Le grand Lexis, cheux qui qu'olle 'tait depiez pus de quarante ans, s'en dêconnut bé. O savait soigner les bêtes et o le soignait ben étou. O n'tait pas eune grande cuisinière; mais o n'tait pas maladreite et o savait amarrer ce qu'i fallait à Lexis. Et travaillante ! et êconome pour li comme pour lei ! y en a pas êpais de servantes comme Rosalie au temps d'asteure. Ah! oui, bé sûr, le grand Lexis s'en dêconnut bé !

I print eune autre servante, qui était grande, bé bâtie, et qui avait êté êlevée dans la culture, à ce qu'a disait; mais fainiante, d'eune grande vie et maladreite comme y en a pas. A pein-ne s'o savait faire la soupe de graisse !

I la renvyit au bout de quinze jours; et durant qu'il en cherchait eune autre, i print un domestique qu'il avait eu dans le temps comme pâtour, et qui s'entendait à soigner le bestial. Mais i li fallait eune personne pour le ménage et la cuisine.

An li indiquit la Brucharde, de Cerésier, qui était eune femme sérieuse, capable, et qui avait êté cuisinière cheux un médecin de Condé et cheux un chanoin-ne dans le pais d'Amont.

Il allit la vei à Cerésier et o s'entendirent. Lexis li dit ce que fallait qu'o fit : le ménage et la cuisine, mais pas de la grande cuisine comme cheux les médecins et dans les perbytères.

O le soignait bé, et comme i voulait: les repas prêts à l'heure et ben amarrés, la maison bé balyée, le lit bé fait, pas un pli dans les draps, - des souliers cirés tous les jours et qui relisaient, fallait vei ! Quand Lexis se péliait pou les couler, i s'y vyait comme dans eune glace. Par exemple, fallait pas li demander autre chose que la cuisine et le ménage. O ne faisait pas de lavées et o n'allait dans le courtil que pour y queri de la légueume. O n'érait jamais eu l'idée de rêtouper (2) la haie ou de repiquer eune planche de porette.

L'ancien pâtour faisait quasiment l'affaire; mais i n'tait pas matina, fallait le rêveiller. Il 'tait travaillant, mais core un brin bilouin : il 'tait jeune. Ça qu'allait pas trop ma, mais ça revenait à pus cher que deu temps de Rosalie. La Brucharde était payée un bon prix, et piez, si o faisait de la bonne cuisine, o n'êpernait pas le beurre. Lexis le vyait bé; mais i ne disait rin. I se pensait étou en li-même que s'i dépensait putôt pus qu'a devait, i nn' avait le moyen. Et c'était vrai.

I n'tait pas malheureux. Ça ne durit pas. Un samedi la relévée, durant que la Brucharde était au bourg pour faire sa boucherie, Manon Frottier, qui est la pus grande bérouettière (3) deu pays, vint vei Lexis, comme en passant, et o causirent un moment. Le grand Lexis, qui n'est brin bête, devinit bé que Manon ne venait pas cheux li pour li causer deu temps ni s'informer deu prix des pommes. O ne restit pas longtemps n'tou sans li dire que piésque la Brucharde faisait bé s'n affaire, i ferait bé de la prendre pour femme. O continuerait à bé le soigner, à li faire de fa bonne cuisine, - et i n'érait pus à la payer.

Le grand Lexis li rêponit :

-    Je me contente de la Brucharde comme servante, mais je n'en veux pas comme femme. Surtout, Manon, n'allez pas li mettre c'te idée-là dans la tête, - ou bé le fricot s'en ressentirait.

Lexis ôfrit eune goutte à Manon, qui acceptit tout de suite, sans se faire rêforcer, et qui s'n allit sans qu'y eût rin de fait et en vyant bé que n'y avait rin à faire.

Manon Frottier n'avait pas eu besoin de mettre c'te idée là dans la tête de la Brucharde : olle y était depiez longtemps. Quand o sut que Lexis ne voulait pas de lei, o changit de figure. O continuit à faire de la bonne cuisine et à bé balyer la maison; mais o n'tait pus de bonne himeur : o groussait et mulait (4) deu matin au soir.

La semain-ne d'aprez, o se fâchit pour rin. O voulait se fâcher, o se fâchit. Lexis li avait dit, comme i finissait de dîner:

-    Dêpêch'ous de me donner deu café: il est temps que je parte.

-    Je ne peux pas aller pus vite, qu'o rêponit. Et piez, qu'o dit, en dênouant les couets de son tabélier, je veis bé que je ne fais pas votre affaire. J'aime mieux m'en aller.

-    Comme ous voudrez, que dit Lexis, et quand ous voudrez. Tout de suite, s'ous voulez.

-    Eh bé ! c'est cela, qu'a dit, je m'en vais tout de suite.

I la payit donc, et o s'en retournit à Cerésier.

C'est Lexis qui fit la soupe, au soir; et en se couchant dans son lit bé fait, i se demandit qui qui le ferait le lendemain.

I fit co la soupe le lendemain matin; et quand il l'eut mangée, i s'n allit tout dreit au bourg, cheux l'épicière, et li demandit s'o connaissait eune personne pour remplacer la Brucharde. L'épicière li conseillit de prendre la nièce au cherpentier, qui avait êté servante à Flers, cheux des épiciers en gros, et qui était revenue cheux ses gens pace que les épiciers en gros venaient de faire de mauvaises affaires.

O s'appelait Sidonie et olle avait de vingt-cinq à trente ans. Olle 'tait belle fille, forte, travaillante et toujous de bonne himeur. O riait et chantait toute la journée. O faisait la cuisine aussi bé que la Brucharde et balyait co mieux que lei. O frottait et essyait jusque dans les racoins, olle êcurait les castroles, qui relisaient comme de l'or; et les vitres des croisées étaient si bé nettyées qu'ous ériez dit qué n'y avait pas de vitres. N'y avait pas un migrot (5) de pain, pas un brinot (6) de poussière à traÎn-ner dans la maison. O dépensait bé moins que la Brucharde qui était bonne cuisinière, mais qui était toujous à mettre et à remettre deu beurre. C'était la mort au beurre que cette femme-là !

Sidonie était deu matin étou. La première levée, - et la dernière couchée! O faisait les lavées, o repassait, cousait, ramarrait. O jardinait, olle affourait les bêtes, o soignait les pirotes, les poules, les bores et les borots (7), o serrait les pommes, o minçait les orties et les choux verts. Et toujous de bonne himeur, toujous de l'agrément do tout le monde, si bé qué Lexis se demandait de temps en temps si o nn'avait pas un brin trop d'agrément.

La bérouettière repassit quioque temps aprez par cheux Lexis et li recausit co de la Brucharde, qui s'était mins dans la tête qu'i ne pourrait pas se passer de lei. I n'tait pas malaisé de vei qu'i s'en passait bé. Sa maison était tenue comme o ne l'avait jamais êté, même deu temps de la Brucharde : an érait dit un château. Des bouquets sus le buffet, des cadres sus les murs, un tapis sus la table. Si bé que Manon Frottier, qui était venue pour recauser de la Brucharde, comprint tout de suite qu'a ferait mieux de se taire ou de causer pour eune autre.

Tout en trinquant do Lexis, qui li en avait ôfert pour un sou, o li dit :

-    T'as de la chance. Lexis. T'es co mieux rencontré que do la Brucharde; et piésqué t'as Sidonie, faut la garder. Tu n'en retrouverais eune comme lei là au travers, ni en place, pace qué y en a pas.

-    Ça se pourrait co bé, que dit Lexis.

-    Et tu sais aussi bé que mei, que dit Manon en le regardant de coin, qué n'y a qu'un moyen de la garder.

-    Je le sais bé.

-    Si tu veux, Lexis, je vais li en dire un mot.

-    Je seis trop vieux.

-    Comment, trop vieux ? An creirait à t'entendre que t'es vieux comme Mathieu-Salé. T'es pas vieux, t'es jeune, t'es fort, tu te portes bé. S'o te plaît, marie-tei do lei. O n'est pas riche, mais t'es riche pour deux.

-    O ne voudrait solement pas de mei, que dit Lexis.

-    Laisse-mei li en causer.

-    Allez-y doucement, si en cas, pace qué s'o ne prenait pas bé la chose, je me retrouverais co dans l'embarras.

-    Compte sus mei, Lexis. Je sais ce que j'ai à faire.

La bérouettière but sa rincette, et la v'là partie pour le courtil, où que Sidonie était en train de sercler eune planche de porette.

Ah! ça ne traînit pas. Ça ne durit pas cinq minutes. Sidonie voulait bé.

An était au mois de mai, i faisait un temps superbe, les pommiers étaient fleuris, y avait bonne apparaissance; et les eisiaux, les mêles, les grives, les cadronnettes et même les m'zets (8) et les mogneaux chantaient dans les âbres comme o n'avaient jamais chanté. Le grand Lexis était debout sus le sieu de la porte, et quand i vit reveni Manon et Sidonie, i ne fut pas longtemps à deviner ce qui s'était passé.

Sidonie était toute rouge et comme gênée; la bérouettière n'était pas gênée, lei. O se marchait, se rengorgeait et levait le nez comme la défunte comtesse de Trucheville; et ses petits yeux p'tillaient, fallait vei !

Oz en reprinrent pour un sou, o causirent... et le mariage se fit un mouais aprez, la veille de la Saint-Jean. Yeut eune belle noce: pus de quatre-vingts personnes; et pus de soixante le lendemain au recroc.

Lexis était heureux, Sidonie était heureuse. Ça ne durit pas.

Sidonie ne restit pas, quand o fut mariée, ce qu'olle 'tait deu temps qu'olle 'tait servante. I li fallut eune belle chambre do eune armoire à glace où qu'an se mire de la tête ès pieds, et des toilettes ! des chapiaux à pleumes et à fleurs, et des robes à la mode, et des chausses en souaie, et des petits souliers vernis do des talons hauts de deux pouces et demi trouais pouces ! - An se demande comment qu'eune femme peut marcher do cela sans s'êteurtre (9) les pieds !

Piez o trouvit bétôt qu'olle avait trop d'ouvrage et o print eune servante. Piez c'était des fêtes tous les dimanches et souvent sus semain-ne. C'était bé de la dépense pour Lexis et ça ne li haitait (10) pas.

Sidonie avait des cousins de l'autre côté de Pont-d'Ouilly et de Falaise, qui venaient la vei quasiment tous les huit jours, des fainiants et des mangeards que fallait régaler, aberver et coucher. Le doublier était sus la table deu matin au soir: la table ne desservait pas. C'était des dîners, des collations, des soupers, des beiries et des diries (11) qui n'avaient ne fin ne bout.

Ah! oz en faisaient des vies ! O jouaient de la musique, o chantaient, o faisaient des parties de trente-et-un, jusqu'à des deux trouais heures deu matin.

Tout cela n'était pas fait n'tou pour plaire à Lexis, qui était matina, mais qui n'tait pas deu soir, - et qui tenait à sa monnaie. I commençait à regretter le temps où que Sidonie n'était que sa servante.

A force de tourner la broche, i ne li restait pus que trouais quatre petits côs; et à force de tirer au fausset le milleu beire, il avait tellement baissé dans le tonniau qu'i commençait à plati. Et Sidonie, qui versait l'iau-de-vie comme si ça qu'avait êté de la beisson, avait êté si souvent au baril pour rempli les carafes, qu'i n'en restait pus guère.

Lexis en dit deux mots à sa bourgeoise, mais o n'eut pas l'air de comprendre : olle 'tait jeune. Les fêtes, les fricassées, les chansons, les beiries et les parties de trente-et-un continuaient. Sidonie, en revenant un jour deu courtil, trouvit Lexis comme acrasé sus sa chaire, la tête entre ses deux mains.

-    Quei que t'as, man pauvre Lexis ? qu'o li demandit. Es-tu malaise ?

-    J'ai que je seis ruiné. Le banquetier Butelot vient de faire faillite. Je perds tout ce que j'avais, - pus de cent mille francs. Et faut que je paie, après-demain, vingt mille francs cheux le notaire, car je deis co vingt mille francs sus le prix des prés Collet. Si je ne trouve pas quioqu'un pour me les prêter, quei qui va être fait de nous ? Faudra faire nos vendues.

-    Tu m'as ôfert des bagues, des pendants d'oreilles et eune montre en or. An les vendra, qu'o dit; car, dans le fond, c'était eune bonne gent, mais c'était jeune.

-    Ça n'ira pas loin, que dit Lexis.

Dans la soirante, les cousins arrivirent, toujous de bonne himeur, toujous prêts à se régaler; mais Sidonie qui, lei, n'tait pas de bonne himeur, leu contit ce qui venait de s'arriver, et o dirent que c'était bé malheureux et qu'o nn' étaient au d'so.

Et quand Lexis leu demandit de li prêter vingt mille francs, o li rêponirent qu'oz éraient bé voulu, mais qu'o ne pouvaient pas. Ça se pouvait co bé. Et p'têt' ben étou que s'oz avaient pu, o n'éraient pas voulu.

O mangirent eune bouchée tout de même et burent deu café et eune bonne goutte et o répétirent bé des fouais qu'oz avaient bé deu et qu'oz étaient au d'so de ne pas pouvei li prêter de l'argent. O ne firent pas de parties de trente-et-un ce soir-là. O s'n allirent de bonne heure, - et o ne revinrent pas.

Lexis eut co l'air ben à plaindre durant quioque temps; piez i dit à Sidonie que ses affaires s'arrangeaient putôt mieux qu'i n'avait compté, et qu'au bout d'un ou deux ans, en êpernant bé, i pourrait se retrouver à l'aise.

Sidonie se remint à travailler comme dans le temps qu'olle 'tait servante; et quand oz eurent un héritier, l'année d'aprez, Lexis dit:

-    Quand i n'érait que la meitié ou le tiers de ma forteune, ce gars-là ne serait pas à plaindre.

I ne put pas tout de même s'empêcher de se dire en li-même:

-    A moins qu'i n'ait des cousins de Pont-d'Ouilly et de Falaise !
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   1.   Impotente.
   2.   Réparer une haie, boucher les brèches.
   3.   Personne qui se charge des demandes en mariage.
   4.   Boudait.
   5.   Miette.
   6.   Petit brin.
   7.   Canes et canetons.
   8.   Les mésanges.
   9.   Se tordre.
  10.   Plaisait
  11.   Bavardages. radotages.





LA TERRE TOURNE


Après la première messe, an avait êté, comme d'ordinaire, au Café Clichard, manger des tripes et en prendre pour un sou. An n'tait pas loin d'eune dizain-ne. Y avait Cinot Mouilleron, Lôpol Tripet, Jélien Costard, les Touillot, de la Mare, Moussieu Billon et le maÎt' d'êcole.

An causit des récoltes, deu bestial, de la secqueresse et de bé d'autres choses; et le maÎt' d'êcole, qui en sait pus long que nous, - et c'est pas malaisé, - en vint à nous dire que c'est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais la terre qui tourne autour deu soleil; - et, co bé mieux, qu'o tourne sus lei-même tous les jours, eune fois par jour, comme qui dirait eune boule qui virevousterait en l'air.

Moussieu Billon, qui n'en sait pas pus long que mei là-dessus, comme sus le reste, mais qui voudrait se faire passer pour un savant, prenait de grands airs, se rengorgeait et secouait de temps en temps la tête pour approuver. Ça me donnait jeu, et j'avais bé deu ma à m'empêcher de rire.

-    Voyons, Moussieu Billon, que je li dis, y kéri'ous à ces histoires-là ?

-    Certainément, qu'i dit, j'y croueis, et j'y croueis parce quc c'est de la science et que c'est dêmontré.

-    Jean Guerlin y kériait étou, que je dis, ou - putôt - il y crut eune fouais, le jour que je le ramenis de Condé. I nn' avait, j’eus bé deu ma à le monter en voiture. Et comme an s'en revenait au grand trot et qu'i vyait couri les âbres et les maisons:

- La terre tourne, qu'i disait, les maisons passent... Quand la mienne va veni, arrête ta jument, je vais rentrer.

I nn' avait, il 'tait brûlé, incendié, perdu: et comme sa maison ne passit pas, fallut le reconduire jusque cheux li. Et si sa bourgeoise n'avait pas êté là pour rn'ainder à le descendre, je creis que je n'y serais pas arrivé.

P'têt' bé que si je me trouvais parti pour la gloire, je creirais étou que la terre tourne. En attendis je n'y creis pas; et s' ous me permettez, Moussieu Billon, je m'en vais vous espliquer pourquei. J'ai apprins tout cela dans le temps que j'allais à l'école, et je n'en keryiais déjà rin, pas pus qu'à l'histoire du Petit Poucet. Comment ! que je me disais, - et je me le dis co -  comment, v'là le soleil qui se lève là-bas, deu côté de Cerésier, piez qui monte et s'en va par Flers et Landisacq et qui se couche à dreite de Tinchébray... (i va bé pus loin en êté : à la Saint Bernabé il arrive à Clairefougère.) Je le veis aller, les étoiles étou : la poussinière est lo as’soir et olle est là-bas à deux heures deu matin,

Je veis la terre, je seis dessus, et je veis bé qu'o ne bouge pas, à moins que n'y ait un trembellement de terre, - et c'est râle, Dieu merci ! Je n'n'ai senti qu'un d'piez que je me connais et i ne durit pas. I paraît que l'haorloge des Bouvet s'arrêtit, mais i n'yen eut pas d'autre là au travers.

S'an veit que la terre tremble, an devrait vei qu'o remue et qu'o tourne; et s'o tournait sens dessus dessous, comme ous dites, av'ous jamais pensé à ce qui s'arriverait quand le dessus serait dessous. les âbres, les blés, les pagnolées (1) tiendraient pace qu'oz ont des racines, Mais nous, quei qu'i serait fait de nous ? Je serions promptement êgouttés. Et la mer ? Et les rivières? Et l'ètang de la Motte ? Et la mare ès Révérend ? Tout s'égoutterait, i ne resterait que de la vase et les anguilles. Espliquez-mei, s'ous pouvez, comment qu'i se fait que ce qui ne tient pas à la terre ne s'égoutte pas quand olle est sens dessus dessous.

Le maît' d'êcole dit qu'il allait me l'espliquer.

-    Sav'ous, qu'i me demandit, sav'ous ce que c'est que la force centrifuge et la force centripète ?

-    Non, que je li dis; et si je l'ai su dans man jeune temps, je l'ai oubélié, comme à pus prez tout ce que j'ai apprins à l'êcole.

I dit qu'il allait nous faire vei tout cela do un siau d'iau. La femme deu maçon, la grande Nastasie, qui vient laveciner et donner un coup de main, le dimanche, au père Clichard, s'n allit vite queri de l'iau au pits des Térouille, de l'autre côté de la route. Le mait' d'êcole print le siau, qui était tout plein d'iau fraîche, i le soupesit; et i dit qu'il allait le faire tourner sens dessus dessous, à bout de bras, - en faisant le moulinet, - et que l'iau ne cherrait pas pus quand o serait en haut que quand olle 'tait en bas, - à cause de la force centrifuge ou centripète, - je ne me rappelle pus laqueulle.

V'là donc qu'i se plante devant l'auberge et qui se met à tourner le siau à bout de bras. I ne tournit pas longtemps. L'anse deu siau li êrussit (2). Y eut trois vitres de dêfoncées, mincées; et Nastasie eut eune êpaule ben abîmée.

Le mait' d'êcole ne recommencit pas san tour de physique... D'abord le père Clichard n'érait pas voulu; et tout le monde fut d'accord pour dire que valait mieux en rester dans ce par où.

Le vitrier remint les vitres et le maÎt' d'êcole les payit. C'est li étou qui payit le médecin qui vint ramarrer l'êpaule de Nastasle et qui voulait à toute force la mettre dans eune dégouttière durant un ou deux mouais. Nastasie ne voulit pas en entendre causer : o kéryait, qu'i parait, que c'était dans eune dégouttière sus le haut de la maison.

Olle aimit mieux aller cheux l'ossier, de l'autre côté de Vassy. I li ramarrit l'êpaule, mais il eut bé deu ma, Nastasie étou. Oz étaient quatre à la teni, et an l'entendait braire à pus d'un quart de lieue.

Quand an se retrouvait au café Clichard, il 'tait co souvent question de la terre qui tourne, et je soutenais, comme de juste, qu'o ne tourne pas; et je disais au mait' d'êcole que ce qu'i faisait tourner, li, c'était la tête az êfants en leux contant toutes ces bilouineries-là. I se fâchait, i recommençait ses esplications: la force centripète et tout ce qui s'ensuit; et i voulait co faire le moulinet do un siau d'iau.

-    C'est toujous pas mei qui vais aller vous en queri, que criait Nastasie,

Le père Clichard s'apperchait :

-    Moussleu Pichenet, qu'i disait au mait' d'êcole, s'ous tenez absolument à faire votre tour de physique, faites-le à cinquante pieds de la croisée et de Nastasie.
______________

   1.   Trèfles.
   2.   Echappa.




LE PIGEON


Cinot avait fait forteune dans le pais d'Amont. An ne sait pas bé queu trafic qu'i faisait. I vendait un brin de tout, qu'i paraît: de l'épicerie, de la quincaille, des pièges à taupes, des faucilles, des pierres à raffiler. Eune chose sûre et certain-ne, c'est qu'il avait fait forteune à couri les foires et marchés par là-bas. I s'était donné bé deu ma et il avait ben êperné, à ce qu'i disait, mais il avait gagné gros. Il 'tait riche comme Crésu. Il avait de grandes herbages dans la Manche et deu côté de Saint-Pierre-sus-Dives, et pus de cinquante acres de terre là au travers.

Comme i pernait de l'âge et qu'i devenait putôt gourd, i s'en revint dans le pays et il achetit le bien de défunt Profichet, le marchand de bestial. I se fit bâti eune belle maison, d'excès conséquente, co pus conséquente que le château au baron Bridet. Et c'est meublé, faut vei ! D's escaliers manifiques, larges à y passer un tonniau de beire, - do des tapis et des statues, et des chambres cirées, où qu'an manque de chei à chaque pas. Je m'y êtalis, mei. Ah ! c'est biau. An dirait un palais.

Eh bé ! Cinot s'ennyait là-dedans. I me l'a dit bé des fouais.

-    Je m'enneye, qu'i disait, je regrette quasiment le temps où qué je vendais des pièges à taupes, des béhauts (1) et des pierres à raffiler. J'avais bé deu ma. Mais ça me faisait plaisi de gagner de la monnaie, et je n'avais pas le temps de m'ennyer.

SI bé que ce fut qu'i se mint dans la tête de faire le commerce deu bestial. I n'y entendait rin, pace qué pour connaître les bêtes, comme on dit, faut être êlevé parmié. Il y mangit de l'argent. Il achetit eune demi-douzain-ne de boeufs et eune vingtain-ne de mauvais genissons. Ça tournit ma : la baisse vint, il y mangit bé de l'argent. I ne s'entêtit pas, heureusement.

Là-dessus i se mint à êlever des mouches à miet. C'est eune partie comme eune autre, et c'est pas sorcier, qu'i paraît ; et y a des bilouins qui s'y entendent, mais Cinot ne s'y entendait pas. Il avait des ruches plein son jardin ct ça bourdonnait, ça vronchait. Ça piquait étou. Les pétiots à la Chipette, qui sont toujous à couri où que ne faudrait pas, étaient piqués à pus prez tous les jours, - la tête enflée comme des citrouilles. Et Cinot li-même, quand il allait à l'entour de ses mouches à miet, était piqué étou pus souvent qu'à son tour. Il 'tait maladreit, i n'y entendait rin. I n'avait pas êté élevé dans les ruches. I fut piqué eune fouais au bout deu nez, qui enflit, fallait vei. An érait dit eune grosse truche.

I revendit ses ruches et i perdit gros. Ben entendu, i ne voulait pas en conveni, mais il est sûr et certain qu'i perdit pus de trois quatre mille francs.

Piez, comme i s'ennyait toujous, i dêcidit d'avei eune bande de pigeons. Tout le monde se pensait là au travers, et je me pensais étou en mei-même:

-    Cinot va co manger de l'argent.

I fit bâti un grand pigeonnier - un colombier comme i dit - et il achetit deux trois cents pigeons. Ah ! yen avait ! Les gens, là au travers, n'étaient co pas pus contents que cela. O disaient que les pigeons de Cinot allaient faire la fin des récoltes. O se plaignaient. Mais parait qu'oz avaient tort. Cinot gardait ses pigeons dans le pigeonnier deu premier de mar au quinze d'avril et de la Saint-Michel au quinze d'octobre: et y avait rin à dire, rin à faire. C'est la louei ! Cinot me le fit vei, comme à bé d'autres. C'était dans le Code : articles 423, 24 et 25.

I continue à êlever des pigeons, i dit que ça li rapporte, et surtout la crotte de pigeon, - sau' vot' respect. Faut le creire piesqu'i le dit. S'i n'y gagnait rin, i ne continuerait pas. Ah! i'nn(3) a, des pigeons ! de toutes les sortes ! de toutes les couleurs ! Il a des pigeons voyageurs étou, - et y en a un qui a eu un prix. Les journaux en ont fait mention. Et c'est à un de ceux-là qu'il arrivit eune drôle d'histoire.

Le grand Poudrette, qui est chercutier à Argentan, était venu vei le pigeonnier et les pigeons de Cinot.

-    Tiens! que li dit Cinot, en v'là un qui a été à Rome et qui en est revenu tout de suite et tout dreit. Tu peux l'emporter demain à Paris et l'y lâcher, i sera là dans le colombier à la soirante, En v'là un autre, tu veis, le gros cendré... i n'a que trouais mouais, i n'est pas co sorti. Eh bé ! je te gage cent francs que si tu le lâches demain à Argentan, i reviendra tout dreit.

-    C'est bé de l'argent, que dit Poudrette, mais tant pière ! Je gage tout de même.

Poudrette emportit le pigeon à Argentan, dans un panier, et i le lâchit. Oui, mais comment ! Ous allez vei queu tour de canaille. Devant que de le rucher en l'air, i le pleumit de la tête à la queue. Le pigeon n'avait pus que les étaux. I n'est tout de même pas permins de faire des coups comme cela ! Cinot ne le sut que par aprez, ben entendu.

Deux jours après, v'la Poudrette qui revient.

-    Eh bé! qu'i dit, et ton pigeon, Cinot ? Est-i revenu ?

-    Non, que dit Cinot, je ne l'ai pas co vu. L'as-tu lâché comme il 'tait convenu ?

I v’yait gricher Poudrette, et i commençait à se mêfier.

- Je l'ai ruché en l'air, que dit Poudrette, en li disant: « Va t'en trouver Cinot, si tu peux. » Bé hasard qu'i n'a pas pu. Il 'tait trop jeune, il a dû s'êguérer... à moins qu'un mouchet ne l'ait happé et mangé.

-    C'est p'têt' tei qui l'as mangé.

-    Je te dis que je l'ai ruché en l'air. Y avait des témoins étou, ct v'là un papier comme quouei je l'ai bé ruché en l'air.

I li montrit le papier do les sines (3) des deux témoins et leux adresses.

-    Mon pauvre vieux Cinot, que dit Poudrette, t'as perdu. Tu me deis cent francs.

-    Je ne te deis rin en tout, que dit Cinot. Le pigeon n'est pas core arrivé, mais i n'est pas dit qu'i ne reviendra pas. Donne-li le temps. Il est jeune, il a pu s'êguérer, comme tu dis : mais i retrouvera sa route. Il est d'eune espèce à ne pas se perdre. Donne-li le temps.

-    Je veux bé, que dit Poudrette. An en recausera la semain-ne qui vient.

Poudrette revint huit jours aprez.

-    Eh bé, qu’i dit, et ton pigeon?

-    Il est là, que dit Cinot, il est là d'à matin. Mais dans queul état ! Nu comme un ver. Il a dû être pleumé par quioque bête. Les pattes toutes couvertes de durillons et d'écorchures ! Il  a dû faire à pattes un bon bout de la route. I fait pitié, mais il est là. Viens le vei. Tu me deis cent francs, Poudrette.

__________________

   1.   Coffin : étui où le faucheur met sa pierre à aiguiser.
   2.   Le « n » est doublé à cause de la prononciation.
   3.   Signes, signatures.




JOSÈ ET ROSALIE


Les Minot et les Gaveret demeuraient à la Brardière et leux jardins se joûtaient (1). Le père Minot était un vieux grousseton (2), qui n'tait aimable do personne, mais surtout do les Gaveret. I leux en voulait d'être deu pais d'Ava. C'était pourtant de bonnes gens, i n'érait pas pu dire le contraire, et i ne le disait pas n'tou, mais oz étaient venus deu Pais-de-Bas : o ne li haitaient pas. Quand les Minot battaient leu sarrasin, les Gaveret ne venaient jamais leu donner un coup de main, et les Gaveret se passaient des Minot pour toutes leux corvées. O ne se seraient pas prêté un faucillon ou eune bérouette.

Minot avait eune fille de vingt ans, qui s'appelait Rosalie, et Gaveret avait trois grands gars. Josè, qui était l'ain-né, trouvait Rosalie de san goût, et i n'érait pas mieux demandé que de se marier do lei. Mais i se pensait bé que ça n'irait pas tout seu do un bonhomme comme le père Minot.

Josè ne déplaisait pas à Rosalie et oz en vinrent à se causer de temps en temps quand o se trouvaient ensemble à tirer de l'iau. Pace que faut vous dire qué y avait un pits enter les deux jardins, et les Gaveret y avaient dreit comme les Minot. Y avait deux soin-nolles (3), aune deu côté des Minot et eune autre deu côté des Gaveret. C'était un pits mito-yen. Si bé qué p'tit à p'tit, sitôt que Josè vyait veni Rosalie do san siau, il accourait do le sien. Et o causaient.

I passait même quioquefouais par-dessus la petite boise qui était à côté deu pits, et i montait le siau à Rosalie qui li disait: « Merci, Josè ».  Il érait bé porté le siau jusqu'à la maison; mais fallait pas y penser à cause de Minot qui érait groussé, et qui li érait p'têt' chanté sottises. Et tout érait êté perdu.

La mère Minot, eune bonne gent et qui avait de l'agrément do tout le monde, vyait bé ce qui se passait; et quand olle entendait ouigner (4) la soin-nolle deu pits, o savait bé que Josè était par là, et qui tirait sus la chain-ne.

Quand Rosalie allait êtendre eune lavée, olle avait soin de l'étendre sus la haïe enter' les deux jardins; et quand o serrait les pommes, c'est le long de la haïe qu'oz étaient le mieux ramassées. Olle y mettait le temps étou. A ce moment-là Josè ne manquait pas de tônyer (5) de l'aut' côté de la haïe, tout en faisant mine de ramasser quioques quéroins, ou de tondre, ou de rêtouper.

La mère Minot soulassait (6) souvent, mais o ne disait rin. Le père Minot, li, groussalt deu matin au soir. Il en voulait pus que jamais ès Gaveret et se demandait pourquei qu'o n'taient pas restés dans le pais d'Ava.

Josè et Rosalie se vyaient tous les jours et bé des fouais par jour. Rosalie en faisait des vyages d'iau ! An érait dit qu'olle allait la queri pot à pot. La chain-ne n'était pus rouillée, et la soin-nolle ne ouignait pus. Le père Minot ne décolérait pas.

I dit à la vieuille servante, Catherine :

-    A parti d'anhuit, c'est tei qu'iras queri l'iau,

-    Je n'n'ai pas la force, que li dit Catherine; et ous le savez bé, qu'o dit.

-    Je ne peux pourtant te garder à rin faire, qu'i dit.

-    Comme ous voudrez, qu'o dit.

Et o se minrent à britter (7).

-    Eh bé! que dit Minot, piésqu'i 'nn est ainsi, c'est mei qu'irai queri l'iau.

Il y allit, et ous pouvez être sûrs et certains que Josè ne se trouvit pas là pour li donner un coup de main. Minot n'allit pas longtemps queri de l'iau; et Rosalie y retournit sans se faire périer. Et olle allit pus souvent que jamais le long de la haïe pour êtendre la lainsive et les lavées, pour serrer les pommes quand y en avait et même quand y en n'avait pas, ou ramasser les orties - respect de vous - pour les cochons, ou chasser les volailles ès Gaveret. Olle avait toujous quioque chose à faire deu côté de la haïe.

Si bé que sa mère, qui n'avait co rin dit, se pensit en lei-même qu'il 'tait temps d'en causer à Minot.

-    Tu veis aussi bé que mei ce qui se passe, qu'o li dit. M'est avis que tu ferais bé tout de même, pour en fini, de laisser Rosalie se marier do Josè.

Minot se fâchit. I tapit et retapit sus la table à en faire sauter la carafe et les moques à café ; et i dit core un coup qu'i ne donnerait pas sa fille à un gars d'Ava.

-    Prends garde de casser la vaisselle, que li dit sa femme, et êcoute-mei eune demie minute... Quei que ça peut faire qu'i seit d'Amont ou d'Ava ? Il est biau gars, bon gars, travaillant, adroit, pas bête en tout, et il a de la conduite. Piez les Gaveret sont riches. Oz ont acheté la terre de la Poterie, - vingt-cinq acres de bonne terre, - et la grande prairie deu moulin de la Motte-Hervé qui vaut eune ferme à lei toute seule. Oz hériteront de leux oncle de la Grandfougeraye, qui est co pus riche qu'eux. Si bé que chacun des gars Gaveret éra meitié pus de bien que Rosalie. Josè plait à Rosalie et Rosalie li plait. O corderaient ben ensemble. C'est un parti pour ta fille comme o n'en retrouvera pas. Si tu ne veux pas qu'olle êpouse Josè, o 'nn éra deu toute sa vie, - et tu t'en repentiras étou. C'est mei qui te le dis. Tu ferais bé d'y penser devant que de dire « non ».

Minot ne dit pas non. I se versit eune goutte et i la but toute d'un coup.

-    An verra, qu'i dit, an verra l'an qui vient,

Piez i s'n allit en groussetonant faire un tour sous les pommiers.

En attendis, la mère Minot décidit dé s'n esto de laisser veni José vei Rosalie quand Minot était parti. O kéryait que Minot ne tarderait pas à donner son consentement, mais i tardit. I compernait bé que José érait de quei et co bé pus que Rosalie; mais il en voulait à Gaveret d'être riches, autant que d'être venus deu pais d'Ava. Comme s'i s'était mêfié que le gars venaiit faire l'amour à Rosalie:

-    Surtout, qu'il avait dit, qu'i ne mette pas les pieds cheux nous, ou bé je li tire un coup de fusil.

Et i montrait le fusil qui était pendu au-dessus de la cheminée. Rosalie en avait été épouvantée, mais sa mère li avait dit:

-    T'as pas bésoin d'avei peux. D’abord y a pus de dix ans que le fusil n'a êté chergé, - et piez faut pas creire tout ce que dit tan père quand i n'est pas de bonne himeur.

Josè avait pus d'atouts dans san jeu qu'i n'y en fallait pour gan-gner la partie. Il avait pour li trouais femmes : la mère Minot qui était maline, Rosalie qui était fûtée et Catherine qui n'tait qu'à meitié bête; et comme oz avaient toutes trouais la tête dans le même bonnet, Minot avait biau dire et grousser, i n'tait pas de force.

Eune fouais, Minot, qu'o kéryaient parti pour un bon bout de temps, rentrit dix minutes après pour dire qu'il avait un guibet dans l'yeu et que ça li faisait bé ma. Eune chance que sa femme le vit veni. O s'n allit vite au-devant de li... Il 'tait temps, car Josè était là.

-    C'est un guibet que t'as dans l'yeu, que tu dis? que dit la mère Minot. Dans lequel ?

-    Dans le gauche, dans l'ci qui pleure. Le veis-tu ?

-    Je ne veis rin. Mais d'abord ne remue pas. Et ferme le dreit durant que je vais chercher le guibet dans le gauche.

Si bê que Minot ne put rin vei durant deux minutes: et José en profitit, comme ous pensez bé, pour se sauver.

Eune autre fouais que José était co là en train de jastoiser (8) et de pélier des draps do Rosalie, Minot arrivit tout d'un coup. La mère Minot n'eut que le temps de dire à José :

-    Cache-tei vite derrière mei.

O levit le drap à bout de bras, l'êtendit devant lei et dit à Minot:

-    Tu ne veis pas un endreit usé, là, dans le mitan deu drap ?

-    Je ne veis rin, que dit Minot.

-    Attends, qu'o dit, je vais mettre le drap de manière que tu piésses regarder à la leumière.

Et durant que Minot tournait d'un sens o tournait de l'autre, si bé que lei et Josè avaient asteure le dos deu côté de la porte. Minot cherchait l'endreit usé et ne le trouvait pas.

-    Je ne veis rin, qu'i disait.

I ne vyait pas n'tou Josè, qui ne manquit pas de s'êchapper grand train et sans faire de brit.

Ce fut Catherine qui le tirit d'embarras un jour que Minot s'en revint co à un moment où qu'o ne l'attendaient pas. Olle 'tait sus le sieu de la porte, heureusement !

-    Le vy'ous ? Le vy'ous là, Moussieu Minot, là, là ?

-    Quei qu'y a à vei ? que demandait Minot.

-    L'êcurieux. Ous ne le vyez pas lo, dans le haut deu peirier de jaunet, sus la branche, la grosse branche... dans le haut... à gauche.

O s'apperchit deu peirier.

-    Tenez, Moussieu Minot, mett'ous là à côté de mei. Le vy’ous asteure ?

Olle avait fait se mettre Minot à côte de lei, de manière qu'i tournit le dos à la maison et qu'il eût, comme lei, le soleil dans l's yeux. Y érait eu un êcurleux dans le peirier qu'an érait pas pu le vei.

Minot ne vit pas l'êcurieux. I regardait pourtant bé tout en cilletant. I ne vit pas n'tou Josè qui s'êchappit, do ses deux sabots dans ses mains.

D'ordinaire, quand Minot revenait cheux li, an le vyait par la croisée ouvri et fermer la barrière, et Josè avait le temps de se couler dans la cave en passant par la laverie. Piez i s'n allait par derrière jusqu'au Vieux-Chemin, où qu'i d'scendait par eune brèche qui était faite comme esprez dans la haïe d'êpines et de houx.

Mais Minot rentrit un soir bé pus vite qu'o n' l'attendaient. Il avait été donner un coup de main ès Filoche de la Biossière, qui avaient abattu deux foutiaux (9) et un peupélier. Oz avaient fini dans la relevée et o firent eune collation soupante, si bé que Minot s'en revint à la soirante. O ne l'entendirent pas ouvri la barrière et il arrivit, quand Rosalie le reconnut au pas.

-    V'la popa, qu'o dit, sauve-tei !

Josè se sauvit dans la cave, comme d'habitude, en passant par la laverie.

Eune fouais dans la cave, i se dit qu'il allait s'échapper core un coup par le fond deu jardin; mais la porte de la cave était barrée. Fallut qu'i restît là parmié les pipes et les tonniaux, à se demander quand et comment qu'i pourrait s'n aller.

Durant ce temps-là Minot tirit ses souliers et coulit ses sabots.

-    Je seis bé lassé, qu'i dit : je vais manger m'n êcuellée de soupe et me coucher. Est-eu prête, la soupe ?

-    Je la trempe dans cinq minutes.

-    Je beirais ben un verre de beire en attendis, qu'i dit. J'ai sei.

Et comme Catherine, qui avait êté faire des commissions au bourg, rentrait justénément, il li dit:

-    Va queri à beire.

I faisait déjà noir, mais Catherine n'eut pas bésoin de chandelle : o savait où qu'était la quenelle.

Quand Josè l'entendit veni, i crut que c'était Rosalie et il embrassit Catherine au bout deu tonniau, comme o ne l'avait jamais êté, - depiez bé d's années, en tous cas. O fut surprinse et poussit d's ébraits comme s'an l'avait assazinée. Josè ne fut pas longtemps à vei qu'il avait fait erreur.

-    Tais-tei, grande bête, qu'i li dit.

Les Minot avaient entendu les êbraits.

-    Quei qu'i se passe dans la cave, que dit le père Minot ?

I print la chandelle pour aller vei.

Catherine revint au moment et dit que, comme o se baissait pour trouver la quenelle, y avait un gros chat qui li avait sauté sus l's êpaules et qu'olle avait eu bé peux.

-    T'es eune grande bête, que li dit Minot.

Catherine se pensit en lei-même:

-    An vient déjà de me le dire.

Durant que Minot bévait deux trouais verres de beire, Catherine, - sans faire mine de rin - print la clé de la cave pour aller ouvri la porte qui donnait sus le jardin.

-    Où que tu vais? que dit Minot.

-    Je vais dêbarrer la porte, qu'o dit, pour laisser sorti le chat qui m'a fait tant de peux que j'en ai co les sangs tournés.

Durant que Rosalie et sa mère se regardaient et que Minot riait de tout san coeur, olle allit ouvri la porte. Josè li dit merci, mais, cette fois-là, i ne l'embrassit pas.

La mère Minot avait bé recommandé à Catherine de ne pas causer de c'te histoire-là, et Catherine avait permins de ne pas nn' ouvrir la bouche. Le dimanche d'aprez, Catherine, à la sortie de Vêpres, s'n allit vei Marotte Bernay, l'ancienne servante deu curé de Gaugeville. O collationnirent, o burent deu café; et leux langues s'en donnirent comme d'habitude. Catherine conti l'histoire à Marotte, ben entendu, en li recommandant de n'en pas causer. Le lendemain, n'y avait pus que Minot dans toute la paroisse à ne se douter de rin.

I rencontrit Filoche, le jeudi, au marché de Condé ; et Filoche se fit eune pinte de bon sang à tout li conter de bout en bout. Filoche riait à s'en teni les côtes; Minot riait étou, mais i riait jaune.

-    N'y a qu'eune chose à faire, que dit Filoche, c'est de les marier. Ta fille ne pourrait pas être mieux rencontrée.

Minot groussit et dit que Josè était un horsain, un gars d'Ava.

-    Quei que ça fait, que dit Filoche, qui seit d'Amont ou d'Ava ?

-    C'est ce que dit la bourgeoise, que dit Minot.

I groussit co.

-    An verra, qu'i dit, an verra.

Il eut bé soin de ne rin dire à sei femme de ce que li avait conté Filoche - et i groussit moins que d'ordinaire. I ruminait en li-même le mo-yen d'attraper Josè.

Deux trouais jours après, i partit à la soirante et dit qu'il allait au bourg, reteni le cherpentier pour r’li-yer ses tonniaux. Sitôt que Josè le vit d'scendre le chemin vécina, i vint vei Rosalie. Minot n'allit pas loin. I redoublit par le Vieux-Chemin, remontit dans le jardin par la brèche et attendit un moment sous la cherreterie, au bout deu persou, pour vei si Josè ajambait la boise. Y avait longtemps qu'il 'tait passé !

Minot s'n allit tout doucement dans la cave. I ne faisait pas de brit; mais i se jetit dans eune bérouette, s'y empâturit et manquit de chei trouais quatre fouais d'affilée.

I ne put pas s'empêcher de grousser, et Rosalie le reconnut à la voueix. O dit à Josè :

-    Cache-tei vite, qu'o dit.

Josè érait eu le temps de se sauver par la porte de devant; mais i kéryait. et Rosalie étou, et la mère Minot étou, que Minot allait se trouver là en sortant de la cave. I ne pensit qu'à se cacher, comme li disait Rosalie. I regardit vite à l'entour de li. Il érait été mal caché sous la table, y avait pas de place dans le buffet, qui était plein de vaisselle, ni dans le bas de l'haorloge, qui était grande, mais pas core assez.

-    Coule-tei vite dans le four, que dit Rosalie.

Pace qu'i faut vous dire que y avait, cheux les Minot, un vieux four et que la goule donnait sus la cheminée, derrière la crimaillère. Les Minot pernaient leux pain cheux le boulanger, comme tout le monde, et le four ne servait pus qu'à ramasser aune vieuille poêle à bouillie, un saleux êgoulé, des pots fendus ou cassés et eune grande marmite à fondre la graisse qui n'avait pus que deux pieds.

Josè ajambit le fouyer, se coulit dans le four, et Rosalie le refermit sus li.

Eune chance que Minot mint co quioque temps à se retirer de la bérouette !

I rentrit par la laverie. Rosalie et sa mère étaient là, tranquilles comme Baptiste. O 'nn' avaient l'air, au moins. Rosalie s'aperçut que Josè avait laissé sa casquette sus eune chaire - et o s'assiézit vite dessus.

Minot restit là un moment sans rin dire.

-    Tu n'as pas êté jusqu'au bourg ? que li dit sa femme.

Minot ne rêponit solement pas. I regardait à l'entour de li, et i ne vyait rin, - pas même la casquette.

Josè n'était pas à s'n amain dans le four, i s'y trouvait à l'êtreit, vu que c'était un four comme y en avait dans bé des fermes là le long au temps d'aut'fois, où qu'on ne cuisait qu'eune demie fournée. I s'y était coulé vite, vite, la tête en premier, ben entendu; et i faisait noir... comme dans un four, - c'est le cas de le dire. I voulit se retourner bout pour bout, de manière à se mettre la tête où qu'il avait les pieds, pour entendre ce qu'allait dire le père Minot.

I se retournit donc tout doucement, sans faire de brit: et il avait quasiment russi, quand v'là-t-i pas qu'i renversit la grosse marmite qui n'avait pus que deux pieds.

Minot comprint tout de suite que José était là. Il ouvrit la goule deu four et i vit le gars, tout êfaré, - y avait de quei ! et la figure toute talbotée, - inregardable !

O restirent là un petit moment en face l'un de l'autre. Piez Minot dit :

-    Quei que tu fais là, Josè ?

Josè ne perdit pas la tête, i rêponit :

-    Je venais vous demander Rosalie en mariage.

-    Oui, conte ton conte et creis qué je té creis, que dit Minot. Tes venu cheux mei, et tu sais bé que tu n'as pas le dreit d'y veni, piésque tu te caches. Eh bé ! ça ne va pas se passer comme cela.

I print son fusil, qui était pendu au-dessus de la cheminée.

-    N'aie pas peux, que dit Rosalie, i n'est pas chergé.

-    Voul'ous me donner un coup de main, que je sorte du four, que dit Josè.

-    Non, je ne veux pas.

-    Si en cas, que dit Josè, je vais me retourner core eune fouais, mais c'est pas eune petite affaire.

Rosalie et sa mère voulaient l'ainder, mais i se retournit promptement en renversant toute la poterie et toute la marmiterie et i sortit les pieds en premier, pus talboté que jamais, fait comme un varou (10). Y avait de quei rire : et pourtant personne ne riait.

-    Va-t'en, grand bâte-la-vache (11), que li dit Minot. Tu sais bé que tu n'éras jamais Rosalie.

-    Pourquei ?

-    Pace que je ne veux pas. M'est avis que je seis le mait' cheux mei.

Rosalie se rassiézit sus la chaire où qu'était la casquette à Josè et o se mint à pleurer et à crier, qu'an l'érait entendue de l'aut' bout de la paroisse. La mère Minot criait moins, mais o pleurait co pus.

Quand Rosalie eut prins sus lei-même, o dit que c'était tout de même malheureux d'être traitée comme eune esclave et d'être martyrisée comme olle l'tait. Olle allait en dire bé d'autres, mais o sc remint à pleurer et à crier, que c'en était eune pitié. Sa mère l'embrassit, li essyit l's yeux, et la rembrassit co.

-    Viens embrasser ta fille, qu'o dit à Minot.

Le père Minot ne bougit pas. I groussait, un brin moins tout de même.

-    Viens embrasser ta fille !

-    Je l'embrasserai quand ce grand talboté-là sera parti.

-    D'abord, que dit la mère Minot, José ne peut pas s'n aller fait comme il est. Laisse-li au moins le temps de se laver et de se donner un coup de brousse.

-    Qui s'en vaï-je se laver cheux li !

La mère Minot dit secquement :

-    Non, i va se laver là et tout de suite.

Minot groussit, mais i ne tint pas tête à sa femme.

Josè se lavit donc et la mère Minot le broussit de haut en bas.

-    Où qu'est ma casquette ? que dit Josè.

 Et i la cherchit, et la mère Minot étou.

-    Hélos ! que dit Rosalie, je ne me rappelais pus que j'étais assise dessus !

O se mint à rire, tout en pleurant, et sa mère fit de même.

Minot, li, groussait co.

-    Moussieu Minot, que dit Josè, ous avez dit qu'ous ne vouliez pas de mei comme gendre... Faudrait tout de même, piésqu'ous me renvyez, me donner des raisons.

-    Assiéz'ous tous les deux, que dit la mère Minot à s'n homme et à Josè - et on va causer.

O s'assiézirent et Rosalie causit la première.

-    Je sais bé que t'es le mait', popa, et je ne veux pas te teni tête. Si tu ne veux pas que je me marie do Josè. ce sera à t'n idée. Je resterai vieuille fille, mais pas bé d's années, car j'érai tant de pein-ne qué, bé sûr, j'en mourrai.

-    Ne dis pas cela, Rosalie, que criait la mère Minot !

Tout le monde pleurait, excepté Minot; mais il avait bé deu ma à s'en empêcher.

-    Allons, allons, Rosalie, qu'i dit, faut pas te monter la tête.

-    Embrasse ta fille, qué dit co la mère Minot, embrasse ta fille.

Minot fit le tour de la table et il embrassit Rosalie. Josè en érait bé fait autant. I n'osit pas.

La mère Minot fit deu café. O burent, o trinquirent, o s'arrangirent. Les menantises (12) ne tardirent pas. Deux mois aprez y eut l'enregistrement à la mairerie et, le lendemain, le mariage à l'église, - eune noce superbe, pus de cent personnes. Tout le pais d'Ava était là. Eune fête à tout casser. Le père Minot était de bonne himeur et i fit bonne mine ès gens d'Ava comme az autres. I ne groussit pas de toute la journée, ce qui ne li était pas arrivé dépiez bé d's années.
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   1.   Se touchaient.
   2.   Individu grincheux.
   3.   Manivelle.
   4.   Grincer.
   5.   Flâner
   6.   Soupirait.
   7.   Se quereller.
   8.   Plaisanter.
   9.   Hêtres.
  10.   Malpropre, désordonné (le même mot que garou dans loup-garou)
  11.   Imbécile.
  12.   Fiançailles.



RESSEMBLANCE


Notre jument avait chu à genoux en d'scendant la côte de Saint-Pierre. O trotte bé, pourtant, et o lève bé les pieds, mais y eut un caillou, bé hasard, qui li roulit sous le pied. Je la tenais bé, heureusement, et c'est tout juste qu'o bitit la terre. Olle 'tait êcorchée, olle avait eu ne petite goutte de sang au genou gauche - eune toute petite goutte, pas pus grosse qu'eune tête d'êpingue. Je ramenis la jument au pas, je li lavis le genou et je la mins à l'êcurie.

Notre voisin, Jean Bouvard, qui vint la vei, me dit:

-    C'est rin, qu'i dit; i n'y paraîtra pas. O ne sera pas tarée, ou je serais bé seurprins. Tu ferais bé tout de même de li mettre deu « réparateur» - deu réparateur Claquet... non... Bouquet ou Fiquet. C'est un nom en « quet » à ce que je creis. T'en trouveras à Flers. Et si tu veux savei au juste dans queue pharmacerie, va-t'en trouver de ma part Moussieu Quentin-Becquot, marchand d'iau-de-vie, rue de la Boule; i s'n est servi pour san cheva et i 'nn a êté content.

Mé v'là donc, le lendemain, parti pour Flers. Je prins un billet d'aller et retour au train de médi et demi, de manière à m'en reveni au quart moins de trouais heures. Je trouvis Moussieu Quentin-Becquot qui me dit que le médicament en question s'appelait le réparateur Roussicaut - c'était pas un nom en « quet », comme ous vyez, mais c'était l'ci qui fallait - et qu'oz en vendaient à la grande pharmacerie moderne de la place Thiers. I me dit étou que fallait prendre eune petite bouteillée de teinture Nigra et un petit pot de Moscosine - pour mettre sus le genou de la jument aprez que le réparateur érait fait s'n effet. I m'espliquit que la Moscosine était eune espèce d'onguent pour raplati le poil sus le genou de la jument, pace qué, quand l’êcorchure serait guérie, i se pourrait co bé que le poil repoussit de travers et qu'i restit comme qui dirait un êpi.

Je m'n allis à la pharmacerie de la place Thiers et j'y trouvis ce qu'i fallait, - excepté la Moscosine. Oz en manquaient.

-    S'ous voulez, que me dit le commis, an va vous en faire veni. Ça ne demandera pas pus de huit ou dix jours. Mais j'avons là quioque chose de bé milleu, qui fait d'excès bé, et qui est meitié moins cher. C'est la Moscosa.

-    Ma fei, que je dis, piésque c'est milleu et moins cher, donnez-m'en.

Je prins donc un pot de Moscosa do le réparateur et la teinture Nigra. j'en avais en tout pour trente-deux francs, six sous. C'était bé de l'argent pour pas gros de marchandise. J'avais core eune bonne heure devant mei et je m'n allis tout doucement deu côté de la gare. Quand l'heure fut venue ou à pu prez, je passis sus la vouaie, et je restis là à attendre le train de Montsecret. Juste à ce moment-là v'là que je veis accouri eune femme do un parapluie sous un bras, un pétiot sus l'autre et deux êfants accrochés à sa cotte. O se jette sus mei, o m'embrasse :

-    Qué que t'en dis, Exupère ? qu'o me dit, et qué qu'en dit touton Baptiste ?

-    Attention! que je li dis, je ne seis pas Exupère et touton Baptiste n'est pas de mes connaissances.

-    Allons! qu'o dit, ne fais pas la bête. Embrasse-mei et embrasse tes pétiots. Embrasse Aristide.

Aristide, c'était l'ci qu'olle avait sus le bras.

-    I n'est pas crâne dépiez quioques jours, qu'o dit. Il a les vers. Embrasse-lé donc. Embrasse Vital étou, - et Stéphanie.

Je voulais li dire core eune fouais qu'o se trompait, mais o disait et disait tellement, qué n'y avait pas moyen de placer un mot. O riait, o pleurait et recommençait à dire - et fallut attendre un bon moment devant que de pouvei m'espliquer. Quand o fut à bout d'halein-ne :

-    Ous faites erreur, que je li dis. Ces êfants-Ià ne sont pas à mei. Je ne les connais pas et je ne vous connais pas. Lâchez-mei, s'i vous plaît.

O ne me lâchit pas.

-    Ne fais pas la bête, Exupère, qu'o disait, et prends le parapluie. Tu veis bé que j'en ai assez de porter Aristide et de train-ner les autres.

Je ne prins pas le parapluie, ben entendu, et je li dis co qu'o se trompait.

Mais o tenait à s'n idée. J'avais biau li répéter:

-    Lâchez-mei, s'i vous plaît.

O ne me lâchait pas.

Les gens s'arrêtaient: yen avait bé quinze ou vingt à l'entour de nous. Deux d's êfants me tenaient par eune jambe, et lei me tenait par le cou. O pleurait, les êfants étou. Je n'étais pas à m'n affaire, je vous le garantis. O continuait à m'appeler Exupère et les pétiots criaient: « Popa ! Popa ! » Non, bé sûr que je n'étais pas à la noce.

Le sous-chef de gare, qui passait par là, dit:

-    Circulez!

Je n'érais pas mieux demandé que de circuler, mais y avait pas moyen. O me tenait.

Un gros et grand moussieu, qui était là, dit au sous-chef:

-    C'est un individu qui ne veut pas reconnaître sa femme et s's êfants. C'est honteux, qu'i dit.

Eune bonne femme s'apperchit de mei étou et o dit que c'était abominable. J'érais voulu li espliquer qu'y avait erreur, mais lei n'tou ne voulait rin entendre. I vint un gendarme - et, quand je le vis veni, je me pensis bé que je n'étais pas au bout de mes pein-nes. J'essayis de m'espliquer, mais la femme s'espliquait étou, o causait durant que je causais et o criait à vous casser l's oreilles. Le gendarme ne compernait rin. I se fâchait : « Silence », qu'i disait. Mais allez donc faire taire eune femme qui a envie de causer ! Toute une gendarmerie n'y suffirait pas.

J'avisis à ce moment-là un de nos voisins, Ernest Boutrais, l'adjoint de la commune.

-    Tenez! que je dis au gendarme, v'là Moussieu Boutrais, l'adjoint de Champoret, qui demeure comme mei au village de la Bagotière. I va vous dire et certifier que je seis vieux garçon, que je n'ai ni femme ni êfants et que je m'appelle Etienne Fafin.

Je savais bé que Boutrais était eune sale bête, mais je ne l'érais pas cru capable deu tour de kénaille qu’i me jouit. I dit au gendarme qu'i ne me connaissait pas, et i s'n allit en grichant.

Tout cela pas qu'an est pas ben ensemble, à cause d'un dreit de passage par le haut de son pétis (1). Y a là eune viette par où que je pouvons mener notre bestial dans la pièce d'à côté qui a toujous fait partie de not' petit bien. Voulait-i pas nous empêcher do passer ! Il avait mins des piquets à la brèche deu pétis, et des ronces sus la boise; et i nous avait chanté sottises quand j’avions arraché les piquets et tiré les ronces. Si bé qu’on avait êté au Juge de Paix, qui li avait dit qu'il 'tait dans son tort. C'est pour se revenger qu'i dit qu'i ne me connaissait pas. Ah! la kénaille ! Ça li coûtera pus cher qu'i ne creit.

Je dis au gendarme que Boutrais n'était qu'un menteux; mais le gendarme se demandait lequeu qu'i falIait creire. Et ça se comprend. Ah ! la kénaille de Boutrais !

Le gendarme dit à la femme et à ses trouais pétiots de s'assire sus un banc; et i li dit, et à mei étou, qu'il allait core essayer d'« élucider » l'affaire. Je ne demandais pas mieux que de le laisser « élucider », pourvu, tout de même, que ça ne durit pas trop longtemps, car il 'tait l'heure deu train ou à pu prez.

-    Av'ous des papiers, qu'i me dit, des pièces d'identité ? qu'i dit,  pour me prouver comme quoi ous êtes Etienne Fafin.

Je li rêponis que je n'érais jamais eu l'idée de prendre des papiers pour veni de la Bagotière à Flers, - à moins de trouais lieues. Je li espliquis pourquei que j’étais venu, je li montris le réparateur, la teinture Nigra et la Moscosa que j'avais achetés à la pharmacerie de la place Thiers. Mais i secouait la tête et il avait l'air de dire que ça n'tait pas assez pour « élucider ». La femme qui était assise sus le banc do ses pétiots s'était levée. O sautit sus mei et me reprint par le cou :

-    Embrasse mei, qu'o dit, embrasse-mei, Exupère, et je te pardonne.

Le gros moussieu, qui était toujous là, dit que c'était ce que j'avais de mieux à faire. Y avait de quei perdre la tête. Je me demandais, piésqu'o soutenait que j'étais Exupère, si je ne ferais pas bé d'en conveni, pour me tirer d'affaire. J'érais êté quant et lei et les êfants au Café deu Gros Chêne, an 'nn érait prins pour un sou, - piez je li érais dit que j'allais queri deu tabac ou des bêrioches pour les pétiots... n'importe quei.. j'érais toujous bé trouvé le mo-yen de m'êchapper, quitte à m'en reveni à pied jusqu'à la Bagotière.

Le chef de gare arrivit à son tour, - un grand bel homme, qui avait co pas l'air pus commode qu'à devei ; - et quand le gendarme l'eut mins au courant de ce qui se passait, i demandit à la femme d'où que s'n homme devait veni, et o li rêponit qu'i devait veni de Condé.

-    Eh bé! qu'i dit, le train de Condé ne va arriver que dans cinq minutes.

Olle érait dû se penser que, piesque le train n'tait pas là, Exupère ne pouvait pas y être n'tou. Mais o ne voulit pas en dêmordre. O me tenait pu le cou, l's êfants pu les jambes, en m'appelant : « Popa » et en poussant d's êbraits. Jamais de ma vie ni de mes jours je n'ai entendu de quei de pareil.

Heureusement qu'Exupère arrivit, chergé comme eune mule - eune grande valise et trouais quatre gros paquets. Il en fit eune tête en vyant sa bourgeoise qui s'accrochait à mei ! Piez i se mint à me regarder dans le blanc d's yeux. Je crus bé un moment que ça qu'allait tourner ma. Mais le chef de gare li dit que c'était la faute à sa femme, qui avait la berlue.

Durant qu'i l'embrassait et la rembrassait, sans qu'olle eût l'idée de me dire un mot d'escuse, je montis vite dans l’train de Montsecret. J'arrivis juste: i partait. L'emplo-yé rouvrit eune portière et me poussit dans le wagon vivement et co putôt brutalement. Je tombis de tout man poids sus eune marchande de poisson de Granville, qui se mint à crier comme un fersouaie (2). Je m'espliquis, comme de juste, je li fis d's escuses, mais o ne décessit pas de grousser jusqu'à Montsecret, - et p'têt' co ben aprez.

I paraît que Boutrais, dépiez ce jour-là, raconte l'histoire, à sa manière, ben entendu, et qu'i m'appelle Exupère. Ah! la kénaille ! Ça li coûtera pus cher qu'i ne creit.

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   1. Enclos où passent les bestiaux.
   2. Effraie, sorte de chouette.



LA MÈRE  PIEUPIEU


C'était eune bonne gent que la mère Pieupieu, et olle avait eu bé deu malheur. Olle avait perdu s'n homme, qui avait êté tué en tirant deu sable dans la carrière ès Simon; et san gars, qui était un grand béjène (1) et un fainiant, était parti de l'autre côté de Paris, - et an n'en avait pas rentendu causer.

Olle 'tait ben allante, la mère Pieupieu, travaillante, cœurue. O faisait des journées cheux l's uns et l’s autres, a faisait des lavées, olle 'tait bonne lainsivière.

Durant l’êté, o travaillait à la ferme des Brulard, et y avait personne à relever, comme lei, les javelles derrière les faucheux. Olle 'tait forte comme un homme. Olle aimait bé le café et eune bonne goutte dedans, - comme toutes les lainsivières. L'âge vint, - et les douleurs, des douleurs dans tous les membres. O forcit co quioque temps. Piez fallut arrêter. Eune chance qu'olle avait un coin de courtil derrière sa maison. Olle y faisait cinq ou six ryons de truches, eune ou deux planches de porette, et des pois, des choux de pomme et des choux verts. Olle avait assez de choux pour mettre dans sa soupe; mais fallait de la graisse étou - et deu pain, et c'est coutageux au temps d'asteure.

Piez olle avait les membres si gourds qu'a ne pouvait pus se servi d'un louchet. C'est son voisin, le petit Croche-Patou, qui li faisait san courtil, - et pour rin, comme de juste.

Le père Brulard occupait co la mère Pieupieu eune fouais de temps en temps. O gardait la maison et les pétiots, - l's êfants au gars Brulard, - quand tout le monde était dans les champs. O n'tait pas payée, mais olle 'tait nourrie et bé nourrie: deu bon pain, de la bonne ché, deu bon beire, - c'est bon crû cheux les Brulard, - et deu café et de l'iau-de-vie, de la bonne iau-de-vie que bouillait le père Brulard.

Faut dire étou que la mère Pieupieu avait d'excès bon appétit. O bévait et mangeait de tout - et biaucoup. Mais le père Brulard n'était pas regardant, i la rêforçait et li versait deux trouais bonnes gouttes dans sa moque de café et co quioquefouais eune rincette.

Ça qu'allit bé durant que le père Brulard fut là; mais quand i se retirit là-bas de l'autre côté de Truttemer et que san gars print la ferme à san compte, an ne dit pus à la mère Pieupieu de veni garder la maison. Le père Brulard li envyait, les jours qu'o ne venait pas, eune grande êcuellée de soupe et p'têt' co bé eune ossaille et un reste de chantet(2). Sa bru trouvit que c'était bé deu train, - et de la dépense.

Si bé que la mère Pieupieu allit chercher sa vie; et comme o n'allait pas vite, o n'allait pas loin et ne rapportait quasiment rin dans son bissa. Faut dire étou qu'an n'est pus habitué à donner ès chercheux comme au temps d'autrefois. Les pauvres sont râles asteure, si râles qu'an a bé deu ma à creire qu'yen a co. La mère Pieupieu périssait de faim et de misère. Les douleurs l'avaient reprinse, olle 'tait quasiment demeurée; et v'là que, pour fini, a tombit malade.

An kéryait qu'o n'tait qu'enrheumée : o n'arrêtait pas de toutre, jour et nuit. Et pas de feu, pas de bois !

Le petit Croche allait la vei au matin, devant que d'aller en journée; i retournait cheux lei à la soirante, - quand i s'en revenait; - et la femme à Bréquet li apportait de la soupe. Mais a n'tait pas riche, et olle avait ben à faire do ses k'nailles, qui étaient des varous comme an n'en veit guère. Et a nn'avait six ! - quasiment sept : olle attendait le septième pour la fin de mar.

Le petit Croche, qui vyait que la mère Pieupieu était bé malade et qué n'y avait personne pour la gouverner, eut la bonne idée d'aller dire ce qui nn' était ès dames de la Ronceraie.

Sitôt qu'a surent dans queul état qu'olle 'tait, o firent veni le médecin, qui dit que c'était de la bronchique et de la faiblesse. Mme Lequeux rapproprit lei-même la maison. O balyit dans tous les coins et racoins, a broussit, frottit, essyit partout, - jusqu'ès vitres, qui ne l'avaient pas êté dépiez bé d's années. Ous n'ériez pas reconnu la maison.

Deux heures aprez, le domestique apportit deu bois, deu linge et eune quantité de provisions. N'y avait qu'eune chose à craindre, c'est que ça n'arrivit trop tard.

Félicie, qui s'entend à gouverner les malades, n'avait co pas bougé, mais quand i li fut dit que les dames de la Ronceraie étaient venues vei la mère Pieupieu, a vint vite étou. O rebalyit la maison, qui n'n avait pas besoin, o voulit rattiser le feu et o l'êteignit d'abord en rapperchant les tisons. O fut pus d'un quart d'heure à le ralleumer. Piez o fit de la tisane d'hysope; et la mère Pieupieu en but deux verrées et dit que ça n'tait pas mauvais. Il érait co fallu beire par là-dessus eune verrée d'iau freide pour que l'hysope fît s'n effet, à ce que dit Félicie, mais la mère Pieupieu n'en voulit pas.

O ne voulit pas n'tou d'un lavement au miet que li proposit Félicie. C'était un de ses grands remèdes.

Deu jour au lendemain tout le monde vint vei la mère Pieupieu. An li envyit en deux jours pus de soupe et de fricot qu'a n'érait pu en manger en trouais sernain-nes. Moussieu Rombet, qui avait fait forteune dans le commerce des vins et de l'iau-de-vie et qui avait acheté le château deu baron Tarche, Moussieu Rombet vint li-même quant et sa dame et ses deux demoselles, et i dit que c'était eu ne pitié et qu'il allait s'occuper de la mère Pieupieu.

Madame Rombet et ses demoselles retroussirent leux manches et se minrent, à leux tour, à balyer, à brousser et à essyer, - et à changer les meubles de place. O refirent le lit, tapirent sus 1's orillers, remuirent la couitte... La mère Pieupieu trouvait que ça n'avait ne fin ne bout. Piez y eut un accident. Madame Rombet montit sus eune chaire pour êpousseter la corniche de l'armoire; et comme la chaire était vieuille et que Madame Rombet était p'sante, la chaire dêfoncit. Madame Rombet passit en partie à travers et roulit jusque devant le fouyer. Olle érait pu se casser un membre. O n'eut pas de ma. Olle eut bé de la chance ; - et la mère Pieupieu étou, car o li donnirent eune chaire toute neuve en place de la vieuille.

Les dames de la Ronceraie avaient envyé trouais quatre brassées de bûches, deux bourrées, eune potée de beurre, un pain de cinq livres et eune bouteille de vin. Moussieu Rombet fit apporter eune demie corde de bois, quinze fagots. trouais tourtes de pain frais, toute eune grande panerée de bouteilles de vin rouge et blanc, un rognon de viau et deux gros pots de confitures de gradilles... De quel ragoser (3) eune gent bé portante et toute sa famille !

La mère Pieupieu remerciit bé Moussieu Rombet et sa dame et ses demoselles, et, sitôt qu'o furent partis, o se levit, o s'embarrit et o mangit. O jetit un coup d'yeu sus le rognon de viau, et s'il avait êté cuit, o y érait bé goûté. En attendis, o se coupit l'entamemcnt d'eune des tourtes et mangit de bon appétit eune beurrée qu'o fit d'scendre en bévant deux grands verres de vin rouge. Piez o passit ès confitures, et o les trouvit si bonnes qu'o les mangit do eune quiller à soupe et qu'o vidit les deux potées. Olle 'tait d'eune grande vie.

Pour que tout cela ne restît pas en route, a bévait de temps en temps un verre de vin: et quand la première bouteille fut vide, o but la seconde. Y avait deu bon feu dans la cheminée, o se chauffit eune pause, et olle allit se coucher.

Félicie vint vei le lendemain matin ce qu'en disait la mère Pieupieu. La porte était barrée. Félicie tapit et retapit, la mère Pieupieu ne li rêponit pas. Le petit Croche arrivit là-dessus et trouvit le mo-yen d'ouvri la croisée en la sécouant. I dêbarrit la porte et Félicie entrit. La mère Pieupieu dormait. Y avait sus la table un reste de tourte, deux bouteilles vides, eune troisième entamée, et eune quiller à soupe dans un pot à confitures.

Félicie essayit de rêveiller la mère Pieupieu; mais olle eut biau la sécouer, la pincer, o dormait toujous. Le petit Croche fit de même et la piquit do eune êpingue. O ne bougit pas. Moussieu Rombet et ses demoselles vinrent sus le coup de dix heures. Sa dame ne vint pas à cause dé s'n accident : o ne s'était rin cassé, mais olle 'tait co toute doulante. - Quand o virent les bouteilles vides, a devinirent bé ce qu'i s'était arrivé, et o furent au d'so de vei que la bonne femme ne se rêveillait pas.

Moussieu Rombet, qu'avait eune grosse voix, criait de toutes ses forces :

- Madame Pieupieu ! Madame Pieupieu !

Ses demosellcs criaient étou tant qu'o pouvaient, comme s'oz avaient crié « au feu ». Mais la mère Pieupieu n'entendait rin, o dormait. O dormait co à deux heures de relevée quand les dames de la Ronceraie vinrent vei étou comment ça qu'allait. Le médecin vint à son tour et i dit qué, plésqu'o dormait, fallait la laisser dormi.

-    Tout de même, Moussieu le Docteur, que dit Félicie, qui était r'vénue, v'là dix-huit heures qu'o dort ! C’est pas ordinaire.

Le médecin dit, comme lei, que bé sûr c'était pas ordinaire. Piez il allumit sa pipe et s'n allit.

-    Laissez-la cuver son vin, qu'i dit en partant.

Les dames de la Ronceraie dirent étou que valait mieux la laisser tranquille. Quand Félicie se trouvit toute seule do la femme à Bréquet, o dit en joignant les mains sus s'n estomac :

-    An ne peut tout de même pas la laisser dans c't' état-Ià. C’est eune pitié, olle est capable de passer sans se rêveiller.

O la repincit, la repiquit par ci, par là - et combé de fois ! O la catouillit sous les pieds do eune pleume d'oie. La mère Pieupleu ne bougit pas: o ne sentait rin. Félicie li mint deu p'tun dans le nez : la bonne femme n'êternuit ni ne s'êveillit.

Félicie causit co deu lavemcnt au miet; mais la femme à Bréquet dit que ça ne ferait pas pus d'effet que le pétun dans le nez. Si bé qu'oz en restirent dans ce par où. Y avait vingt heures que la mère Pieupieu dormait.

Olle avait l'air de reposer, o respirait bé, o ronflait de temps en temps, o n'avait pas l'air d'être malade.

Moussieu Rombet revint do ses demoselles et dit qu'il avait téléphoné à un grand médecin de Caen, qui se trouvait justénément à Condé, et que c'ti-Ià, qui en savait bé pus long que l's autres, rêveillerait bé la bonne femme.

Oui, mais quand il arrivit, la mère Pieupieu ne dormait pus. O venait de s'rêveiller de lei-même; et olle avait dit tout de suite à Félicie :

-    Je meurs de sé.

Félicie li donnit à beire, et li demandit s'o voulait manger. O dit que oui. Et olle 'tait assise dans son lit, en train de manger eune grande êcuellée de soupe de graisse do des choux et des truches, quand Moussieu Rombet entrit do le grand médecin de Caen. Félicie leux contit comme quouei la mère Pieupieu avait bé mangé et bé bu, - et sans doute pus que n'érait fallu.

-    Bien, bien, très bien, que disait le médecin.

Il espliquit à Moussieu Rombet que ça qu'avait fait eune réaction - eune forte réaction, qu'i dit, et ci et ça, - des grands mots qu'an n'entend pas tous les jours là le long. Moussieu Rombet, certainément, n'en compernait pas la meitié, mais i faisait mine de comprendre :

-    Oui, oui, qu'i disait en sécouant la tête.

Y paraît que le grand médecin de Caen li fit payer la visite pus de deux cents francs... pour n'avei rin fait, piésqu'olle 'tait rêveillée quand il arrivit. C'était pour le dêrangement. Comme disait le petit Croche:

-    Je voudrais bé me dêranger à ce prix-là eune ou deux fois la semain-ne.

La mère Pieupieu fut guérie en moins de huit jours. Olle a co quioque douleurs quand le vent est d'amont, mais c'est rin au vu d'autefois. O va bé, et a ne chome de rin. C'est à qui li apportera deu bois, deu cidre et de la ché, - et deu vin, mais o ne li en donnent pus qu'eune bouteille à la fois.

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   1.   Ignorant et sot
   2.   Pain entamé, portion d'un pain.
   3.   Rassasier.



HECTOR

Tout pétiot, Hector était un êfant comme en n'en veit guère là le long ni en place. Il 'tait fort, d'excès fort, joli comme un coeur, frisé, i se portait comme un charme, et an ne l'avait jamais entendu pigner. I n'avait co pas deux ans qu'il eut le prix au concours d's êfants, à Saint-Quentin. Ses gens n'avaient pas donné son nom, sa mère ne voulait pas en entendre causer. O disait que ça dérait pas être permins de faire des concours pour les pétiots comme pour les bêtes. Et olle avait quasiment raison.

Oz allirent tout de même à la fête; et quand un des gros moussieux de l'endreit, qui avait mins le concours en train, vit le pétiot des Landouis, i dit :

-    C'est c'ti-là qui mérite le prix et c'est li qui l'éra.

Mais quand les femmes qui étaient là do leux êfants sus les bras surent qu'i n'tait pas sus la liste deu concours, o r'clamirent comme de juste, o dirent qu'i n'avait pas le dreit d'avei un prix. Y avait là des dames de Saint-Quentin qui n'taient pas de c't avis-là, de sorte que tout le monde se mint à crier et à se chamailler. Ça qu'allait mal faire et oz allaient co p'têt' bé se donner eune peignée.

Le Maire vint les séparer et les rasséguérier (1). Il eut bé deu ma.

Landouis li dit:

-    Je ne sommes pas venus pour le concours. Je sommes venus faire un tour sus le champ de foire, histoire de vei les baracles, les ménégiens et les loteries.

Hector était déjà loin à ce moment-là, - sus le bras de sa mère qui l'emportait, - et d'un bon pas ! Le Maire la fit reveni, et tout s'arrangit. O donnirent les prix comme si le pétiot ès Landouis n’avait pas êté là : et o li donnirent, à li, un prix hors concours, bé pus biau que l's autres, et qui était eune pendule dorée et à globe, qu'oz achetirent cheux l'haorloger de la rue de Falaise.

Oui, bé sûr que c'était un biau pétiot !

Et, après le concours, y eut des dames et des moussieux qui vinrent le vei jusque de Bériouze et dé Sourdeva. O l'embrassaient, o le chérissaient, o le chatouillaient, fallait vei ! Et i se laissait faire, i riait toujous. Y en avait qui li donnaient des bonbons, des tambours, des musiques et jusqu'à des pièces de cent sous. Le photographe de Tinchébray li fit san poltrait pour rin; et un Parisien li en fit un autre, co bé pus conséquent et en couleurs... An érait dit que le pétiot était en vie et qu'il allait causer. C'était li tout craché.

Sitôt qu'i fut d'âge à aller à l'êcole, i y allit. Il appernait d'excès bé : au bout de deux ans, i savait lire, êcrire et compter, l'octographe, la règle de trouais et la preuve par neuf. A dix ans, il 'tait le premier dans la première division.

Le curé print Hector comme curotin. Et queu joli curotin ! Fallait le vei, le dimanche, do sa soutane rouge ct san surplis tout raide et tout plissé ! I chantait comme un rossigno, et on entendait sa voueix au dessus de celle des chantres, à la Grand' Messe et à Vêpres.

Après ses commeunions, il allit co quioque temps à l'école ; il apprint la jôgraphie, l'arpentage, le cubage et la machine a vapeur. Il 'tait sciencé comme un prêtre. Il êcrivait comme un notaire, il avait eune belle boule à rouler.

Il 'tait toujous joli garçon - et bon garçon, - aimable do ses gens et do tout le monde.

Quand il arrivit à ses dix-huit, dix-neuf ans, ça fut co ben autre chose. Toutes les filles de la paroisse s'y pernaient de manière à se trouver sur sa veie à la sortie de l'église; et quand i leux disait « bonjou » ou un petit mot en passant, o ne savaient où se mettre et o nn' étaient tout heureuses jusqu'au dimanche d'aprez.

Il avait asteure eune forte voueix. C'était pus là le temps où qu'il 'tait curotin. Il 'tait chantre, et quand il entonnait le « Magnificat » à Vêpres. tout en tremblait dans l'église.

Quand il allait à noce, toutes les filles le voulaient pour cavalier, et i fut cause sans le voulei, de bé des fâcheries. Pour tâcher de mettre la paix parmié ces cotillons-là, il en pernait eune pour aller à l'église, eune autre en revenant, et core eune autre à la soirante, quand oz allaient se pourmener en attendant le souper.

Hector était fort étou, fort comme un Turc. Déjà, deu temps qu'il 'tait à l'êcole, fallait le vei litter do les petits gars dé s'n âge! I les mettait tous dessous, - et en riant, sans brutalité.

Quand il eut ses vingt ans, ça fut co ben autre chose. L's hommes les pus solides de la contrée n'éraient pas pus se coupler à li, i l's érait mins sus le dos deu premier coup. C'est ce qui arrivit à Thôdore Poupet, qui avait passé pas loin de dix ans dans l'armée, qui avait été sergent et qui connaissait la canne et le chausson. I voulit litter do Hector, et o s'n allirent avau la route, jusque dans le pré ès Conte.

Y avait pus de cinquante personnes à les regarder. O ne regardirent pas longtemps. Hector attrapit et serrit dans ses bras le grand Thôdore, qui avait cinq pieds six pouces de haut et qui ne p'sait pas loin de deux cents (il 'tait bé pus conséquent qu'Hector), et i vous l'êtendit tout de suite sus l'herbe comme eune javelle de blé.

En revenant deu service, Hector était co pus fort, et co pus bel homme. Dreit comme un I ! Ses voisins n'oubelliaient pas qu'il 'tait là quand oz avaient à charger un tonniau de beire. 1 ne se faisait pas périer, i venait tout de suite et de bon cœur.

Il 'tait aimable, il avait la manière de faire plaisi az uns comme az autres, - aimable do les vieuilles filles comme do les jeunes, - un vrai boute-en-train dans toutes les fêtes et ès batteries de sarrasin.

Ah! s'il avait voulu se marier! Il 'tait seul d'êfant, ses gens avaient un joli bien - oz éraient pu vivre de leux rentes.

Y avait co bé des filles de la paroisse à le regarder deu coin de l'yeu à la sortie de l'église; mais y en avait moins. Pus de la meitié s'étaient mariées.

Ses gens disaient souvent à Hector:

-    Tu devrais tout de même penser à te marier.

-    J'ai le temps, qu'i rêponait, j'ai bé le temps.

La minotière, qui était veuve, érait bé voulu d'Hector. Olle avait déjà de l'âge, mais olle 'tait co belle femme, - et olle 'tait riche. O trouvit le moyen de faire dire ès Landouis par eune personne de confiance que si Hector lei demandait en mariage, y avait bé des chances qu'o ne dit pas « non ». La mère Landouis fit rêpondre à la minotière qu'Hector était co jeune et qu'i ne pensait pas à se marier.

Moussieu Bergault, le grand quincaillier de Tinchébray, l'érait bé voulu pour gendre, et sa fille qui était eune des pus belles filles de là le long et p'têt' co bé la pus riche n'érait pas demandé mieux que d'êpouser Hector.

Les Bergault étaient venus le dimanche d'aprez la mi-août vei les Landouis en passant ; et aprez la collation, la fille s'était pourmenée sous les pommiers do Hector; et les voisins qui 1's avaient vus, par dessus la haïe, en train de rire et de jastoiser, s'étaient dit:

-    Cette fois-là ça y est.

Hector, quand on li en causait, ne disait ni oui ni non.

La fille à Moussieu Bergault ne li déplaisait pas, et li plaisait tellement, à lei, qu'o refusit dans le moment un notaire de l'autre côté de Sainte-Honorine.

Moussleu Bergault érait voulu que son gendre vint demeurer à Tinchébray et se mint dans la quincaille; mais Hector aimait mieux vivre tranquille sus sa terre et continuer à êlever deu bestial. Hector érait pu garder les herbages, à ce que disait Moussieu Bergault, et veni vei paître ses bêtes à cornes deux trouais fouais la semain-ne; et les Landouis disaient étou que ça se pouvait. Hector, li, ne disait rin ; et pour en fini, i ne se décidit pas.

L'année d'aprez, y en eut eune autre qui se mint en tête de l'êpouser ; et ça seurprint tout le monde. C'était la baronne de Brousseville. Olle 'tait veuve et riche comme Crésu : quinze ou vingt millions de forteune, qu'an disait. Olle avait cinquante ans et olle en portait bé pus. Olle avait biau se peinturer la figure et mettre des belles robes de soueie - olle en changeait tous les jours et quioquefouais pus souvent - c'était eune vraie vision, - à faire peux à eisiaux.

Olle invitit Hector à aller la vei. Hector 'y allit : i ne se mêfiait de rin. Olle 'tait peinturlurée pus que jamais et olle avait eune robe à queue - eune queue de trouais pieds ! - et à un moment qu'Hector ne faisait pas attention, i pilit dessus. Mais o se mint à rire et o li dit que ça ne faisait rin. Olle emmenit Hector dans le salon et le fit chanter durant qu'o faisait aller le piano, piez o li ôfrit à diner, piez o s'n allirent se pourmener dans les jardins et o li serrit lei-même des bouquets. O le rinvitit si souvent que les gens en causirent, et qu'Hector commencit à se mêfier.

Les neveux de la baronne, qui étaient banquetiers à Paris. surent bêtot étou ce qui se passait. O vinrent cheux les Landouis et o leux en dirent !  mais co pas  tant qu'oz éraient voulu, car la mère d'Hector, qui avait la tête prez deu bonnet et la langue bien pendue, se fâchit tout de suite et leux en dit, lei, bé pus qu'o n'en voulaient. O leux dit, pour fini, qu'olle avait d'fendu à Hector de remettre les pieds au château; et qu'o mourrait de honte d'avei pour bru un vieux quercan comme c'te vieuille folle de baronne. Ah! O leux fit vei qu'o n'avait pas sa langue dans sa pouchette. Les banquetiers éraient co voulu r'pliquer, mais y avait pas moyen de placer un mot. O s'n allirent comme des péteux.

Oz essayirent de faire interdire leux tante. Oz allirent à Damfront, à Caen et p'têt' co ben autre part, mais ça ne leux servit à rin.

La baronne ne fut pas interdite. O vendit son château de Brousseville, se retirit à Paris; et, devant que de se mouri de chagrin de ne pas avei êpousé Hector, o déshéritit ses neveux et donnit tout son fait à un hopita.

La minotière s'était mariée do son domestique: les filles de la paroisse et d's environs qui comptaient sus Hector se lassirent d'attendre et finirent par se marier étou d'un côté et de l'autre. La fille deu quincailler avait épousé un grand bilouin qui demeurait à côté de cheux lei, qu'o connaissit dêpiez s'n êfance et qui avait été, comme lei, êlevé dans la quincaille.

Hector avait pus de trente ans. I se portait bé, il 'tait toujours bel homme; mais i ne se mariait pas. Ses gens et ses amis li disaient souvent qu'il 'tait tout de même temps d'y penser...

-    J'ai le temps, qu'i disait, j'ai bé le temps.

En attendis i perdit père et mère, et, quand i se trouvit tout seu dans la grande maison, i se demandit s'i n'érait pas mieux fait de prendre femme. Il avait un domestique et eune servante, qui étaient mariés, pour l'ainder à soigner le bestial et pour faire son ménage; mais ça n'allait pus comme deu temps où que ses gens étaient là do li.

L'âge venait. Hector était toujous dreit et solide, - bonne mine, bon appétit; mais i commençait à se senti gourd, et ses cheveux devenaient gris ou s'n allaient. Quand il 'tait rasé, bé peigné, et qu'il avait sa veste deu dimanche, il 'tait co bel homme, mais i n'tait pus jeune. Et i le vyait bé li-même.

Il 'tait moins gai étou, i se forçait co quioquefouais pour retrouver un brin de sa bonne himeur, mais ce n'était pu de la vraie bonne himeur. An ne l'invitait pus n'tou d'un côté et de l'autre comme dans le temps.

I se pourmenait souvent dans le courtil, les mains derrière le dos, le nez baissé et en causant tout seu.

Sa servante n'en revenait pas, et, eune fouais qu'o rencontrit Manon Frottier, o li en fit part.

-    S'i cause tout seu, que dit Manon, c'est qu'il a envie de se marier. Je me doutais bé que ça finirait par là un jour ou l'autre.

-    Il est heureux comme il est, et il est déjà vieux pour se marier, que dit la servante, qui tenait à sa place et qui avait peux de la perdre si Hector pernait femme.

Manon Frottier, qui était bérouettière, n'était pas de c't avis, ben entendu. O vint dans la relevée trouver Hector et li ôfrit de li chercher chaussure à son pied. Hector se mint à rire et li dit:

-    Si j'ai bésoin de vous, Manon, qu'i dit, je vous ferai signe ; mais ne vous dêrangez que si je vous enveie queri.

L'affaire en restit dans ce par où. Hector continuit à tônyer dans le courtil, les mains derrière le dos. Et i causait tout seu pus que jamais.

Quioque temps aprez, un venderdi, i se mint sus son dimanche, et le v'là parti sans dire où qu'il allait.

La servante se pensit :

- I va chercher femme ou bé i perd la tête.

Pour lei c'était la même chose. C'est souvent cela étou.

I s'n allit par les bau chemins et les viettes jusque cheux Mademoselle Paillet, qui demeurait au village de La Houpetière, à l'autre bout de la commeune. Il entrit comme qui dirait pour li dire bonjou en passant; et il eut co la chance de la trouver toute seule, Naïse, sa servantc, était en train de sercler eune planche de sersifis.

O causirent deu temps qu'i faisait, deu prix des pommes, deu bestial qui ne se vendait pas et de bé d'autres choses...  Tout en causant, Hector regardait Mademoselle Paillet. Olle 'tait ben habillée, - eune belle robe grise et un petit tabellier à fleurs, et tout cela était net ct propre, - rin ne grigeait (2). I la trouvait putôt vieuille tout de même, pus vieuille qu'à l’ordinaire. Piez i se pensit qu'il faisait p'tet' le même effet.

I li fit des compliments sus sa maison, qui était, à ce qui dit, eune des pus belles et des pus conséquentes d's environs, piez petit à petit il en vint à li dire que c'était eune position bé retirée pour eune gent comme lei, qui n'avait que Naïse comme compagnie.

-    M'est avis, Palmyre, qu'i li dit, - car i l'appelait toujous par son nom de baptême, et o se tutoyaient - oz étaient d'eune âge et oz avaient été au catéchime ensemble - m'est avis que tu deis t'ennyer de temps en temps... T'érais dû te marier.

O se mint à rire et o li dit que le conseil venait putôt tard, et Hector li réponit qu'i n'tait jamais trop tard pour bé faire.

Il est sûr et certain que si Hector l'avait demandée quand olle avait vingt ou vingt-cinq ans, o ne se serait pas fait périer. Mais il avait passé bé de l'iau sous le pont de la Houpetière dépiez ce temps-là.

-    Et eune supposition que je te demandisse asteure, que dit Hector en riant.

Palmyre se rembreunit tout de suite; et o jetit à Hector un coup d'yeu qui li fit à pu prez l'effet d'un coup de trique. Hector ramarrit les choses comme i put; i dit que c'était histoire de causer... et qu'i joçait (3). ll et qu'l serait au d'so de li faire deu. Palmyre li dit étou qu'o ne li en voulait pas... Olle ôfrit à Hector un petit verre de preunelle qu'olle avait faite lei-même do de la toute vieuille... Hector li en fit des compliments, comme fallait, - mais i n'tait pas capable de goûter à ce moment-là. O se séparirent là-dessus en amis comme devant.

Hector s'n allit de la partie cheux le grand Victor Lamare. I cherchait femme et i voulait en trouver eune devant que de rentrer cheux li.

Tasie, la fille de Victor, était un brin jeune pour li, cet olle 'tait loin d'avei de la forteune comme Palmyre: mais olle avait de quei tout de même ; Piez c'était eune belle et bonne fille, travaillante et qui avait de l'agrément.

I trouvit le grand Victor à côté deu pits, en train d'aberver sa jument, et li dit tout de suite pour quei qu'il 'tait venu. I n'y allit pas par quat' chemins : i voulait en fini. Victor n'y allit pas n'tout par quatt' chemins : i rêponit à Hector que Tasie était trop jeune et que ça ne se pouvait pas. Hector n'en demandit pas pus long, I donnit eune poignée de main à Victor et s'n allit grand train devant que la jument eût fini de beire.

I ne rentrit pas cheux li. I voulait trouver femme premier que de rentrer.

I montit la côte et s'n allit tout droit cheux Clément, le cherpentier, qui demeurait au Mesnil-Blot, dans eune vieuille cassine do un plâtris au bout. Clément avait toute eune poussinnée d'êfants, - pas loin de la douzain-ne - et 1'aîn-née, Charlotte, qui avait dans les dix-huit dix-neuf ans, était, de l'avis de tout le monde, la pus jolie fille de la paroisse - eune belle et forte fille comme an n'en veit guère. Ah! o n'avait pas bésoin de faire des frais de toilette pour être belle. Les filles deu notaire avalent biau porter des robes de soueie, des chapiaux à pleumcs ct à ribans et des petits souliers vernis qui cultaient, o ne faisaient pas d'effet à côté de Charlotte Clément, même quand olle 'tait dans son tous-les-jours, do eune cotte de droguet et eune paire de sabots à collet.

Ses gens n'avaient rin et avalent bé deu ma à gan-gner 'eux vie. Le père cherpentait et r'liait les tonniaux, la mère allait à journées, faisait des lavées et toute espèce de grosse ouvrage, Charlotte faisait le ménage et soignait les pétiots. Bé sûr qu'o ne demanderait pas mieux que d'êpouser Hector.

Clément, qui travaillait dans le plâtris, fut tout surprins en vyant arriver Hector qui n'avait jamais mins le pied cheux li. Hector li espliquit tout de suite pourquei qu’i venait; et Clément en restit tout jugé, les bras li en tombirent. I dit qu'i voulait bé, li, et que sei fille voudrait ben étou.

1 s'n allit queri Charlotte, qui était dans le fond deu jardin do l's êfants. Mais o ne vint pas : o dit qu'o ne voulait pas d'Hector, qu'olle avait donné sa parole à Ugène, le savetier de Pontherembout et qu'o n'en voulait pas d'autre que li. La mère Clément, qui rentrit au moment, eu biau la périer et la suppellier, o ne cédit pas. Tout cela à cause d'Ugène, un bégaud et un maladreit qui n'avait jamais pu apprendre à faire eune paire de souliers et qui les ramarralt fallait vei comme ! un fainiant qui était pus souvent à tendre des laçons et à pêcher la téruite qu'à tirer sus le ligneu !

Les Clément dirent à Hector:

-    O ne veut pas, olle est alordée (4),

La mère Clément dit co :

-    O changera p'têt' d'avis; et si en cas, an vous le ferait dire.

-    Non, que dit Hector, ne vous dêrangez pas. Piésqu'o ne veut pas, c'est eune affaire entendue.

Il arrivit cheux li pour la soupe, et sa servante trouvit qu'il 'tait de bonne himeur. O ne vyait pas qu'i s’forçait.

Le lendemain i se pourmenit dans le courtil quasiment toute la journée, les mains derrière le dos. Le surlendemain i dit qu'i partait en voyage pour quioques jours; et i partit sans dire où qu'il allait.

Durant ce temps-là, les gens avaient apprins qu'il avait demandé en mariage, le même jour, la fille au grand Victor et celle à Clément et, bé hasard étou, Mademoselle Paillet. Ah! Il en fut dit ! An ne revit pas Hector au bourg; et quand i revint de voyage, au bout d'eune huitain-ne de jours, i vendit tout son bien, sa terre, sa maison et son mobilier. Et, sitôt que ses vendues furent faites, i s'n allit sans dire à revoir à personne et sans dire où qu'i se retirait.

Les gens surent par aprez qu'il avait acheté eune maison dans le pais d'amont, de l’aut' côté de Caen. Il 'tait toujous vieux gars, i vivait tout seu, comme un loup, et i passait d's heures à se pourmener dans san courtil, les mains derrière le dos.

   1.   Apaiser, remettre d'accord.
   2.   Ne faisait de plis.
   3.   Plaisantait.
   4.   Toquée.




CASIMIR


Le père Simon demandit à sa femme:

-    Où qu'est Casimir ?

-    Je n'en sais, ma fei, rin. Je l'ai vu tônyer, ya un moment, deu côté de la grange.

Casimir était leux domestique: un grand biloin, fort comme un boeu, bête comme eune oie et qui n'tait bon que pour la grosse ouvrage.

Le père Simon allit jusqu'au sieu de la porte et i l'appelit :

-    Hé! Casimir !

-    Aouh !

-    Où que t'es ?

-    Dans la grange.

-    Quei que tu fais ?

-    Rin.

-    Comment! Rin ?

-    J'ai fait tout ce qu'ous m'avez dit de faire. J'ai fini.

-    As-tu rêtoupé la haïe au fond deu jardin ?

-    Oui.

-    As-tu fait la litière ?

-    Oui.

-    As-tu abervé la jument ?

-    Oui.

-    L'as-tu êtrillée et broussée comme i faut ?

-    Oui.

-    As-tu monté dans le tas pour tirer deu fein ?

-    Oui.

-    Viens-t'en par là. J’ai bésoln de tei.

Casimir s'en vint tout doucement - I n'tait jamais pressé - et le père Simon li dit :

-    Tu vas tirer tes sabots, couler tes souliers et passer eune blaude propre, piez t'n aller queri un viau cheux Moussieu Bidy à la Grand-Poterie, de l’aut' côté de Vieux-Mesnil. Tu pourrais aller au raccours par le bout de l'étable à Moigneau et prendre la viette deu pré Robert, qui te mènerait ès Champs-Paissons qui sont en gachère et qui donnent sus la ruette ès Dames qui longe le bas deu jardin à Moussieu Bidy; mais je te connais, tu t'éguérerais. Vaut mieux suivre la route. Tu vas demander ton chemin au bourg. C'est bé commode à trouver. Cheux Moussieur Bidy, à la Grand-Po-te-rie. C'est à main gauche, à moins de trouais quarts de lieue, - et y a un chemin vécina. T'as bé comprins. Répète que je veie.

Casimir répétit. Il avait comprins.

-    Attends ! Je n'ai pas fini, que dit le père Simon. Tu vais aller tout dreit et t'en reveni tout dreit. Tu vais dix-heurer devant que de parti. La baronnette est haut, le vent est d'amont, i va faire chaud. Si t'as sei, eu peux arrêter à Vieux-Mesnil en al-lant pour beire eune chopine ou eune pinte, et manger un demi garrot. Mais reviens tout dreit. T'entends bé ? Tout dreit. An va t'ôfrl à beire et à manger cheux Moussieu Bidy, an va te rêforcer. Ne prends rin, - rin en tout. Je connais Moussieu Bidy, i te saoulerait. Tu vais te livrer deu viau brengé que je li ai acheté et t'en reveni tout dreit, - tout dreit. Et pour le cas où que t'érais sei en revenant, mets dans ta pouchette eune demie douzain-ne de peires de Jaunet. Répète que je veie si t'as comprins.

Casimir rêpétit co. Il avait comprins.

-    Si an t'ôfre de monter dans eune chérette le long de la route et d'attacher le viau au cul de la chérette, remercie poliment, - seis poli, Casimir, - mais ne monte pas, sans quei i pourrait t’arriver ce qui arrivit à la mère Quatre-Écus. O s'en revenait de Sourdeva do un biau béton qu'o menait par un lien.

Gliaume Patry, qui était en voiture, rattrapit la mère Quatre-Ecus et la fit monter. Oz avaient attaché le viau derrière. I commençait à faire nuit. Le cheva n'allait qu'au pas à cause deu viau ; mais Gliaume avait bu bé deu café dans la journée, la mère Quatre-Écus étou. Si bé qué Gliaume oubelliit le viau, et i touchit san cheva qui se mint à trotter. La mère Quatre-Écus s'était endormie et ronflait à côté de Gliaume. Le cheva passit deu petit trot au grand trot et le viau avait bé deu ma à suivre. I ne suivit pas jusqu'au bout : quand oz arrivircnt à Tinchébray, i ne restait pus que le lien deu viau au cul de la chérette. Ne ris pas, Casimir. I érait pu t'n arriver autant. Rappelle-tei l'histoire deu faisan.

Le père Simon n'eut pas bésoin de la conter. Casimir n'avait pas oubellié le coup qu'o li avaient joué le jour où que le cousin Chartier de Sous-le-Mont de Cerésier li donnit un lièvre et un faisan pour le père Simon. I les apportait ben enveloppés de paille dans eune bourriche, - et la queue deu faisan dépassait par un bout. Mais Casimir qui avait sei, comme il li arrivait co souvent, entrit à l'auberge de la Brévaudière. Et i s'y trouvit les deux gars Fosseret de la Gricherie et le domestique à Moussieu Marogne, le marchand d'iau-de-vie. O firent beire Casimir: et, durant qu'i bévait et feumait, o li subtilisirent le lièvre et le faisan. Casimir ne s'aperçut de rin : les pleumes deu faisan dépassaient co.

Oui, mais quand le père Simon dêfit la bourriche, i n'y trouvit qu'un chat crévé, - sau' vot' respé, - eune moitié de brique, eune grosse truche et les pleumes deu faisan piquées dedans. Non, bé sûr que Casimir n'avait pas oubellié l'histoire; et i ne tenait pas en tout qu'an li en causît.

Casimir fit dix-heures, mint sa blaude, coulit ses souliers; et le père Simon li fit co ses recommandations. Piez i li donnit un lien pour ramener le viau.

-    Cache-lé sous ta blaude, qu'i dit.

-    Le viau sous ma blaude? que dit Casimir.

-    Le viau sous ta blaude! Non, grand béjène... le lien qué v'là, lé lien que je te donne pour ramener le viau. Si Moussieu Bidy t'en donne un, laisse c'ti-là sous ta blaude. Bidy peut bé mc faire cadeau d'un lien: 1 m'a vendu le viau assez cher. As-tu comprins, Casimir?

Casimir clignit de l'yeu ct se mint à rire: il avait comprins.

Le v'là donc parti grand train amont la route pour Vieux-Mesnil, do un gros bâton noutu et le lien sous sa blaude. I faisait chaud et Casimir allait vite, si bé qu'il eut sei devant que d'arriver au bourg. Il entrit dans la première auberge, but eune pinte de mauvais beire iauloux et su comme vesne de loup. Mais Casimir avait sei, i vidit sa pinte quante même. I demandit son chemin pour la Grand-Poterie et vingt minutes aprez, il 'tait chez Moussleu Bidy qui li ôfrit de beire un verre de beire et de manger eune bouchée, comme avait dit le père Simon. I le rêforcit, sa bourgeoise étou. Mais Casimir rèponit :

-    Merci, non, merci. Donnez-mei le viau qué je m'en vais-je tout de suite. Je seis pressé. Donnez-mei le viau, - et un lien, s'i vous plait.

-    Comment ! un lien ! que dit Moussieu Bidy. J'ai vendu le viau assez bon marché pour te le livrer sans lien. S'i te  faut un lien, va dans la grange et fais-en un en paille. C'est tout ce que je peux t'ôfri.

Si bé que Casimir fut obligé de tirer de dessous sa blaude le lien qu'il avait apporté.

-    Ah! que dit Moussieu Bidy, t'es pus kennaille que je ne kéryais.

C'était la première fois que Casimir entendait un compliment de c'te espèce-là. Il en fut tout aise.

il s'n allit de la partie en train-nant le viau. I passit devant les auberges deu bourg et i les vit bé. I les regardit deu coin de l'yeu, mais an li avait dit de s'en reveni tout dreit : i n'arrêtit pas, i mangit ses peircs de jaunet.

En arrivant au carrefour des Longs-Pérlaux, il arrêtit devant le café Pringault. Il 'tait mort de sei, le viau étou. Oz en jonflaient tous deux. Y avait au bout de la maison, à côté deu pits, eune grande auge en pierre toute pleine d'iau. Casimir allit à la porte de l'auberge et dit à la mère Pringault :

-    Servez-mei eune pinte de beire durant que je vais aberver le viau.

Il abervit le béton et revint à la porte :

-    Apportez-mei la pinte et un verre, qu'i dit. Jc n'enter' pas, je seis pressé.

-    Entrez et assiéz'ous deux minutes, que dit la mère Pringault. Y a un anniau à côté de la porte où qu'ous pouvez attacher vot' viau.

Casimir fut core un moment devant que d'entrer. I restait là à se gratter la tête.

-    Si ça ne vous fait rin, qu'i dit, je vais entrer et m'assire et ous allez me passer le lien par la croisée. Ça se peut: le lien est long.

I se rappelait comment qu'o li avaient subtilisé le faisan et le lièvre à l'auberge de la Brévaudière. I se méfiait, et i se pensait en li-même que c'était co pus sûr de teni le viau do san lien que de l'attacher à l'anniau.

Il entrit donc à l'auberge, et la mèrc Pringault, qui riait de tout san cœur, li passit le lien par la croisée.

Casimir se trouvit là en pays de connaissances, do l's ouvriers cherpentiers de Moussieu Maziêre qui étaient venus faire un hangar dans l'herbage ès Basselin, les marchands de bestiaux.

-    Tiens! té v'là Casimir! Qué que l'en dis ? Qué que tu fais là le long ?

Et o ne manquirent pas de se moquer de li pace qu'i tenait le lien de san viau par la croisée.

-    As-tu peux qu'an te le vole, ton viau ? S'il 'tait dans eune bourriche et que sa queue dêpassit, ça se pourrait co bé.

Pace que faut vous dire que tout le monde avait su dans la contrée le tour qu'oz avaient joué à Casimir à la Brévaudlère. Les cherpentiers li on ôfrirent pour un sou. I but, i feumit, mais i se mêfiait ; i ne lâchit pas le lien.

Quand i se levit pour parti, i regardit par la croisée... et qué qu'i vit au bout deu lien ? - Un âne. Y avait pus de viau. Y avait un âne. Il en restit tout jugé, comme ous pensez. Y avait de quei étou : et, deu coup, i lâchit le lien.

Les cherpentiers, ben entendu, avaient co l'air pus êtonnés que Casimir. O disaient que c'était, bé sûr, un tour de sorcellerie. I ne manquait pas de sorciers ès Longs-Périaux, sans causer de la mère Mourette qui souff1ait les brûlures et touchait le carret. Olle 'tait bé capable d'avei changé le viau en âne. C'était un vieuil âne tout pelé, maigre comme un clou, et qui baissait le nez, l'air aussi d'solé que Casimir.

-    C'est un grand malheur, - an ne peut pas dire le contraire, - que dit un des cherpentiers, mais il érait co pu être pus grand. Veis-tu, man pauv' Casimir, que t'aies êté changé en âne! Tu n'érais jamais pu emmener le viau.

-    Et piez, que dit un autre, si l'âne ne vaut pas le viau, 1 vaut mieux que rin. I peut rendre service au père Simon.

Casimir ne les êcoutait solement pas. I vyait bé qu'o riochaient et qu'o se moquaient de li. I sortit de l'auberge, regardit tout à l'entour de la maison, par-dessus les haïes... I n'aperçut pas le viau.

-    Emmène l'âne, et monte dessus, que dit un cherpentier, ça va te dêlasser. Et si l'âne se rechange en viau, n'oublie pas de d'sccndre car le père Simon ne serait pas content de te vei arriver à califourchon sus eune bête à cornes.

Casimir emmenit l'âne, mais i ne montit pas dessus.

Quand le père Simon le vit do l'âne qu'i train-nait par la longe:

-    Un âne! qu'i dit. C'est un âne qu'o t'ont livré cheux Moussieu Bidy ?

-    Non, que dit Casimir, o m'ont bé livré un viau, mais v'là ce qui s'est arrivé.

Et i contit l'histoire de bout en bout.

-    Je t'avals pourtant dit de t'en reveni tout dreit et je t'avais d'fendu de t'arrêter az auberges.

-    Je sais bé; mais je tenais le lien par la croisée.

-    Nous v'là bé ! que disait le père Simon. Je n'avions qu'un âne et j'en avons deux asteure. Qué qu'i êté fait deu viau ?

Casimir n'en savait pas pus long là-dessus que le père Simon. I dit tout de même - comme les cherpentiers, - qu'un âne valait mieux que rin... qu'un âne pouvait rendre service.

-    Eh bé, rends-mei le service d'atteler la jument... et tout de suite. Je vais aller ès Longs-Périaux... et si je n'y retrouve pas le viau, je repasserai par la gendarmerie.

Casimir attelit vite et le père Simon partit tel qu'il 'tait, - dans son tous-les-jours, un vieux chapiau de paille, eune vieuille blaude de lacet et eune culotte toute rapiécetée. Il emmenlt quant et li Casimir, qui était mort de faim et de sei, et qui n'eut solement pas le temps de manger eune croûte et d'avaler un verre de beire.

Comme o montaient la côte, o rencontrirent le gros Cinot, le rétameux, qui leux fit signe d'arrêter. Oz arrêtirent et Cinot leux dit qu'il allait queri s'n âne.

-    C'est votre imbécile de domestique qui l'a prins et emmené, qu'i dit. Il avait bu do les cherpentiers ct il 'tait saoul, brûlé, incendié perdu. Fallait étou qu'i 'nn eût eune fameuse gestée pour prendre un âne pour un viau.

Sus quei Casimir dit que c'était des menteries, qu'il 'tait récent comme un homme à jeun.

-    I n'a pas bésoln d'être saoul pour être bête, que dit le père Simon ; mais où qu'est le viau ?

-    Cheux la mère Pringault, dans l'êcurie où qu'était m'n âne.

-    C'est bon, j'y vals mei-même, car si j'y renvyais Casimir, i serait capable, ce coup-là, de me ramener eune bique.

Durant que le gros Cinot allait queri s'n âne qu'oz avaient laissé sous les pommiers, le père Simon allit queri le viau qui l'attendait dans l'êcurie.

Les cherpentiers se trouvirent là, ben entendu, et o contirent l'histoire à leux manière. Quand oz avaient vu Casimir emmener l'âne en place deu viau, o li avaient dit, - à ce qu'o dirent :

-    Quel que tu fais donc là, Casimir ? Tu te trompes de bête. C'est un âne que t'emmènes. Tu confonds, Casimir.

I leux avait rêponu que c'était un viau ; et i n'avait pas voulu en dêmordre, - à ce qu'o disaient.

Piez o s'êgoulalent de rire: o riaient à s'en teni les côtes. La grosse mère Pringault riait comme eux: o 'nn était sécouée de la tête aux pieds, o 'nn était noire. Et le père Simon, qui était content d'avei retrouvé san viau, riait étou - et de bon cœur. N'y avait que Casimir qui ne riait pas.


Casimir restit co longtemps dans sa place. Il 'tait bé soigné, bé nourri, ben abervé, - y avait deu bon beire cheux les Simon ! - mais i ne gan-gnait pas grand' chose; et chaque fois qu'i demandait de l'aoucomentation, le père Simon li disait:

-    Ça ne se peut pas, Casimir. Je te paie déjà trop cher; je ne peux pas donner pus à un bâte-la-vache incapable d'aller queri un viau.



L'APLATIBO


Lôpol arrivit cheux Coralie au moment qu'olle allait faire sa galette. Olle avait dêtrempé la fIeu de sarrasin do le lait bèclé (2) dans eune grande terrine, et o battait un blanc d'oeu dans eune êcuelle do eu ne fourchette en fer. O n'arrêtit pas et o dit à Lôpol :

-    Assis-tei, Lôpol, assis-tei, qu'o dit.

Lôpol print eune chaire et s'assiézit. Piez i se mint à toutre deux trouais fouais, comme s'il avait êté enrheumé...

-    V'là deux temps chaud, qu'i dit. Y avait de la bérouée à matin, mais le temps s'est vite renclairci; et sus le coup de huit heures i faisait déjà chaud. Quand j'ai regardé le co, j'ai cru qu'il 'tait sus Landisa et je me seis dit : c'est de l'orage, i va co en veni. Mais je me trompais, je pernais la queue deu co pour son bè. Le vent est d'amont. An entend les trains. C'est deu bon temps, les blés vont êpier.

Coralie, tout en battant le blanc d'oeu dans s'n êcuelle, se pensait que Lôpol ne venait pas la vei pour li dire qu'i faisait bon temps; et Lôpol se pensait ben étou que Coralie devait se le penser.

-    A perpos, Coralie, que dit Lôpol, je voulais te dire un petit mot en passant. I paraît que le père Courteille va vendre les Champs-Paissons. O sont loin de cheux li et i se vieuillit. Il est doulant, il a le sang à la tête et l’s yeux li pleurent. An dirait que c'est l'iau-de-vie qui li ressort par là. Ah ! i 'nn a bu étou. Y a dix ans i 'nn érait avalé trouais petits pots d'affilée sans cilleter. I ne beit pus, i ne peut pus. Il est usé. Il a eu comme qui dirait un coup de sang le jour Cension. Je l'ai rencontré lundi sus la place deu Crochet à Tinchébray et i m'a dit qu'il allait vendre les Champs-Paissons et les trouais vergées de pré qui sont au-dessous. Tu sais aussi bé que mei que c'est de la bonne terre, et je me seis dit que je ferions bé d'acheter les Champs-Paissons tei et mei - à nous deux ensemble - enter' nous deux.

-    Comment enter' nous deux, qué dit Coralie, qui continuit quante même à battre le blanc d'oeu.

-    Oui, enter' nous deux... mais il faudrait d'abord qu'an se marie pour bé faire.

-    Par ainsi, que dit Coralie, tu viens me demander en mariage ?

Olle avait arrêté de battre le blanc d'oeu : il 'tait monté; et durant qu'o mouvait tout ensemble dans la terrine:

-    Dé c'té manière-là, que dit Lôpol, an ferait de ton bien, deu mien et des Champs-Paissons tout un aplatibo (1). J'érions eune belle propriété d'un tenant comme an n'en veit guère là le long. T'as de l'argent, Coralie, t'as de l'argent cheux le notaire.

-    Quei que t'en sais ? C'est-i li qui te l'a dit ?

-    Non, c'est pas li. Je le sais tout de même... Mais pour en reveni ès Champs-Paissons, si je les achetons, faudrait que tu donnes pus de la meitié deu prix.

-    Pourquei ?

-    Pace que j'ai pus de bien que tei, et que si tu paies les deux tiers ou les trouais quarts des Champs-Paissons, je nous trouverons sus le même pied, comme faudrait pour nous mettre à ménage.

-    T'arranges tout cela à t'n idée, Lôpol.

-    M'n idée est bonne, Coralie. N'en cause pas. Sans quei le père Courteille ouvrira l'yeu. S'i savait que c'est pour faire un aplatibo, i nous demanderait vingt mille francs de pus. Piez enter' nous, Coralie, - vaudrait mieux que tu te maries. T'as un jeune domestique. Les gens causent. I ne manque pas de mauvaises langues là au travers, tu le sais aussi bé que mei.

-    Si en cas, que dit Coralie, tu n'érais pas dû attendre pour me le dire. Et je gagerais que, sans l'aplatibo, tu nn'érais jamais ouvert la bouche. T'es malin. Lôpol, mais pas core assez. Tu voudrais que je te paye les Champs-Paissons et que je m'en vais-je remplacer ta vieuille servante qui n'est pus bonne à rin. J'y veis clair. Si j'achetions les Champs-Paissons de meitié, meitié par meitié, an pourrait p'têt' vei... Et core à eune condition... à condition que tu prennes eune autre servante, pace que mets-tei bé dans la tête que je ne voudrais pas avei pus de ma cheux tei que je n'n ai cheux mei.

-    Eune servante! au prix où qu'o sont asteure ! Ça ne se peut pas, Coralie. Ça serait eune ruine.

-    Je voudrais étou que tu mettes eune pompe à ton pits qui est d'excès fond. C'est pas mei, en tous cas, qui tirerais de l'iau à un pits comme c'ti-là.

-    Eune pompe ! C'est coutageux. Queux frais !

-    Y a core autre chose, que dit Coralie. Si an se mariait. an se marierait sous le régime de la séparation; et la meitié des Champs-Paissons serait à mei, comme de juste, piésque j'en érais payé la meitié de ma monnaie. Mais, d'abord et d'eune, mets-toi bé dans la tête que je n'entends pas être ta servante.

-    T'aimes mieux être la servante de Prosper, ton domestique. Veux-tu que je te dise, Coralie, tu finiras par te marier do li.

-    Ça ne te regarde pas, - et c'est man dreit.

-    C'est vrai. T'aurais tort tout de même.

-    T'as tort étou de me dire des raisons...

-    Réfléchis, Coralie.

-    C'est tout réfléchi. Restons-en dans ce par où, et laisse-moi faire ma galette.

Lôpol s'n allit de la partie en baissant le nez et en se pensant qu'y avait bé des chances pour qué l'aplatibo ne se fit pas co tout de suite.

I continuit à vivre en vieux gars do Norine, sa vieuille servante, eune bonne gent, et qu'i ne payait pas cher, mais qui ne li rendait guère service. O demeurait dans eune petite cassine qui était à lei, à un bon quart de lieue de là, au village de la Foutelaie. Olle arrivait tous les matins cheux Lôpol en temps et en heure pour êfleurer le lait, et barreter quand i fallait, et aller au douet. O s'n allait après le dix-heures pour affourrer sa volaille et sercler san coin de courtil: et o ne revenait qu'à médi ou médi et demi pour li faire à dîner. La relevée, o s'en retournait co cheux lei; o revenait pour la collation et repartait à la breune quand olle avait trempé la soupe à Lôpol et mangé la sienne. O ne faisait la lavecinée que le lendemain.

Et do tout cela, y avait guère do semain-nes qu'o ne partît d'un côté ou de l'autre. Olle allait vei sa soeu à Vieussoui, sa nièce à Saint-Germain: olle allait vei la chanoin-ne Poulard, cheux qui qu'olle avait été servante à Vire et qui s'était retirée à Truttemer ; olle allait passer un jour ou deux cheux eune vieuille dame de Damfront qui avait perdu la tête, et cheux bé d'autres qui ne tenaient pas à sa visite comme o le kéryalt ou faisait mine de le creire.

Piez c'était des vyages à n'en pus fini. Olle allit eune fois jusqu'à Jérusalem. C'est la vieuille dame de Damfront qui li avait donné de quei y aller, qu'i paraît. Lôpol faisait la grimace et groussait, mais fallait ben en passer par là.

Quand i li reprochait d'être toujours sus route :

-    Marie-tei, Lôpol, que disait Norine. Sans quei, qué que tu deviendras quand je te manquerai ?

-    Eh ! parjou ! je deviendrai ce que je deviens la meitié deu temps, quand t'es partie.

Lôpol ne se mariait pas. Il avait pensé à Coralie à cause des Champs-Paissons et de l'aplatibo. Mais o n'avait pas êté raisonnable. Eune servante! i ne veyait personne asteure qui li convint. Valait mieux ne pas se marier. Et pourtant, le soir, après la soupe, i se demandait quioquefois ce qui serait fait de li quand Norine ne serait pus là,

Six mois après que Coralie avait refusé Lôpol, olle héritit dé s'n oncle Tiennot et qui li laissit sept acres de bonne terre et un grand pré. Olle eut, moins d'un an aprez, eune succession bé pu conséquente, qui li vint de sa cousine Perpètue de Villers-Bocage. O n'taient pas ben ensemble, o ne se vyaient quasiment jamais; et quand o se vyaient, c'étaient des diries et des disputes qui n'avaient ne fin ne bout. O passaient d's heures à se chanter sottises, comme il arrive co souvent dans les bonnes familles.

Perpètue li laissit tout san fait : trouais grandes terres et eune belle maison en pierres de taille et bé meublée de haut en bas. Deu linge plein les armoires ! Pus de quatre-vingts paires de draps ! Et de l'argent ! Y en avait partout. O trouvirent pus' de deux mille francs en or au fond d'eune terrine cassée, sous la cendre, et tout eune liassée de billets de banque dans le fond d'un vieux cabas. De l'argent partout - sans compter l'ci qui était placé.

Coralie en eut un centième dénier à payer ! Olle 'tait asteure dix fois pus riche que Lôpol, pus riche que le baron, p'tet' pus riche que le boucher. Fallait vei comme tout le monde li faisait des croupettes et des rabis (3) ! Lôpol se dit bé des fouais qu'il érait mieux fait d'en passer par où qu'o voulait quand i l'avait demandée. Mais qui qu'erait jamais cru que Perpètue li érait laissé tout san fait ?

Il eut co l'idée tout de même de la redemander; et comme i n'osait pas y aller li-même, il y envyit la brouettière. Mais o n'eut pas pus de chance que nn' érait eu Lôpol. Coralie se trouvait trop riche pour li. Olle avait acheté les Champs-Paissons à lei toute seule, et olle avait deux servantes, deux ! sans compter le domestique qui était devenu pus fainiant que jamais et qui passait son temps à la chasse, à la pêche ou à courir les auberges.

La forteune avait tourné la tête à Coralie. Olle êpousit san domestique, qui avait douze ans de moins que lei et qui n'avait pas le sou.

Ça qu'allit bé pour commencer. Olle 'tait contente d'avei Prosper, et Prosper était content d'être riche. Coralie avait acheté eune auto à Prosper pour le tirer d's auberges. Il en profitit pour s'n aller - tout seu - ès foires el marchés; et il y trouvait, ben entendu, d's amis qui ne demandaient pas mieux que d'être régalés. I bévait et faisait beire, i jouait et i perdait. Coralie, qui se lassait de fourni la monnaie, faisait la morale à Prosper, mais i ne l'êcoutait pas.

Dans les commencements, i rentrait au soir, i rentrait tard, mais i rentrait. Il en vint à rester parti trouais quatre jours d'affilée. Ah! il en faisait eune vie ! Coralie se fâchit. Y avait de quei étou. O menacit Prosper. Rin n'y fit.

Coralie avait demandé la séparation de biens. Il 'tait temps! Le tribuna n'eut pas besoin de se monter. Prosper, en revenant de Flers, jetit s'n auto contre un âbre et an le rapportit la tête fendue. I reprint connaissance dans la nuit, i demandit pardon à sa femme et au bon Dieu et se mourut le lendemain. II eut un grand enterrement qui coûtit co bé de l'argent, mais c'est la dernière qu'i dêpensit. Coralie pleurit Prosper comme s'i nn' avait valu la pein-ne, piez a payit les dettes qu'il avait faites et les billets qu'il avait sinés de tous les côtés. Ça fut co ben autre chose que le centième dénier pour la sucession de Perpètue. Si Prosper avait vi deux ans de pus, i ne serait pas resté grand chose à Coralie de toutes ses liassées de billets de banque.

I li en restit tout de même, sans causer de la terre; et Coralie était toujous un bon parti. Si bé que Lôpol la redemandit co. Ça ne haitait qu'à meitié à Coralie. O ne dit pas "oui" tout de suite; o ne dit pas" non" n'tou; mais comme olle avait besoin de quioqu'un de sérieux et d'intéressé pour faire valei san bien, et qu'o savait bé que Lôpol n'était pas un mangeard, - au contraire, - o finit par dire qu'o voulait bé. Les gens causirent co. Lôpol et Coralie les laissirent causer, - et Lôpol se vit bêtot à la tête de l'aplatibo.

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   1.   Assemblage en tas (pour ablativo)
   2.   Caillé.
   3.   Révérences.



NARCISSE A LA GUERRE


Narcisse, le gars à la Guichonnière, avait êté au Maroc; et quand i revint au pays il en contit ! I contit tout ce qu'il avait fait là-bas et p'tet' co bé pus qu'i nn'avait fait. Un soir qu'an 'tait à souper cheux le père Jélien de la Poucheterie, aprez la batterie de sarrasin, i nous dit qu'il avait passé eune fouais un mauvais quart d'heure durant qu'i faisait la guerre ès Marocains.

-    O m'avaient envyé, qu'i dit, en reconnaissance, do un autre gars de ma compagnie, un nommé Sosthène Guermot, natif de Larchamp. Je dévions allei vei s'i n'y avait pas de Marocains de l'autre côté de la butte. Le capitain-ne nous avait bé recommandé de ne pas aller tout dreit pace qué y avait là des creux où qu'o pouvaient se cacher. Je fimes donc le grand tour et je ne vimes rin en tout.

I faisait chaud, d'excès chaud, et je périssions de sé.

-    Les cidres sont-eu bons par là-bas, que demandit Prosper Loquet ?

-    Les cidres ! Y en a pas, man pauvre gars !

-    Qué qu'ous béviez donc ?

-    Deu vin... quand an nn'avait... ou de l'iau. Mais l'iau était râle et ne valait rin. Et o nous avaient d'fendu d'en beire. C'était de la poison. Les chevaux n'en voulaient pas.

J'avions bu le vin qu'o nous avaient donné, et j'érions bè voulu être revenus au camp pour beire n'importe quei. Mais i fallait s'en retourner par où qu'n 'tait venu, j'avions un bon bout de chemin à faire. Et i faisait eune chaleur ! La terre, ou putôt le sable et les cailloux, nous brûlaient les pieds à travers nos souliers. J'étions cuits. An 'tait à la fin de juin, et je me pensais en mei-même :

- C'est le temps des feins là-bas, cheux nous. Nos gens sont en train de faucher, de faner et de faire des mulons. I fait chaud là-bas étou, que je me disais, mais pas tout de même comme dans le bled. Piez o beivent quand oz ont sei, - et de la bonne beisson. - et tant qu'oz en veulent. O dix-heurent et o collationnent à l'ombre, sous les aunes et les saus, au bord deu russiau. L'iau m'en serait venue à la bouche si j'avals été aut' part. Mais o ne m'y venait pas dans le bled. J'avais la langue sacque et raide comme un caipiau (1).

Le gars de Larchamp, qui avait quioquefouais de bonnes idées, mais qui en eut eune mauvaise ce jour-là, dit que je sérions bé bêtes de ne pas nous en retourner au raccours. Comme cela, qu'i dit, j'arriverons en heure et en temps pour la soupe.

Nous v'la partis bon pas à travers le sable et les cailloux. I faisait toujous d'excès chaud, et j'avions le soleil dans l's yeux. Je marchions sans rin vei et sans rin entendre. J'avions monté eune côte et je la redévalions quand j'entendis deux coups de fusil qui p'tirent pas bé loin de nous, à main gauche. C'est sus nous qu'oz avaient tiré, et Sosthène tombit raide mort.

Je me dêtournis à meitié, et ça me suffit pour vei accouri trouais grandes kennailles de Marocains... O tirirent co quat' cinq coups de fusil, tout en courant et en poussant d's êbraits. Je kéryais bé que j’allais y passer étou. O couraient bé, mais je courais co mieux qu'eux. Je l's entendais veni. Je ne voulais pas en premier tourner la tête de peux de perdre m'n avance. Piez je ne pus pas y teni pus longtemps: je regardis derrière mei et j'en vis un à guère pus de cent pas. Quand i vit que j'arrêtais, i levit san fusil pour tirer sus mei, mais je fus pus subtil que li. Je tiris le premier et je le tuis.

Les deux autres étaient co loin. Je repartis en courant, mais je commençais à me lasser. Piez le sable était si épais par endreits que j'y enfonçais jusqu'ès jarrets. J'arrêtis core et je vis derrière mei le second des Marocains à pas bé pus de cinquante pas. I s'arrêtit étou et i tirit pus vite que mei. I me manquit. Je ne le manquis pas, mei. Je le tuis raide comme le premier. Le trouaisième arrivait grand train. Je le veis co : un grand diable, haut dc cinq pieds six pouces, - au moins.

Au moment qu'il allait tirer sus mei, j'avisis à main dreite eune dizaine de soldats français qui accouraient de man côtê au pas gymnastique; mais oz étalent loin, bé pus loin que le Marocain. Je ne les attendis pas. Je visis le grand diable...

-    C'est eune vieuille histoire que je connais, que dit Cinot, tu tiris et tu le tuis comme l's autres.

-    Non, que dit Narcisse, c'est li qui me tuit. I fut tué étou par les camarades qui arrivirent tout de suite aprez ; mais j'étais déjà tué.

-    Tu bêtasses, que dit le père Jélien. Tu ferais mieux de te taire que de nous conter des contes à dormi debout.

-    Permettez, père Jélien, que dit Narcisse, je ne bêtasse ni ne joce. Attendez eune minute et ous allez vei que j'étais tué, tué raide et que je ne vous conte pas des menteries.

Les camarades s'n allirent vite queri le toubib qui était à un quart de lieue de là. Le toubib montit à cheva et il accourut au triple galop. Je n'en vis rin, mei, comme de juste... Je ne pouvais rin vei : j'étais tué; mais l's autres me le contirent par aprez. I m'examinit de bout en bout, tout en fumant sa pipe, qu'i parait, et i trouvit le creux par où qu'avait passé la balle qui m'avait tué... là, tenez, à trouais pouces de l'êpaule. Y est co, le creux, et s'ous tenez à le vei, je ne demande pas mieux que de vous le montrer.

-    Oui, mais, que dit Thomas Serpette, qué que ça prouve ?

-    Que t'as reçu un coup de fusil. V'la tout. Rin ne peut prouver que t'étais tué piésque te v'là. Tu bégaudes (2).

-    Ah! je vous en prie, que dit Narcisse, laissez-mei fini.

Le toubib tirit de sa pouchette eune pince do quel qu'i m'attrapit la langue... qu'i paraît, pace que, mei, je ne sentis rin, - Je ne pouvais pas, j'étais tué. Piez lé v'là qui se met à tirer sus la langue, et qui tire, qui tire. L's autres keryaient qu'il allait me l'arracher. Je ne sentais rin - heureusement ! Au bout d'un quart d'heure, le toubib dit :

-    Rin à faire, qu'i dit. Il est fichu. Je m'en vais. Il est l'heure de dîner.

1 remontit sus son cheva - un biau cheva gris do eune queue d'excès longue, - o train-nait à terre - et i s'n allit dîner au triple galop, comme il 'tait venu. Devant que de parti il avait donné sa pince à l'infirmier, un nommé Gobiche, natif de Douai-en-Flandre, et i li avait dit :

-    Tu peux continuer à li tirer la langue. Je te souhaite bonne chance.

L'infirmier me rattrapit donc la langue do la pince, et i se mint à la tirer, à la sécouer, à la saquetonner de gauche et de dreite. Comme me dirent l's autres par aprez, fallait qu'o tint bé, ta langue, sans quei i te l'érait arrachée. C'était un gars solide que Gobiche, bé pus fort que le toubib. I tirit longtemps, et i n'y allait pas de main morte, il en suait.

-    S'i faut rester deux heures à tirer, qu'i dit, j'y resterai, qu'i dit.

Durant qu'i tiraillait et saquetonnait comme un enragé, l's autres me catouillaient sous les pieds, me versaient de l'iau-de-vie dans le gosier et me fourraient deu pétun dans le nez. Au bout d'eune heure je remuis. O me reminrent deu pétun dans le nez, et, deu coup, j'êternuis cinq six fouais d'affilée.

-    A tes souhaits, que dit Gobiche en s'essyant la figure do son moucheux de pouchette.

-    Ça prouve que tu n'tais pas tué, que dit le père Jélien. T'étais êvénoui, v'là tout.

-    Evénoui ! Je vous dis que j'étais tué. Et la preuve que c'est pas des menteries, c'est le creux qu'est là, et ma langue qui est restée êpaisse. Olle est co bé pendue, Dieu merci, mais olle est pus de meitié pus êpaisse qu'o n'tait devant. Je cause co, je chante co, mais je ne peux pus suffler, mei, qui dans le temps sufflais comme un mêle. Et si le toubib et Gobiche et l's autres étaient là, o vous le diraient comme je vous le dis.

-    Oui, mais o n'y sont pas, que dit le père Jélien.

-    O n'y sont pas, mais v'là le journal de Casa qui y est, que dit Narcisse, et qui conte l'histoire de bout en bout, comme je vous l'ai contée. - et où qu'ous pouvez vei et lire qué « grâce à l'énergie et à la persévérance de 1’infirmier Gobiche, le soldat Guichonnier a été rappelé à la vie ». Eh bé ! si j'ai êté rappelé à la vie, c'est donc que j'étais tué; et je le serais co si ne c'est que Gobiche me rappelit à la vie.

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   1.   Copeau.
   2.   Tu dis des sottises.




LES  CLOUS

Le père Bidouillet était resté à l'ancienne mode. I portait des blaudes en toile de Flandre, des culottes à pont et des gros souliers do des courettes en cuir et qui p'saient pus d'eune livre et demie châque, et qu’i graissait, le dimanche, do eune couenne de lard.

Eune fouais que san neveu Philéas devait aller vendre un genisson à Vaucoudray :

-    Dis donc. Philéas, que li dit Bidouillet, piésqué tu vais à Vaucoudray, achète-mei donc des clous pour mes souliers, deux hectos de clous Ticot, s'y en a co.

-    Oui, tou - tou, oui, touton, que dit Philéas, c'est enten -  c'est entendu.

Pace que faut vous dire que Philéas béguait un brin. Quand i faisait bon temps, y avait co pas bé deu ma, mais sitôt que le vent tournait d'ava, i béguait d'excès. Philéas s'n allit donc à Vaucoudray; et quand il eut vendu et livré san béton, il entrit à l'auberge deu Mouton-Blanc pour en prendre pour un sou et s'informer où qu’i pourrait trouver deu clou Ticot. I rencontrit là deux gars d'amont Fresnes, Sosthène et Tiennot, qui le renseignirent.

-    Ous pouvez en acheter, que li dit Sosthène, cheux la veuve Poupot, dans la rue Basse, la trouaisièmc maison à main gauche, enter' la chaircuterie et la halle au beurre, en face de cheux le bourly-ier. S'o n'a pas de clous Ticot, ous fériez bé de passer cheux Moussieu Tocquogny, sus la place. I vend cher, mais i vend bon. Et dans le cas où qu'i nn'érait pas, allez cheux la mère Pihouitte, n° 53, Grande-Rue, - et, en cas de bésoin, jusqu'au n° 97, cheux l'avocat Gergouille. C'est un cordonnier en grand, qui fait le gros, le demi-gros, - et le détail étou, - pour obliger les gens. I tient de tout, même des clous pour les sabots à collet, - et i donne des consultations à bon compte. I sait le code par cœur, qu'i paraît, et il a la langue bé pendue. Il en remontèrerait à bé d's avocats.

Philéas tirit de sa pouchette un canepin et un bout de cryion, et il êcrivit l's adresses. Piez i payit san café et ceux des deux gars d'amont Fresnes; et i descendit à la rue Basse. Mais la veuve Poupot ne tenait pus la quincaille : o vendait de la légume. Durant que Philéas était cheux la veuve Poupot, Sosthène et Tiennot s'n allirent cheux Tocquogny. Sosthène entrit et Tiennot restit sus le sieu de la porte, comme qui dirait pour monter la garde.

-    Est-ce qu'ous - qu'ous, que dit Sosthène, est-ce qu'ous qu'ous - qu'ous ériez des clous ti - ti, des clous ticot ?

-    Je nn'ai pas des venues, que dit Tocquogny, mais j'en ai co.

Il appelit son commis et li dit:

-    Ugène, qu'i dit, averre (1) donc la boîte à clous... là, dans le haut... à dreite des pièges à taupes.

Ugène avrit la boîte et fit vei les clous à Sosthène, qui dit :

-    I m'en fau - fau - rait qui seient bé - bé, bé longs et bé poin - poin. bé - bé pointus.

-    Pernez deu numéros trouais, que dit Tocquogny, o sont longs, comme ous vyez, et pointus comme des agulles.

-    C'est-i, ti, c'est-i ce qu'ous, c'est-i ce qu'ous avez de pus - pus, de pus pointu, que dit Sosthène en rangeant les clous sus le comptoir, la pointe en l'air ?

-    Oui, que dit Tocquogny. I ne se fait rin de pus pointu. Ça s’enfonce dans le bois et dans le cuir comme dans de la graisse.

-    Eh bé ! que dit Sosthène, qui ne béguait pus, assis-tei dessus, père Toc-Toc.

Et i se sauvit en s'êgoulant de rire.

Tocquogny manquit bé d'en avei un coup de sang. Il 'tait grand et gros - et gras à fendre do eune érête. C'était le pus bel homme deu conseil de Vaucoudray. Il avait eune grosse tête toute rouge. excepté le nez qui tirait sus le violet, surtout la rélevée. Tocquogny êtouffait.

Le commis li dênouit vite sa cravate et allit queri de l'éther, mais i se trompit de bouteille: i rapportit de l'ammoniaque, que le quincaillier, qui ne se mêfiait pas, respirit de tout san coeur. Si bé que ça li fit pus d'effet qu'à devei.

Prosper Thuroult, de Clairotte, qui entrit au moment, tirit sa touine et nn'ôfrit deux brins à Tocquogny, qui ne péteunait pas, mais qui se laissit faire; et il en print eune fameuse nézetée. I li en descendit pus de la meitié jusqu'à la luette, et il êternuit huit, dix fois d'affilée. Ça le dêgagit.

Tocquogny n'avait co pas fini de s'essyer l's yeux que Philéas arrivit à san tour et dit :

- Est.ce qu'ous - qu'ous... est-ce qu'ous ériez des clous ti - ti, des clous Ticot ?

Tocquogny était tout prêt à en chei à la renverse et i restit là un bon moment sans rin dire, durant que le commis se coulait vite la tête sous le comptoir pour rire à s'n amain. I nn'ètait malade. Le quincaillier n'tait pas en train de rire, li ! Le sang li avait remonté à la tête. I nn'était noir. L's yeux li sortaient de la tête; et quand la parole li revint, i béguait si tellement à san tour que Philéas crut qu'i le redéganait :

-    Ah ! gué - qué, ah ! quénaille, que criait Tocquogny. fi - fiche-mei le camp, ou je t'a - t'a, ou je t'acrase !

Il avait attrapé un louchet, il allait taper. Philéas se tirit de sa veie, comme de juste, - et promptement.

Philéas ne fut pas mieux reçu cheux la mère Pihouitte. Sosthène y avait déjà passé... Il avait êgaillé sus le comptoir eune poignée de clous, la pointe en l'air, et li avait dit à la quincaillière :

-    Assiéz'ous dessus, et s'o n'enfoncent pas, forcez, forcez, mère Pihouitte.

La mère Pihouitte avait de l'agrément do tout le monde. O nn'eut pas do Philéas. O li chantit sottises. Ah! oui, bé sûr, o li en dit ! Et o li en érait dit co bé d’autres, mais Philéas ne restit pas à l'êcouter. Il êchappit tout êfaré. I se demandait ce que les quincailliers de Vaucoudray pouvaient ben avei pour être si mal leunés, et pourquoi qu'o ne voulaient pas li vendre de clous; et i se pensit que c'était pas la pein-ne de pousser jusque cheux Gergouille.

Mais c'était à deux pas, i y allit tout de même: et i trouvit l'avocat assis sus un tabouret - pas sus les clous, comme venait de li dire Sosthène.

Philéas tirit poliment sa casquette et dit core un coup :

- Est-ce qu'ous - qu'ous èriez des clous...

-    Des clous Ticot ? que dit Gergouille. Oui, j'en ai : en v'la ! Et si t'as bésoin de quioqu'un pour te 1's enfoncer quioque part, mé v'là étou. Ah ! quénaille ! tu t'es couplé à pus malin que tei.

I sautit sus Philéas, l'attrapit pa' le collet et li dit en le regardant dans le blanc d's yeux :

-    Je te tiens et je ne te lâche pas.

De ce coup-là, Philéas se fâchit. D'un grand coup de poing il envyit dinguer Gergouille qui bonsculit par dessus san tabouret et roulit jusqué dans le fond de la boutique.

Le garde-champêtre, qui tônyait par là justénément, entendit Gergouille pousser d's êbraits. Il entrit, relevit l'avocat, qui geignait co et qui était poché, piez i s'assiézit enter' les deux et leux dit:

-    Espliqu'ous.

O s'espliquirent. Gergouille en dit long, Philéas en dit moins, mais il y mint un moment ; et comme i béguait pus que jamais, Gargouille disait au garde-champêtre :

-    Ous ne vyez pas que c'est eune mauvaise bête qui fait la bête comme l'ci qui est venu devant. O sont de mèche et d'affût. Et i va en veni d'autres, bé hasard. s'ous ne mettez pas c'ti-là à la souette.

Mais le garde-champêtre - eune chance côre ! - connaissait Philéas, et i dit à Gergouille :

-    Non, i ne fait pas la bête, comme ous kérlez, ous êtes dans vot' tort.

Gergouille fut core un bout de temps devant que d'en conveni. Il en voulait étou à Philéas à cause deu coup de poing qu'il avait reçu dans le creux de l'estomac.

Ça s'arrangit tout de même. O s'allirent par cheux la mère Pihouitte et par cheux Tocquogny, et o s'espliquirent co ; et le garde-champêtre l's emmenit à l'auberge quant et li. O s'espliquirent co bé des fouais et o trinquirent; et quand fallut payer o tirirent tous leux porte-monnaie, excepté Gergouille qui n'avait pas le sien, - qu'i dit par aprez, - mais qui fit mine de le chercher dans toutes ses pouchettes. Pour en fini, c'est Philéas qui payit, et ça s'amontit côre assez haut.

Philéas s'était remins en route : il avait fait un bon quart de lieue :

-    Hélos! qu'i se dit, j'ai oubé - bé-, j'ai oubélié les clous ti - ti, les clous Ticot.

I redoublit, et i nn' achetit deux hectos cheux Tocquogny, qui li donnit bon poids, - et eune grande poignée de main par dessus le marché. Si bé qué touton Bidouillet eut tout de même ses Clous Ticot.

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   1. Averre, pour : avre ; impératif d'avrer: atteindre, avoindre.




EUNE TÊTE DANS LA MARMITE


Nathalie avait êté cuisinière dans le grand monde, - dans des perbytères, cheux des chanoin-nes et jusqué cheux eune marquise, s'i vous plait, dans le pais d'amont.

O connaissait s'n affaire, et, toute vieuille comme olle 'tait, olle allait co de temps en temps faire la cuisine ès noces, ès batteries de sarrasin et ès fêtes à courée (1). Et ce qu'o russissait de première, c'était les tripes de pieds de cochon, sau' vot' respect. Olle y mettait le temps, par exemple. O vous pernait ses pieds, a nn' arrachait tous les bouts de poil, o les passait à la flambe, les broussait, les lavait et relavait et l's essyait, piez o les mettait, quand oz étaient nettyés et rappropris à s'n idée, dans eune marmite do deu sè, deu poivre, d's échalottes, deux brinots de thym et de laurier, un clou de giroffe, un verre de vin blanc ou un petit pot de la vieuille de vin. O portait sa marmite cheux Torquet, le boulanger, et ça cuisait et mijotait au four toute la nuit. Et c'était de quei de bon et de ben amarré (2), - de délicat et de goûtu.

Le baron Zabulon, qu'i était banquetier à Paris, était venu eune fouais dîner cheux le notaire de Gaverolles, - un grand diner qui durit toute la relevée. I mangit des tripes à Nathalie, - et il en reprint trouais fouais. Et aprez qu'il eut mangé deu dinde et de la pintarde, i redemandit des pieds de cochon, et i finit la platrée. Il allit vei Nathalie à la cuisine, et i li fit des compliments à n'en pas fini, - si bé qu'o ne savait pus où se mettre. I li donnit son vin: deux pièces de cent sous.

-    De ma vie ni de mes jours, qu'i li dit, je n'ai goûté rin de millieu. C'est à s'en lécher les babines.

Et i nn' avait de fameuses babines, le baron Zabulon.

Il érait bé voulu de Nathalie comme cuisinière. Mais, comme o li dit:

-    Ça ne se peut pas, man pauv' Moussieu Zabulon, je seis vieuille, je seis gourde, ça ne se peut pas.

Nathalie faisait toujous sa marmitée de tripes quand ses gens de Pontécoulant venaient la vei : et an peut dire qu'o venaient autant pour les pieds de Nathalie que pour lei et sa sucession. Eune fouais que Nathalie avait porté ses tripes au four comme d'habitude, olle allit les queri le lendemain de bon matin; et en rentrant cheux lei, quand a dêcouvrit la marmite pour vei si ça sentait bon comme fallait, - qué qu'a vit en place des pieds de cochon ? Eune tête! eune tête de femme, qui nageait dans eune marmitée d'iau !

O nn' eut les sangs tournés. Y avait de quei étou, - et a manquit de chei (3) à la renverse. Eune chance qu'a se rattrapit à eune carre de la table où que se trouvait eune carafe d'iau-de-vie. Olle en print vite eune bonne goutte, - et ça la sauvit. Olle en tremblait co tout de même de tous ses membres.

O retournit cheux Torquet.

-    Sav'ous ce que je viens de trouver dans ma marmite, qu'o li dit ? Eune tête coupée, - eune tête de femme. Venez vei.

Torquet y allit vite, tel qu'il 'tait, - tout dêhanné (4), - et i vit la tête,; les cheveux, eune creignasse (5) jaune, - d'un jaune qui tirait sus le rouge, - et la raie au mitan, C'était ben eune tête de femme.

-    Faut préveni le maire et les gendarmes, que dit Torquet; et en attendis, ne bitez (6) pas à la tête, Thalie, n'y a qu'eux qu'aient le dreit d'y biter, et core, je n'en seis pas sûr.

Y avait pas bésoin de faire la recommandation à Nathalie. Olle 'tait toute acrasée, a nn'oubelliait de tremper sa soupe de graisse qui bouillait grand train d'piez longtemps.

Le boulanger, qui n'avait sus li que sa cheminse et eune mêchante culotte toute rapiécetée, s'n allit quante même préveni le maire.

La nouvelle s'êbritit promptement dans toute la commeune de Gaverolles. Eune heure après, dans le fond des villages, les gens en contaient co bé pus qué n'yen avait : a disaient que Nathalie avait êté assazinée, qu'an avait retrouvé sa tête dans la marmite et le reste dans le saleux. Ah! il en fut dit et conté! Le maire envyit le jeune de ses gars queri les gendarmes. O n'taient pas matinas. O n'avaient pas grand'chose à faire n'tou. Oz étaient là dans eune petite contrée qui leux plaisait. C'était tous des gars deu pays: y avait pas un horsain parmié eux, et a laissaient tout le monde tranquille. N'y avait alentour d'eux que de bonnes gens, qui n'taient pas souvent en d'faut, qui ne faisaient la fraude qu'à coup sûr, et qui ne se dénonçaient pas pus souvent qu'à devei.

Quand le gars arrivit à Grauménil, i n'eut pas bésoin de rêveiller les gendarmes. Oz étaient debout, tout prêts à s'n aller cheux Francis, le barbier, qui avait êté volé durant la nuit. Mais sitôt qu'o surent qu'y avait un crime à Gaverolles, o sautirent tous sus leux vélos, - excepté un, qui avait la goutte, qui restit pour garder la gendarmerie, - et un quart d'heure aprez oz arrivirent cheux Nathalie. O regardirent la tête. Le brigadier y bitit deu bout deu deigt; et core, i fut dit par aprez que, tout brigadier qu'il 'tait, i nn'avait pas le dreit.

S'oz avaient retiré la tête de la marmite, oz éraient vu tout de suite à qui qu'olle 'tait; mais comme c'était d'fendu par la loi, fallait s'y prendre autrément.

-    Ous avez des filles, que je creis, que le brigadier dit au boulanger.

-    Oui, que dit Torquet, j'en ai sept. Trouais de mariées: Mélanie à Bériouze, Sidonie à Sourdeva et Stéphanie à Vieussouis.

-    Et l's autres?

-    Oz attendent leu tour.

-    Où qu'a sont ?

-    O sont en haut.

-    En ét'ous sûr ? Et'ous sûr qué n'y en ait pas eune dans le tas qui ait perdu la tête ?

Le boulanger s'apperchit deu bas de la montée :

-    Clémence, Florence, Prudence, Hortense, ét'ous lo ?

-    Oui, qu'o rêponirent.

Et a d'valirent grand train, tout êcreignées (7), tout êfarées, comme de juste. Les quatre Torquettes avaient leux têtes en place. Piez a n'avaient pas les cheveux jaunes: oz étaient toutes quatre noires - respect de vous - comme des taupes.

-    Ous avez deux hommes d'ainde, que le brigadier dit core au boulanger.

-    Oui, que dit Torquet, j'ai Calebasse et Cappadoce.

-    Vot' Calebasse est un gars de chien, qu'i paraît.

-    Ah! Parjou, oui.

-    I beit.

-    Comme tout le monde - et p'tet' un brin pus. Ous compernez, Moussieu le brigadier, an a sei à la goule deu four.

-    Il a d's antécédents étou.

-    Ça se pourrait co bé, que dit Torquet.

-    D'où qu'il est ?

-    Je n'en sais rin.

-    D'où qu'i vous a dit qu'il 'tait ?

-    Je m'en rappelle solement pas. Tout ce que je peux vous dire c'est qu'il est travaillant et matina. I boulange bé - et i s'entend core un brin à la pâtisserie, - i fait joliment la bérioche. Pour ce qui est de la beisson, il est capable, comme bé d'autres, de rentrer eune fouais de temps en temps do eune bonne gestée (8) ; mais je ne le creis pas capable de couper la tête à eune femme et de la couler dans eune marmite. La main sus la conscience, Moussieu le Brigadier. Je ne le creis pas.

-    Appelez-mei Calebasse et Cappadoce, que dit le brigadier.

Torquet l's appelit, et Calebasse arrivit tout de suite; mais Cappadoce ne vint pas. O fouillirent tous les coins et racoins deu fournil - et y eut pas moyen de le trouver.

-    Piésqué Cappadoce a êchappé, que dit le brigadier, c'est li bé sûr, qui a coupé le cou à c'té femme-là. Qué qu'ous en pensez, Torquet ?

-    Je ne l’en creis pas capable, qué dit le boulanger. Cappadoce est bon comme le bon pain bérlé. C'est un gars à ne pas faire de ma à un guibet... C'est-à-dire que si s'en trouvait un dans un verre de beire, i l’avalerait tout de même, pace qué, comme dit l'autre, ça ne bosse pas dans le corps d'un âne... I n'est pas malin en tout, - il est bontif, doux comme un mouton - fort comme un cheva et bé des fouais pus bête... Pas pus de raisonnement qu'un êfant de deux ans ! Il est innocent.

La femme à Felucheux, la petite Lônore, d'scendit à ce moment-là au bourg de Gaverolles et o dit qu'o venait de vei Cappadoce qui se sauvait le long deu bieu au-dessus deu douet Guerdon. I pleurait comme eune fontain-ne, à ce qu'o dit, et i s'était coulé dans eune touffée de saus.

Les gendarmes le trouvirent où qu'avait dit Lônore, et revinrent quant et li cheux Torquet.

Le brigadier li demandit :

-    C'est-y tei qu'as fait le coup ?

-    Oui, qu'i dit, c'est mei.

-    Et qui que c'est que c'té gent-là qui a sa tête dans la marmite à Nathalie ?

-    C'est Valentine, la blonde au barbier de Grauménil.

Le brigadier demandit d's esplications à Cappadoce; mais y eut rin à en tirer. I pleurait à siaux, et i rêponait n'importe quei, tout à la traverse. Ça n'avait ni queue ni tête.

Là-dessus le brigadier enterprint Calebasse, - et c'est par li qu'o surent comment que tout s'était arrivé.

Calebasse et Cappadoce allaient souvent beire au café deu Boeu-Gras, en face de cheux Francis, le barbier de Grauménil, qui avait dans sa devanture eune femme en cire do un grand chignon retroussé par derrière, à la mode de ce temps-là.

Calebasse, qui était eune mauvaise bête, disait à Cappadoce, qui en était eune bonne, - un pauvre innocent:

-    Tiens! qu'i li disait, en li donnant un coup de coude, v'là la belle blonde qui est core à la croisée d'en face. V'là Valentine qui te reluque. O te cligne de l'yeu.

C'était pas des raisons à dire à un innocent comme Cappadoce. La veille de toutes ces histoires-là, durant que Francis était parti à la soirante quant et sa femme, - celle qui n'tait pas en cire - pour aller faire la partie cheux l'espert géomètre, Cappadoce vint tônyer par là. Il entrit cheux le barbier qui avait oubellié de barrer sa porte. Il attrapit Valentine, il enlevit Valentine qui n'en fit ni pus ni moins que s'olle 'tait consentante. I la coulit sous sa blaude et la rapportit à Gaverolles.

Pour être juste, faut dire que Callebasse avait bé recommandé à Cappadoce de reporter Valentine, mais Cappadoce n'avait pas voulu. Et au dernier moment, comme il avait perdu ce qui li restait de cervelle, i mangit la meitié des tripes à Nathalie, jetit le reste dans la haïe deu courtil et mint Valentine dans la marmite do eune bidonnée d'iau par dessus. Ça n'avait pas de bon sens; mais qué qu'ous voulez ? Cappadoce était innocent. L'ci qui était fautif là-dedans, c'était Callebasse. Et, comme li dit le brigadier :

-    C'est tei, kénaille qué t'es, que je devrais emmener et mettre à la souette.

Heureusement que le maire s'en mêlit; et l'affaire en restit dans ce par où, si ce n'est tout de même que fallut que les gens de Cappadoce payissent des dommages-intérêts: cinquante écus pour Valentine et neuf francs quinze sous pour les pieds à Nathalie.

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   1.   Fête où l’on mange les poumons, le foie , etc. du cochon
   2.   Préparé.
   3.   Tomber.
   4.   Dépouillé, déshabillé.
   5.   Crinière.
   6.   Toucher
   7.   Dépeignées.
   8.   Cuite.



L'HAORLOGE A SÉRAPHINE

Séraphine avait êté femme de chambre au château de Prébinet durant pus de quarante ans; et o s'êtait retirée au bourg de Blussy, dans la maison qué li avait laissée sa tante Perpètue. Olle avait un biau ménage. eune belle armoire à glace où qu’an se vyait de haut en bas. Le plancher de la chambre et de la salle était tout ciré comme dans un château, et an s'y vyait quasiment comme dans la glace. Séraphine passait d's heures à balyer jusqué dans les petits recoins, piez o frottait, broussait, essyait, à n'en pu fini, le buffet, l'armoire, les chaires, tout. Y avait pas un migrot de pain, pas eune poussière à train-ner. Tout relisait.

Séraphine était d'excès propre étou sus lei-même. - propre comme un sou neu - et ben habillée, comme eune parisienne. Le dimanche o mettait eune robe de soueie noueire; et fallait la vei s'n aller à la grand'messe en se trimoussant et en sautant de ci et de là, quand y avait de la boe, comme un eisiau qui va s’êvoler. Olle avait eu dans le temps un chat et eune cadronnette; piez, comme le chat avait mangé la cadronnette, o s'était dêfaite deu chat et nn'avait fait cadeau à Palmyre, la servante deu perbytère. Si bé qu'o n'avait pus que s'n haorloge pour se désennyer.

L'haorloge à Séraphine était la plus vieuille, bé hasard, de notre petite contrée. Olle 'tait pendue contre le mur... pas Séraphine. - l'haorloge - et o n'avait en tout et pour tout qué le cadron, les deux poueids en plomb et le balancier. Olle allait bé, - à condition qu'an la remontit tous les jours, et Séraphine n'y manquait pas. O pernait soin dé s'n haorloge comme d'un êfant, o l'êpoussetait, l'essyait, fallait vei ! Olle aimait s'n haorloge, o la flattait, o li causait, et o nn'était si fière qu'o refusit de la vendre à un moussieu de Granville qui li demandit à l'acheter.

I li en dit pourtant un bon prix, et il ôffrit co, par dessus le marché, eune pendule dorée do un globe. O ne voulit pas.

-    Ous avez tort, qu'i dit.

Et i s'n allit en jetant un coup d'yeu, - un drôle de coup d'yeu, deu côté de l'haorloge.

La nuit d'aprez l'haorlogc se mint à sonner :

-    Eune, deux, trouais...

-    Est’i déjà trouais heures ?, que se dit Séraphine.

L'haorlogc continuait à sonner :

-    Quatre, cinq, six...

-    I devrait faire jour, que se pensait Séraphine.

-    Sept, huit, neuf, dix, onze, douze...

-    Est-ce qu'i ne serait que minuit ?

-    Treize. quatorze, quinze...

Séraphine comptait toujous.

-    ... Vingt-deux, vingt-trouais...

Séraphine en tremblalt de tous ses membres.

-    … Cinquante-six, cinquante-sept...

Séraphine était épouvantée, olle en gnaquetait (1).

Olle allumit sa chandelle. Olle y mint pus de cinq minutes, et i li fallut sept huit allumettes.

L'haorloge sonnait toujous; mais Séraphine ne comptait pus: o nn'avait pus la force, - ni l'idée.

Piez l'haorloge se mint à geindre. C'était san dernier soupir. Le balancier ne bougeait pus: il 'tait raide. Séraphine étou. O fit veni l'haorlogcr qui dêpendit l'haorloge.

-    C'est de la vieuille ferraille, qu'i dit, de la rouille et de la poussière. Faut en faire vot' deu. Y a rin à faire. J'y travaillerais jusqu'à la fin de mes jours qu'o n'irait pas. Je perds mon temps et vous votre argent. Je m'en vais.

Séraphine le payit... Et la v'là toute seule, au d'so, en face de sa vieuille haorloge. Le lendemain o rencontrit Polydore, l'aubergiste, et o li contit ses malheurs, ben entendu.

-    A vot' place, que dit Polydore, je ferai vei votre haorloge au grand Charlot. I n'est pas haorloger dé s'n état, mais i s'entend à tout; et c'est li qui a ramarré dernièrement la montre au curé de Montsecret. Les haorlogcrs de Flers et de Condé se l'étaient passée d's uns az autres durant pus de deux ans, et o n'avaient jamais pu en veni à bout: et d'piez que Charlot l'a médecinée à sa manière, o va d'un charme.

Séraphine fit veni le grand Charlot qui dêmontit l'haorloge, - et vivement co ! Séraphine en avait ma dans le corps.

-    Av'ous de l'huile, qu'i dit?

-    Je n'ai que de l'huile d'olive - pour la salade - que li rêponit Séraphine.

-    C'est bon, c'est bon. Passez-mei l'huile d'olive.

Séraphine li apportit l'huilier. Charlot huilit tout. Ah! I n'êpernit pas l'huile : toute la burette y passit. I remontit l'haorloge, la rependit contre le mur et montit les poueids.

-    J'allons vei ce qu'o va faire, qué dit Charlot.

I donnit un coup de pouce au balancier.

-    En avant, arche ! qu'i dit en riant.

Séraphine ne riait pas, lei; olle 'tait là, toute jugée, en face dé s'n haorloge. O n'osait solement pas respirer.

-    Tic-tac, tic-tac, que fit l'haorloge.

-    Eh bé, vous vyez, que dit Charlot, la v'là partie.

Séraphine était heureuse à s'n êvénoui. O ne le fut pas longtemps. L'haorloge allait, mais olle allait à reculons. La grande aiguille, en place d'aller de gauche à dreite, était partie dans l'autre sens, - dans le sens que ne fallait pas.

-    Vous vyez, que dit Séraphine ?

-    Je veis bé. O fait la mauvaise tête. Attendez ! Attendez un petit moment.

I restit là un moment sans causer.

-    Ya que demi ma, qu'i dit. J'avais peux que la grande aiguille allit d'un sens et la petite aiguille de l'autre. Mais la petite emboîte le pas à la grande. O vont dans le même sens. Laissons les aller comme o veulent. L'haorloge va, 's pas ? Le pus malaisé est fait. O va, et s'o ne se met pas à aller, dé s'n esto, deu côté que faut, ous me le ferez dire. Au plaisi, Mademoselle Séraphine.

L'haorloge allait, et olle allit, - toujous dans le sens que ne fallait pas, - jusqu'à la soirante. Piez o se mint à braire comme eune gent à qui qu'an érait arraché eune dent, piez à rire, mais à rire ! à s'égouler de rire !

Séraphine en était malade. Le balancier, durant ce temps-là, se balançait comme s'il avait été fou, i montait quasiment jusqu'au plafond.

-    Ma pauvre horloge est ensorcelée, que se disait Séraphine, c'est le Granvillais qui l'a ensorcelée.

Olle érait échappé s'olle avait eu ses souliers, mais olle 'tait en chaussons. O restit là, - la mort dans l'âme, - aussi malade qué s'n haorloge.

Au bout de deux trouais heures l'haorloge s'arrêtit, piez o repartit, mais toujours à rebours. Le grand Charlot devait reveni le lendemain, mais il 'tait au château de Trucqueville à ramarrer le calorifère, - pace qué Charlot était core un brin fumiste. Piez quand o l'eurent au château, o le gardirent pour remettre en état eune roe de cabriolet, - pace qu'i s'entendait étou à la carrosserie. Si bé qué, quand i revint, huit jours aprez, l'haorlogc n'allait pus en tout. Charlot se fâchit, i traitit l'haorloge de vieuille rosse, de sale bique... Ah ! I li en dit ! sans compter des serments comme Séraphine nn' avait entendus de sa vie.

I redêmontit l'haorloge, la huilit co bé, mais les aiguilles continuaient à aller a rebours.

-    Y a un remède, que dit Charlot, et n'y en a qu'un. C'est de repeindre les chiffres deu cadron dans le sens où que les aiguilles vont asteure. Je m'en cherge. Nous v'là tirés d'embarras... A moins que l's aiguilles ne repartent dans l'ancien sens quand les chiffres éront changé de place. Oz en seraient co bé capables ! Je ne le creis pas tout de même.

Charlot apportit le lendemain deux potées de peinture, eune de blanc et eune de noueir - et i fit les chiffres comme il avait dit : eune heure en place dé onze heures, deux heures en place de dix, - et ainsi de suite. C'était de l'ouvrage bé faite, Séraphine en convenait ; mais o ne put pas s'habituer à compter 1es heures dans ce sens-là. Ça li cassait la tête.

Un dimanche que le grand Charlot était venu vei ce qu'en disait l'haorloge, i trouvit Séraphine acculée sus eune petite chaire à côté de la croisée, les mains jointes et en train de soulasser. O faisait pitié.

-    J'ai eu bé tort, qu'o dit, de ne pas vendre m'n haorloge au moussieu de Granville, qui m'n ôffrait deux cents francs et eune pendule à globe.

-    S'ous voulez la vendre, que dit Charlot, i ne manquera pas d'amateurs. Je me cherge de vous en trouver.

-    D's amateurs pour une haorloge qui va à rebours !

-    Raison de pus, Mademoselle Séraphine, raison de pus piésqué c'est pus râle. Donnez-mei eune petite commission... ce qu'ous voudrez... mettons dix pour cent... et je vous fais vendre votre haorloge un bon prix. Combé qu'ous en demandériez, de votre haorloge, Mademoselle Séraphine ?

-    Bé dame, je ne sais pas, mei ! Combé qu'ous kérlez qu'o peut valei…  à votre estime ?

-    O ne vaut sou. Je n'en voudrais pour rin. Mais un amateur peut vous la payer cinq cents francs comme cent sous.

-    Cinq cents francs ? Je ne peux pas, « en conscience », en demander cinq cents francs.

-    « En conscience ! » Ous pouvez demander ce qu'ous voulez - et l'amateur vous en dire ce qu' i veut. Ous êtes libres, tous deux. « En conscience ! » Y pas de conscience là-dedans: c'est un marché. Faut en demander mille francs. C'est ce que je vais en demander, s'ous voulez que je me cherge de la vendre.

Le grand Charlot s'n allit vite cheux un nommé Moussieu Pouche, qui avait sa maison toute plein-ne de vieuilleries et qui avait déjà eune douzain-ne de vieuillcs haorloges.

-    J'en ai assez, qu' i dit. J'en ai trop: je ne sais pus où les mettre.

-    Ous pourriez en avei cent, - et mille, - que dit Charlot, qu'ous nn'ériez pas eune comme celle à Mademoselle Séraphine.

I contit à Moussieu Pouche que l'haorloge à Séraphine était la plus vieuille de toute l'Europe, et qu'olle avait êté fabriquée par les Turcs ou les Chinois deu temps de Charlemaigne, p'tet' de Pépin-le-Bref. Y en avait eu eune autre... en Pologne, cheux le roi de Pologne. O fut volée par les Boches durant la guerre - et cassée, mincée dans un accident de chemin de fer.

I n'en restit que le cadron, que dit Charlot; et core, il 'tait bé cabossé, qu'i paraît. O l'ont mins dans un musée, - et il en valait la pein-ne. Figur'ous, Moussieu Pouche, que les chiffres deu cadron vont à rebours.

-    Comment à rebours ?

-    Oui, faut compter de dreite à gauche. L’s aiguilles n'allaient pas, deu temps de Pépin-le-Bref, comme o vont dans l's haorloges d'asteure. Oz allaient dans l'aut' sens.

-    C'est curieux, que dit Moussieu Pouche.

-    D'excès. Ous pourriez même dire « inkériable », et pourtant c'est sûr et certain. Je vous le ferai vei sus l'haorloge à Séraphine, quand ous voudrez, - et le pus tôt sera le mieux, vu qué y a déjà bé d's amateurs à tônyer à l'entour. Mademoselle Séraphine en demande mille francs. O les vaut. Mais je vous l'érais à moins s'ous 'n aviez envie. O me connaît: o me demanderait moins qu'à un horsain. O me ferait, bé sûr, eune bonne diminution... Ous me donneriez eune petite commission... mettons dix pour cent sus la diminution. S'ous payez l'haorloge huit cents francs, - eune supposition, - en place de mille, ça vous fera eune pièce de vingt francs.

C'est eune haorloge râle, Moussieu Pouche, la seule dé s'n espèce, comme i ne s'en fait pus depiez Pépin-le-Bref. C'est eune occasion.

Ah ! i li en dit ! I nn'avait eune platine, le gars ! Et i finit par li mettre la tête sous l'aile, comme an dit co quioquefouais.

Moussieu Pouche payit l'haorloge cinq cents francs, et Séraphine ne se fit pas périer en tout pour donner cinquante francs à Charlot, comme il avait êté dit. Moussieu Pouche li en donnit autant, comme il 'tait convenu, si bé qu'o furent ben aises deu marché tous les trouais; et l'ci qu'i fut co le pus content, c'est l'ci qui fut volé.

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   1. Claquait des dents.



HISTOIRE DE SOULIERS


Sosthène dit à Tiennot :

-    Rapelle-tei bé ce qui est réglé et convenu: je m'appelle Rasyphe et tei Thôdule.

O s'n allirent tout dreit cheux Hébert, le marchand de chaussures en face de la halle au beurre; et « Rasyphe » dit à Madame Hébert qui était dans la boutique en train de bâter (1), qu'il avait bésoin d'eune paire de souliers.

-    Queue sorte de souliers qu'ous voudériez ? que li demandit Madame Hébert. Des souliers solides ?

-    Oui, s'ous voulez, mais pas trop pésants n'tou. Je seis de noce de mardi en huit. C'est not' cousin Wilfrid de Quincu sus Clairefougère qui se marie do la jeune des filles au père Coupiche de Cambuzot...

Sosthène - ou Rasyphe, comme ous voudrez - n'avait pas de cousin à Quincu, ben entendu; et le père Coupiche de Cambuzot ne mariait pas sa fille pour la bonne raison qu'i n'avait pas de fille et que même n'y avait jamais eu de Coupiche à Cambuzot. Sosthène était un menteux, et i s'entendait à menti.

-    Ous compernez, Madame Hébert, que je ne peux tout de même pas aller à noce do deux godillots comme ceux que j'ai dans les pieds. Donnez-mei quioque chose dé moins p'sant et de bon, car je ne veux pas de camelote... J'aime mieux vous le dire tout de suite, Madame Hébert, comme je vous l'ai dit bé des fouais, je n'en veux pas. Ous m'avez bé servi dans par asteure, je le sais bé, - et m'est avis que je le mérite étou : y a pus de vingt ans que je me chausse et me fais rensumeler cheux vous. C'est cheux vous, Madame Hébert, que nos gens m'achetaient mes « caucaus » comme an dit, quand j'étais pétiot... Pour en reveni à ce que je vous disais, je tiens à la qualité. J'aime mieux payer vingt sous de pus et avei de la bonne marchandise - et qui seit à man pied.

-    Assiéz'ous, que dit Madame Hébert, assiéz'ous.

Et durant qu'o s'assiézaient, olle aveindit (2) des souliers qui étaient là dans leux boites en carton derrière le comptoir; et o nn'apportit eune brassée à « Rasyphe », tout en li faisant l'article, ben entendu.

« Rasyphe » essayit les souliers, i l's essayit tous, l's uns aprez l's autres.

-    Ceux-là sont d'excès grands, qu'i disait, mes pieds bartant dedans. Je mettrais quasiment mes deux pieds dans un soulier. Il en print une autre paire, de jolis souliers, le bout pointu.

Mais il ahannit bé à les couler.

-    Je ne pourrais pas les garder longtemps, qu’i dit. Je ne seis pas à l'aise là-dedans. Ah! la, la! miséricorde! J'ai l's orteils en bouillie. J'en seue.

Et i tirit de sa pouchette un grand moucheux à carriaux pour s'essyer le front.

-    Madame Hébert. trouvez-mei, s'i vous plait, quioque chose d'un brin moins êtreit. Thôdule, donne-mei donc un coup de main pour tirer ces souliers-là. Je ne vais pas me chevi (3) tout seu... Attention ! doucement, Thôdule, ne vas pas m'arracher le pied quant et le soulier !

« Thôdule » tirait du, mais i tirait de coin comme un grand maladroit qu'il 'tait.. P'tet' co ben étou qu'i le faisait exprèz... I tirait si du qu'o manquirent de faire le bonscul tous les deux, et que si « Thôdule » avait continué à tirer et à saquetonner (4) comme i faisait, « Rasyphe » érait co bé pu attraper eune êteurse.

-    Permettez, que dit Madame Hébert, permettez...

O se mint à tirer comme eune gent qui a la manière et l'accoutumance ; et le soulier vint, - pas co sans ma, - mais i vint.

-    O sont putôt justes, que dit Madame Hébert, mais, ous savei… ça se fait.

-    Eh bé, je vous garantis que ceux-là ne se feraient pas : j'en ai co l's orteils tout doulants.

Madame Hébert s'n allit queri tout un chergement de souliers. « Rasyphe » en essayit co quioques paires, et à force d'essayer, il en trouvit eune paire à san pied.

-    En v'là qui vont, qu'i dit. Je seis à m'n amain (5) dedans, j'y remue l's orteils.

Madame Hébert n'êtait pas au bout de ses pein-nes.

-    V'là ce qu'i me faut pour la mesure, que dit « Rasyphe », mais je voudrais quioque chose de moins conséquent. Ces souliers-là ne me haitent (6) guère... O vont, mais o bossent trop, o pèsent pus d'eune livre chaque. C'est des souliers de terrassier. O n'iraient pas pour la noce ni même pour le recroc (7).

-    C'est des bons souliers, que disait Madame Hébert, des souliers de fatigue, comme en faut à la campagne pour l’hiver.

-    Oui, mais justénément, en hiver je mets mes sabots à collet et mes galoches. C'est pas pour l'hiver que j'ai bêsoin de souliers, c'est pour asteure, pour aller à noce... de mardi en huit... Ous compernez, Madame Hébert ? I me faudrait de la chaussure pus ligère.

- Eh bé, si en cas, que dit Madame Hébert, pernez des souliers bas.

Olle aveindit co eune douzaine de boites.

- Ah! je vous donne bé deu train, que disait « Rasyphe » comme s'il avait été au d'so.

« Rasyphe » recommencit à essayer et, à la douzième paire :

- J'ai trouvé, ce coup-là, qu'i dit. V'là de jolis souliers, vernis et qui cuittent. V'là ce qu'i me faut pour la noce.

Piez i se ravisit. Ses chaussettes li tombaient sur les souliers. Ça ne ferait pas bon effet un jour de noce.

- Bé sûr que non, que dit Madame Hébert, mais dans ce cas-là an met des « fixe-chaussettes ».

O li montrit eune Image pour li espliquer ce que c'était, et comme i ne compernait pas, o li en mint eune paire dans les mains.

- C'est des jerretières. que dit « Rasyphe ».

I ne les essayit pas. I dit que ça le gênerait, que ça li catouillerait le mollet, qu'il 'tait d'excès catouilleux. I ruminit un moment, piez i dit que, tout compte fait, valait mieux qu'i print des souliers ordinaires.

Madame Hébert continuit à déballer des souliers ordinaires, et « Rasyphe » à l's essayer sans rin trouver qui li convint.

- C'est tout de même de la malchance, qu'i disait en soulassant (8), 's pas, Thôdule ?

- Oui, Rasyphe.

- Y a de quei perdre patience.

- Ah! pariou, oui, que se pensait Madame Hébert.

Y avait longtemps qu'olle avait perdu patience; mais o se donnait ben à garde de le laisser vei, - comme faut dans le commerce.

-    A perpos, Madame Hébert, que dit « Rasyphe », Mademoselle Virginie est-eu là ?

-    Non, olle est en course.

-    Je vous le demandais... Tout simpellemont pour... pour savei, pace qué, la dernière fouais, c'est lei qui me servit, 's pas Thôdule ?

-    Oui, Rasyphe.

-    Ec o me trouvit ce que me fallait deu premier coup. Olle a le coup d'yeu... et o connaît mes pieds. Et... comme cela... olle est à la course. O ne va p'tet' pas tarder. En attendis, je pourrais core essayer quioque paires de souliers.

Durant qu'il esssayait co, Virginie rentrit, à bout d'halein-ne. Madame Hébert li fit signe de se cherger de « Rasyphe ». O nn' avait assez, o nn' était élugée (9).

-    Ah! Mademoselle Virginie, que dit « Rasyphe », ous allez me tirer d'embarras.

I tirit sa touine.

-    En voul'ous deux brins, Mademoselle ?

-    Merci, jé nn' use pas, qu'o li rêponit secquement.

C'était eune gent de haute futaie que Virginie, ossue, large d'êpaules, forte comme un cheva, toujous en noir, le bé pincé, et l'yeu du, quasiment mauvais. Olle 'tait mal leunée les trouais-quarts deu temps; et pace qu'olle 'tait restée vieuille fille, olle en voulait à tout le monde, - comme bé d'autres, - de n'avei pas trouvé chaussure à son pied, même dans la boutique à Hébert.

«  Rasyphe » espliquit tout deu long à Virginie ce que li fallait pour la noce de son cousin Wilfrid de Quincu sus Clairotte, qui êpousait la jeune des filles au père Coupiche de Cambuzot :

-    Eune belle grande fille dans votre genre, Mademosellc Virginie. 'S pas, Thôdule ?

-    Oui, Rasyphe.

-    Et qué qu'ous d'sirez comme souliers ?

-    N'importe queue sorte de souliers, pourvu qu'o me vaïjent.

Madame Hébert s'était sauvée, toute rouge, comme s'olle allait avei un coup de sang.

-    V'là ce qui vous faut, que dit Virginie.

« Rasyphe » coulit les souliers.

-    O sont êtreits, qu'i dit. Piez faut vous dire que j'ai l's orteils doulants.

Virginie allit li queri des souliers pour pieds sensibles, mais oz étaient, l's uns trop longs, l's autres trop courts. Y avait ci, y avait ça.

-    Donnez-mei vot' pied, que dit Virginie en s'accouvant à côté de li, je vais prendre vot' mésure.

-    C'est pas des souliers sus mesure que je voudrais, c'est des souliers tout faits, tout prêts à couler... Ous compernez ?... et à man pied, comme de juste.

-    C'est deu quarante-quatre qu'ous chaussez, deu quarante-quatre, grande largeur. J'en avons.

-    Voyons, Rasyphe, que disait Thôdule, dêpêche-tei ! V'là la trente-septième paire que t'essaies. Tu ne vais tout de même pas rester là deux heures de temps à couler et à tirer des souliers.

-    Tu sais que j'ai bésoin de souliers pour la noce... Le sais-tu, oui-t-ou non, Thôdule ?

-    Oui, Rasyphe,

-    Eh bé, je vais essayer jusqu'à ce soir, s'i faut, mais je ne veux pas m'n aller dessans.

-    V'la quatre paires de quarante-quatre. Essayez-les, que dit Virginie, et s'o ne vous chaussent pas, allez en queri aut' part !

Ah! o n'tait pas de bonne himeur, Virginie ! Et olle avait biau être dans le commerce, o ne s'en cachait pas.

« Rasyphe» la regardait deu coin de l'yt'u et il avait ben envie de rire, mais i restait sérieux comme un âne, respect de vous, qui beit dans un siau.

Il essayit donc les quatre paires, et à la quatrième i dit :

-    Ceux-là ne vont pas trop ma, - excepté à la couture... là, vous vyez, sur le dessus... La couture me gêne.

-    La couture ? que dit Virginie, en mettant le deigt dessus, c'té couture-là ne vous gêne pas. Et piez, s'o vous gêne, çà se fera.

-    Mais...

-    Y a pas de « mais », ces souliers-là vous chaussent de première. Les pern'ous, oui-t-ou non?

-    Piésqu'ous me dites que ça se fera à la couture, je vais les prendre.

Virginie l's avait déjà rempaquetés et ficelés dans leu boite.

-    Et combé que ça peut valei, ces souliers-là, que demandit « Rasyphe » ?

-    Soixante-cinq francs quatre-vingt-quinze.

-    Soixante-cinq francs ! oz ont donc rencherdi.

-    Au contraire. An les vendait quatre-vingts francs, l'année passée.

-    Soixante-cinq francs, dix-neuf sous ! C'est bé de l'argent, 's pas, Thôdule ?

-    Oui, Rasyphe.

« Rasyphe » tirit san porte-monnaie.

-    Ous allez me faire eune petite diminution, Mademoiselle Virginie.

-    Ça ne se peut pas, vous vyez la pancarte : Prix fixe.

-    Je veis bé... mais je seis eune vieuille pratique... Ous n'avez guère de pratiques comme mei.

-    Eune chance ! que se pensait Virginie.

-    C'est cheux vous que nos gens m'ont acheté mes premiers « caucaus ». Ous allez me faire eune petite diminution... Quand ce ne serait que de quarante sous, trouais francs.

-    Ça ne se peut pas. Prix fixe.

-    Eh bé, si en cas, que dit « Rasyphe » en remettant son porte-monnaie dans sa pouchette, an ne va pas faire d'affaire. A revoir, Mademoselle Virginie.

 Piez quand i vit qu'olle avait l'air tout êfarouée (10), il eut un bon mouvement. I redoublit et se rapperchit de lei.

-    Mademoselle Virginie, qu'i li dit enter' haut ct bas, i me ferait deu de m'n aller comme cela, et de vous laisser de mauvaise himeur. J'aime mieux vous dire tout de suite ce qui en est et nn'avei le coeur net. J'avais gagé do not' voisin Thôdule, qu'ous vyez là sus le sieu de la porte... j'avais gagé quatre demis et quatre petits pots de la bonne que j'essaierais quarante paires de souliers sans en prendre eune. J'ai gan-gné, s' pas Thôdule ?

-    Oui, Rasyphe.

-    J'ai gan-gné les quatre demis: et y en a un pour vous, Mademoselle Virginie, s'ous voulez veni quant et nous au café de la Pie.

Virginie n'allit pas à la Pie.

______________

   1.   Tricoter des bas.
   2.   Atteignit
   3.   En venir à bout
   4.   Tirer brusquement dans tous les sens
   5.   À mon aise
   6.   Plaisent
   7.   Repas du lendemain
   8.   Soupirant.
   9.   Ennuyée
  10.   effarouchée.



RAGUFINE


Ragufine était eune gent capable: o puçait, o bartait, o blêtait (1), o sciait, olle érait fauché en cas de bésoin. O nn' abattait de l’ouvrage ! et de la grosse ouvrage ! Olle 'tait forte comme un cheva. Olle 'tait putôt d'eune grande vie et o n'avait pas peux d'eune bonne goutte. Olle avait un petit bien, - quasiment la tenue de deux vaches, - et de l'argent étou. Olle avait ben êperné... piez olle avait eu la sucession de sa tante Aglaé de Ménil-Ciboult, dans les dix mille francs, qu'i fut dit. Oui, mais v'là ! il 'tait venu, quioque temps aprez, un horsain, eune espèce de moussieu qui faisait le gros et qui avait la langue bê pendue, - et qui li dit que fallait pas laisser dormi s'n argent, mais la placer, la faire fructifier, comme i disait.

-    Je vous la placerai, vot' monnaie, qu'i dit, à huit deu cent, - et l'intérêt payé d'avance,

Ragufine se mêfiait. I l'embobelinit tout de même - pour deux mille francs. I payit l'intérêt tout de suite. C'était pas malin n'tou. I s'n allit de la partie et Ragufine ne l'a jamais revu, ni ses deux mille francs. Olle érait mieux fait de laisser dormi s'n argent que de la faire rêveiller par ce gars-là.

Ça fait que Ragufine après ce coup-là gardit sa monnaie cheux lei; et pour ne pas mettre tous l's oeufs dans le même panier, comme dit l'autre, o la cachit dans pus d'un endreit, - jusque dans le fond d'un pot à crème et dans la doublure d'eune vieuille cotte, - en attendis qu'olle achetit un coin de terre,

O s'était bé juré de ne pus prêter ne placer. O se laissit co tenter tout de même deux ans aprez. Sa cousine Pélagie s'était mariée do le barbier deu bourg, un nommé Racahout, qui se mint dans la tête d'aller à la ville pour être coiffeur; et, comme les Racahout avaient bésoin de quioques sous pour se commencer, o leux pretit huit cents francs pour un an à cinq deu cent. Au bout d'un an Racahout payit l'intérêt, l'année d'aprez i ne payit rin en tout.

Si bé qué Ragufine s'n allit à Vaucoudray r'clamer ce qui li était dû; et comme o partait pour la gare, la mère Coqueleu li dit :

-    Dites donc, Ragufine, pièsqu'ous allez à Vaucoudray, ramenez-nous donc Bébert, man petit-fi qui est cheux les Piquois, au bout de la ville, route de Falaise. Ça se peut i, Ragufine ?

-    Ça se peut, mère Coqueleu. Je m'en cherge.

-    Eh bé, si en cas, v'là trouais francs pour son billet.

En sortant de la gare de Vaucoudray, olle  avisit un gros moussieu qui s'apperchit de lei et qui li dit poliment, en tirant sei chapiau :

-    S'i vous plait, Madame, qu'i dit, soufflez-mei donc dans l'yeu. Je deis avei là, dans le coin, eune poussière qui ne veut pas s'n aller et qui me fait d'excès ma.

-    C'est p'tet' un guibet, que dit Ragufine.

-    Ça se pourrait co bé. Regardez, qu'i dit. C'est-i un guibet ? Le vy'ous ? Tirez-lé, si en cas, do le coin de vot' moucheux, ou do le bout de vot' deigt, comme ous voudrez.

-    Je veux bé, qu'o dit; mais, en attendis, ne vous frottez pas l'yeu qui vous fait mal. C'est l'autre que faut frotter.

I se trouvit là, à côté deu gros bonhomme, un gars mal miné, qui avait l'air d'un bégaud (2), et Ragufine li dit:

-    Tenez mei donc, s'i vous plait, man sac et man parapluie, qu'o dit, durant que je vais chercher le guibet.

-    Regardez bé, que disait le bonhomme. C'est-i un guibet, eune poussière, un migrot de cherbon ?

Ragufine ne vyait ni guibet. ni poussière, ni cherbon.

-    Eh bé! qu'i dit, soufflez, soufflez fort... pus fort.

O souff1it de toute sa force: eune ventée à renverser un chêne! et o soufflit si longtemps qu'o nn'était tout alouinée (3).

-    Ça deit être parti, qu'i dit... Je seis soulagé.

La pauvre Ragufine l'était étou. Quand o se tournit pour reprendre san sac et san parapluie, le gars n'tait pus là,

-    Eh bé, qu'o dit, me v'là bé. Le connaiss'ous ce pucetier-là, qu'o demandit au bonhomme.

Il dit que non, et que fallait couri cheux le commissaire de police. Et durant qu'oz y allaient :

-    Attendez-moi là eune minute, qu'i dit. Je vais queri deu tabac.

I tournit à main dreite, et i ne revint pas. Ragufine comprint qu'il 'tait de mèche et d'affût do l'autre. Eune chance co qué toute s'n argent n'tait pas dans le sac et qu'o nn'avait d'autre dans la pouchette de sa cotte de dessous. Olle eut bé regret à san sac, qui était tout neu, et ès quinze francs neuf sous qui étalent dedans.

O contit ses malheurs à Racahout qui li dit :

-    Je vais m'n'occuper, qu'i dit. Je connais le commissaire, je l'ai tenu par le bout deu nez bé des fouais... I me deit co trouais barbes. Je cours cheux le commissaire.

Ragufine dit que ça ne pressait pas. Ça pressait, mais olle avait peux qu'i n'êchappit comme l'autre... pour aller queri deu tabac; - censément. o tenait Racahout, o n'allait pas le lâcher. Racahout fit mine de ne pas entendre. I vyait bé que l'orage apperchalt, i voulait se tirer de là un moment.

-    J'y vais, qu'i dit.

I sautit dehors, ct lé v'là parti en courant comme un lièvre.

I n'allit pas loin, et revint écouter au coin de la porte. Ragufine espliquait à Pélagie qué li fallait s'n argent, toute s'n argent et tout de suite.

-    Ça ne se peut pas, ma pauvre Ragufine, que disait Pélagie, ça ne se peut pas. Je n'avons pas le sou, le commerce ne va pas. Y a la crise, y a la concurrence. Il est venu à la fin de mar un grand débaltafrisé - de l'autre côté de Falaise, qu'i parait. - Il a ouvert boutique sus la place deu Marché, à côté de la Grande Pharmacerie… Deux salons ! do des glaces tout alentour où qu'an se veit de haut en bas. Deux salons ! et y en a un pour les femmes, qui vont s'y faire onduler !

-    Onduler! que dit Ragufine qui kéryait qué n'y avait que la tôle a être ondulée.

Fallut que Pélagie li espliquit qu'y avait étou des tignasses ondulées et qui donnaient ès dames et ès demoselles un faux air, respect de vous, de chiens caniches. Racahout rase bê, que dit Pélagie, i rase de première, mais i n'est co pas de ces pus adreits ès ondulations, - surtout ès permanentes... qui durent huit jours... Et ça fait que le gars de Falaise nous a enlevé pus de la meitié de nos pratiques. C'est pourquei, je vous en supplie en grâce, attendez core un bout de temps: et, si l's affaires ne reprennent pas, je vendrons le petit pré qui nous reste et je vous rendrons les huit cents francs.

Là-dessus o se mint à souleuser et à pleurer: et olle embrassit Ragufine cinq six fouais d'affilée, Racahout qui rentrit au moment n'eut pas besoin de se forcer pour pleurer comme Pélagie. Il embrassit Ragufine sus les deux joes, - et bé des fouais. - et o se la passaient pour l'embrasser et la rembrasser. Si bé que Ragufine enn' était êfarée et se demandait quand que ça qu'allait fini. O ne s'attendrit pas quante même, o dit co que li fallait s'n argent; mais o se perlait ben en lei-même qu'o n'allait pas la ravei.

Ragufine dînit cheux Pélagie; et comme o n'avait pas dix-heuré, olle avait appétit. O mangit eune bonne bouchée. Autant de prins sus les huit cents francs,

Au café, Pélagie ne servit pas d'iau-de-vie; et comme o vyait que Ragufine n'en revenait pas :

-    Ya des semain-ne que j'en n'avons pus, qu'o dit, o se remint à pleurer comme eune fontain-ne,

Ce coup-là Ragufine s'attendrit, o se levit.

-    Donnez-mei eune bouteille ou eune taupette (4) qu'o dit.

Et la v'là partie à grandes ajambées cheux l'épicière d'en face, et olle en rapportit eune chopine de celle de cidre. Olle en versit et en reversit à Racahout et à Pélagie - et à lei étou comme de juste, O n'tait pas gent à s'oubelier, la chopine y passit et, tout en beivant. - et en pleurant eune fouais de temps en temps, - o causèrent.

-    Je ne voudrais tout de même pas, que dit Ragufine, vous laisser dans le malheur... Penser qu'ous n'avez rin à mettre dans vot' café ! Y érait moyen de s'entendre, que je creis. Gardez co quioque temps mes huit cents francs. J'en ai bêsoin, mais j'en trouverai autre part; ct s'ous mo demandiez trente ou quarante écus de pus un jour ou 1'autre je tâcherais de vous les trouver d'un côté ou de l'autre,.. pace qué, comme je vous le dis, la main sus la conscience, ça me fait deu de vous vei dans le malheur, sans eune goutte à mettre dans vot' café ! Solement s'ous ne me rendiez pas mn' argent l'année qui vient, ous me paieriez do vot' pré. J'érais le pré de la Mare. I n'est pas grand et y a bé deu jonc. Qué que t'en dis, Pélagie ? Qué qu'ous en dites, Racahout ? Si je sommes d'accord, v'n'ous en quant et mei cheux le notaire siner un papier comme quei c'est entendu et réglé.

Oz allirent donc au notairiat et oz en passirent par où que voulait Ragufine. Fallut siner.

Ragufine était pus d'a meitié reconsolée d'avei perdu san parapluie et san sac et les quinze francs neuf sous qui étaient dedans, sans compter les trouais francs pour le billet à Bébert; et piez o se pensait en lei-même qu'olle avait bé des chances asteure d'avei le pré de la Mare à bon compte.


*
*  *


En sortant deu notairiat, Ragufine s'n allit queri Bébert cheux les Piquois, à l'autre bout de Vaucoudray; et comme o passait sus la Grand-Place, o rencontrit Clodomir, le voiturier, qui li proposit de la remmener.

-    Parjou ! Je veux bé, qu'o dit; et ça se trouve bé, vu que man billet de retour est dans le sac, do les quinze francs neuf sous, sans compter les trouais francs pour le billet de Bébert. Mais... à perpos, ér'ous de la place pour Bébert étou ?

-    Oui, y a de la place pour vous deux. Trouv'ous au Canard Blanc au quart moins de sept heures. Je serons rentrés à la soirante. Faut rentrer de jour : j'ai oubélié ma lanterne.

Quand Ragufine arrivit cheux les Piquois pour prendre Bébert, i n'tait pas là, et o ne savaient pas où qu'il 'tait. I n'tait pas commode à teni, Bébert; et Piquois li-même avait bé deu ma à s'en chevi. Il avait êchappé eune fouais jusqu'à la Lande-Huguet. I quérouinit (5) toute la matinée dans le jardin ès Côtard; et le curé le trouvit, à trouais heures de relevée, en train de manger de la laitue.

-    Olle est bonne, ta surelle, que li dit Bébert.

Il en fit bé d'autres. O li avaient d'fendu d'aller à l'entour deu tonnet et de toucher à la quenelle. Raison de pus pour y aller: i faisait tout à la rebours de ce qu'an li disait. Il y allit et mint le beire avau la cave. Pus de cinquante pots de perdus! et deu cidre de première, quasiment deu pur jus ! I cassit la montre à Piquois, pour vei, comme i dit, la petite bête qui était dedans, il avalit les pilules à la grand'mère et eut des tranchées à faire péri un cheva; i grippit dans la vigne à l'espert geômètre, i chut do la vigne et se pochit, il érait pu se casser le cou. Voulut-i pas étou apprendre à nager au matou de Mademoselle Clopin dans la cuve où qu'o lavait ses bouteilles ? Enfin i leux en fit vei de toutes les sortes. Non, bé sûr, qu'o ne chômaient pas d'occupation do ce mogneau-là!

Piquois appelit Bébert et Bébert ne rêponit pas. Il 'tait monté dans le clocher de l'église Saint-Jacques et le custos n'y trouvit le gârs que quand i se mint à sonner le tocsin. Il avait êté vei, qu'i dit, comment que c'est fait, les cloches, et comment que ça sonne. Ah! oui, an peut dire que les Piquois n'eurent pas deu de s'en dêfaire. I les faisait tourner en bourriques.

Ragufine fit la collation cheux les Piquois et, au café, Bébert voulut avei sa goutte comme l's autres. Piquois fit mine de li en verser un d'gout, mals Bébert ouvrait l'yeu :

-    Pas de moquettes, qu'i dit.

Piquols li en versit quioques lermes de celle de vin.

...Ragufine trouvit Clodomir au Canard Blanc, comme il avait dit, en train d'en prendre pour un sou. I l'invitit à faire comme li. Bébert voulait deu café étou et o li en donnirent pour avei la paix. Piez Ragufine en ôffr'it eune autre soutée à Clodomir pour sa pein-ne, piésqu'i les remportait.

Il 'tait pus de sept heures quand o montirent en voiture. Ragufine avait prins Bébert sus ses genoux; et comme i s'était endormi tout de suite, Clodomir l'allongit, dans le fond, sus la paille. La nuit venait... Le voiturier, qui n'avait pas de lanterne, arrêtit à la Fougeraye et d'scendit au café Boulet pour en emprunter eune. Et durant que la Boulette li trouvait un bout de chandelle et eune vieuille lanterne qui n'avait que trouais vitres sus quatre, - et eune bé malade core ! et des toiles d'éraignée partout ! - le voiturier, qui avait sei, commandit un pot de beire. Et quand le pot fut vide, Ragufine, qui en avait bu sa part, en ôffrit pour un sou à Clodomir; et comme Boulet restait là à les regarder…

-    Assiéz'ous, Boulet, que dit Clodomir, assiéz'ous et faites comme nous.

 Après qu'oz eurent vidé leux tasses, Boulet leux ôffrit un cuiraço. Clodomir dit qu'il aimait mieux un fil, Ragufine goûtit au cuiraço : o trouvit que c'était gras, pas net au coeur.

-    Oui, que dit le voiturier, ça n'a pas de degrés.

Si bé que Boulet qui vyalt que Ragufine faisait la grimace allit queri la carafe à celle de cidre et en versit eune bonne goutte dans le verre de cuiraço pour le remonter et le dégraisser. Les Piquois avalent bé recommandé à Ragufine d'avei l'yeu sus Bébert. Si bé que quand o remontit en voiture do la lanterne, où qu'o venait d'allumer le bout de chandelle, o jetit un coup d'yeu dans le fond, où qu'o s'attendait vei Bébert. Hélos ! i n'y était pus !

O le cherchirent partout, sous la cherreterie, dans le vieux fournil, dans le douet Ferré, dans la mare ès Pérard, dans le courtil ès Gignolles - où qu'il 'tait p’tet' co ben en train de manger de la surelle. O cherchirent bé: mais autant chercher, comme dit l'autre, un nid de souris dans l'oreille d'un chat.

Clodomir ne se faisait pas de bile, i s'était remins à beire. Ah! Il en mouvit et il en suppit, des soutées !

-    Ça se perd pas, c'té grain-ne-là, qu'i disait; Bébert est là au travers, en train de quérouiner, bé hasard: tâchez de le racoinster (6) et donnez-li eu fie bonne scionnée.

Ragufine était dans tous ses états, o nn'avait ma dans le corps, Qué qu'allait dire la mère Coqueleu ? Qué que diraient étou les Piquois ?

O furent  plus d’eune heure devant que de trouver Bébert dans le tas ès Durand, - couché dans le fein et qui dormait comme un lérot ( ). Ce fut Olympe, la servante ès Durand, qui le rêveillit en pilant dessus: et Bébert se mit à crier comme un fersouaie. Oz eurent bé peux tous les deux,

Ragufine, Bébert et le voiturier remontirent en voiture. Ragufine tenait d'eune main la lanterne et le petit gars de l'autre ct o tenait bon. Clodomir fouettit son quercan. I faisait vent; et, comme i manquait eune vitre à la lanterne, le bout de chandelle s'êteignit, Clodomir ne russit à le rallumer qu'à la cintiéme allumette, - la dernière. I ne restait quasiment pas de chandelle, - guère pus d'un demi-pouce. O ne fit pas long feu; et au moment qu'o s'êteignait, o se trouvirent nez à nez do les gendarmes.

Oz étaient au carrefour de la Forêterie, en face deu café Tripier. Fallut d'scendre et entrer à l'auberge pour donner leux noms ès gendarmes, Clodomir eut bé deu ma à donner le sien: il 'tait parti pour la gloire et il avait la langue putôt épaisse, Ragufine nn'avait pas, lei, olle 'tait récente comme en se levant, et olle 'tait prête à s'espliquer. Mais sitôt qu'olle ouvrait la bouche, l'ci qui êcrivait sus san canepin li criait:

-    Tais'ous!

C'était un gros gendarme, pansu comme un poulain tardi, et qui avait de gros yeux de huant, tout ronds, tout noueirs, ct l'air mauvais comme un vipère. L'autre était pus haut de taille, dreit comme un cierge, - bel homme, bonne philomie, - la bouche d'excès large, par exemple. Clodomir, qui a co souvent le mot pour rire, a dit bé des fouais dépiez que ce gars-là avait dû, quand il 'tait pétiot, manger sa bouillie do un sabre. Il avait quante même l'air d'eune bonne pâte de gendarme, comme i s'en trouve co, Dieu merci, au temps d'asteure.

-    Espliqu'ous, qu'i dit à Ragufine.

-    Tais'ous, que dit l'autre.

-    « Espliqu'ous... tais'ous... » Mais, que dit Ragufine...

-    Tais'ous, qu'on vous dit.

Le grand fit signe à Ragufine d'attendre core un petit moment, et quand le gros eut fini sa page d'êcriture, i dit étou :

-    Espliqu'ous.

De ce coup-là o s'espIiquit, o leux contit - tout à la traverse, pu exemple, - comme quei et pourquei oz étalent en retard à cause de Bébert qui s'était sauvé dans le tas ès Durand, de la lanterne qui était vieuille et deu bout de chandelle qui était court, et deu vent qui était grand; et o leux disait de temps en temps;

-    Ous compernez ?

O ne compernaient rin ou à pu prez; mais le grand riait de si bon coeur que le gros finit par rire étou. Clodomir, qui vyait que ça faisait bé, essayit de s'espliquer à san tour. I ne put pas; et le gros gendarme causit de li faire un autre procès pour avei bu pus que devei, et de l'emmener à la souette. Ragufine le sauvit, o dit ès gendarmes que Clodomir était un homme de conduite, et qui no beivait pas, - qu'il avait femme et sfants - huit êfants, ct le dernier baptisé de la veille.

-    Pour ce qui est d' « en avei », qu'o dit, i nn'a pas en tout. Si bègue un brin, c'est que ça li a fait de l'effet, - ous compernez, - d'être arrêté sus route, i nn' a eu les sangs tournés, i ne sait pas dans par où qui nn'est, le pauvre Clodomir.

-    C'est cela, que dit le grand gendarme, mettons que Clodomir est ému.

-    Pour en r'veni à la lanterne, que dit Ragufine, la chandelle venait de s'êteindre. Ous pouvez toucher le fond de la lanterne, il est co chaud. Le gros n'y touchit pas, l'autre passit sa main sous la lanterne.

-    Fectivement, qu'i dit, c'est chaud.

C'était gras étou. Le sui avait jusé par dessous et i nn'avait plein la main. Ragufine, qui baissait l's yeux au moment, vit eune tache d'un pied de large dans le devant de sa robe de mérinos.

-    Hélos! qu'o dit, ma cotte est perdue.

Le grand gendarme causit eune minute enter' haut et bas do l'ci qui avait un gros ventre, piez i dit en apperchant sa chaire de celle de Ragufine :

-    L'affaire n'éra pas de suites, qu'i li dit tout bas.

Ragufine était heureuse. Olle érait ben embrassé les gendarmes, surtout le grand.

-    Qué qu'an peut vous ôfri ? qu'o leux dit.

Ragufine contit par aprez qu'o ne voulurent pas se laisser payer à beire, et que, durant qu'olle en pernait pour un sou do Clodomir, les gendarmes beivaient à part à la table d'à côté, mais qu'o ne trinquirent pas. O causirent, o jastoisirent, v'là tout. Yen eut qui dirent que c'était inkériable. Y en eut étou qui dirent qu'oz étaient à la même table et qu'oz avaient fait des parties de trente-et-un jusqu'à deux heures dé matin.

Il en fut dit, - et bé pus que n'y en avait. Et pour ce qui est d'avei joué jusqu'à deux heures dé matin, c'était des menteries. Oz arrivirent à minuit cheux la mère Coqueleu qui leux chauffit le café qui restait d'à médi. Clodomir et Ragufine dirent qu'oz aimaient mieux un verre de beire, la mèrc Coqueleu aillit leux en queri un pot. Le café chauffait durant ce temps-là. Quand i fut prêt :

-    Ma fei, que dit Clodomir, autant le beire piésqu'il est chaud.

Et la mère Coqueleu, pour ne pas le laisser beire tout seu, en versit à Ragufine et à lei-même. Quioques jours aprez, le grand gendarme passit par là et il entrit cheux Ragufine. I revint, - toujous bel homme, toujous aimable et de bonne himeur. I revint souvent... Les gens commençaient à causer.

Raguflne et san gendarme allaient ês noix, o tônyaient le long des viettes et des petits chemins. Les gens trouvaient qué y avait de l'excès.

Ragufine n'tait pus toute jeune : y avait pus de trente ans qu'olle avait perdu ses dents de lait; mais o n'était pas faite pour de rester vieuille fille, et olle 'tait toute prête à se mettre à ménage s'i se trouvait eune occasion. O se trouvit: et ça finit comme fallait. Oz étaient de la même âge, o se plaisaient, o cordaient, o se mariirent. Et Ragufine ne se plaignit pas trop longtemps d'avei perdu san sac et san parapluie, et d'avei abîmé sa cotte deu dimanche. Olle avait un gendarme, qui était bel homme et homme de conduite, et capable, à la veille de passer brigadier: et, ce qui li fit quasiment autant de plaisi, l'année d'aprez olle eut, à bon compte, le petit pré de la Mare.

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   1.   Enlever des plaques d’herbe.
   2.   Sot.
   3.   Étourdie.
   4.   Petit flacon.
   5.   Manger des quérouins, des pommes vertes.
   6.   Coincer dans un coin.




LA QUÊTE


L'abbé Guiffon était depuis trois ans curé de Rachy-sur-Esque, une des plus jolies paroisses du Bocage Normand. Pays boisé, prairies, herbages, plants de pommiers et, ça et là, quelques vallons étroits où serpentaient des eaux rapides. Les habitants vivaient à l'aise, élevaient leur bétail, récoltaient leur foin et leurs pommes, et vendaient leurs produits aux marchés voisins. Ils étaient pour la plupart assidus aux offices du dimanche, et il y avait peu de paroisses de la région où les bonnes vieilles traditions se fussent aussi bien conservées.

Cependant l'abbé Guiffon n'avait pas tardé à remarquer que ses ouailles manquaient de générosité. Le sacristain, Jean-François, qui faisait la quête chaque dimanche, ne rapportait qu'une somme insignifiante. Même les jours de fêtes carillonnées, la collecte ne s'élevait jamais à plus d'un franc quatre-vingt-quinze centimes, - trente neuf sous ! Et comme Jean-François en retirait dix pour sa tournée, il en restait au plus vingt-neuf pour la fabrique.

Le curé n'avait pas manqué d'en exprimer sa surprise à son sacristain, homme sûr, avisé et de bon conseil, en qui il avait la plus grande confiance. Jean-François avait hoché la tête.

-    O sont comme cela, Moussieu le Curé, et o resteront comme cela.

-    Vous croyez, Jean-François, qu'il est inutile de leur en dire un mot du haut de la chaire ?

-    Oui. J'ai bé peux que ça ne serve à rin.

-    Comment ! poursuivit l'abbé Guiffon, voilà des gens qui ne se privent de rien, qui vivent comme coqs en pâte, qui roulent en auto, et dont les filles sont habillées, les jours de fête. comme des princesses, - bas de soie, souliers vernis et le reste... Et la plupart ne donnent même pas un sou à la quête du dimanche! Une telle ladre.., parcimonie est inadmissible et révoltante. Vous ne trouvez pas, Jean-François ?

-    Qué qu'ous voulez, Moussieu le Curé, o sont comme cela.

-    Ceux qui viennent à la messe basse s'en vont ensuite faire une station prolongée à l'auberge. Ils se gorgent de tripes et de beefsteak, boivent deux ou trois cafés, copieusement additionnés d'eau-de-vie... Il me semble que ces gens-là pourraient facilement vous remettre quelques sous quand vous passez dans leurs rangs.

-    Oui, sans doute. O pourraient.

-    Eh bien ! puisqu'ils le peuvent, je juge convenable et même indispensable de leur représenter qu'ils le doivent.

-    Je n'ai pas de conseil à vous donner, Moussieu le Curé, mais s'ous leux en touchiez deux mots, faudrait leux dire la chose en douceur... pace qué j'ai bé peux que ça ne serve à rin.

Le dimanche suivant, le curé dit la chose... en douceur et fit lui-même la quête pendant qu'on chantait le « Credo ». Il récolta onze petits sous... et un bouton. Un certain nombre de paroissiens, mécontents des reproches - bien discrets cependant - que leur avait adressés le curé, avaient préféré garder leurs cinq centimes. Ils n'admettaient pas qu'on leur fit des remontrances sur ce point, - comme sur beaucoup d'autres - et à une leçon ils répliquaient tout de suite par une autre.

L'abbé Guiffon fut navré et eut soin de dire à son sacristain que c'était navrant. Jean-François en convint et ajouta une fois de plus:

-    O sont comme cela... Ya rin à faire.

Quand le sacristain - ou le « custos », comme on dit dans le pays - passait parmi les fidèles, chaque dimanche, il continuait d'y trouver à peu près la même somme, - jamais plus de vingt-neuf sous, dix-neuf net pour la fabrique.

Cependant, le jour de la Toussaint, Monsieur Glume, gros industriel de la paroisse qui mettait rarement les pieds à l'église, déposa dans le plat du sacristain un billet de dix francs. Ce bon exemple ne fut pas suivi par les habitants de Rachy-sur-Esque. Ils ne virent dans ce geste qu'une ostentation choquante; et plusieurs paroissiens, bien que froissés de cette prodigalité inaccoutumée, en profitèrent en s'abstenant de verser leur contribution hebdomadaire de cinq centimes. Le produit de la quête fut ce jour-là de dix francs quarante-cinq centimes.

L'abbé Guiffon s'obstinait dans son espoir d'amener ses paroissiens à une générosité plus marquée; et, puisque son éloquence avait échoué, il eut l'idée de faire appel à un orateur sacré, renommé dans toute la Basse-Normandie et qui avait opéré des merveilles dans la paroisse même de Rachy-sur-Esque. Il y avait prêché une mission quelques années auparavant et ramené au bercail mainte brebis égarée. Certain sabotier, entre autres, qui pendant plus de quarante ans avait renoncé à toute pratique religieuse, était revenu à l'église et s'était montré, depuis lors, d'une piété édifiante. L'abbé Guiffon pria donc le Père Trubat de venir exhorter ses ouailles à la générosité.

L'éminent prédicateur s'empressa de se rendre à cette invitation, et à la nouvelle de son arrivée, toute la paroisse accourut. L'église était comble. Monsieur Glume cependant était absent. Il eut été enchanté d'entendre le Père Trubat dont il appréciait le grand talent, - sans en être néanmoins touché au point de rentrer dans la bonne voie. Monsieur Glume professait en politique des opinions très avancées et en religion un rationalisme primaire et inébranlable. C'était un dur-à-cuire et il s'en faisait gloire. Obligé de partir en voyage pour affaires, il ne vint donc pas admirer une fois de plus l'éloquence du Père Trubat. Il était avantageusement représenté par Madame et Mesdemoiselles Glume - Solange et Gisèle - et par le jeune Glume - Evariste; - et à l'exclusion de ce rejeton, qui manifestait déjà des dispositions marquées à suivre les traces du papa, la famille était prête comme toujours non seulement à goûter l'art oratoire du Père Trubat, mais aussi à se laisser entraîner par sa parole abondante, chaleureuse et persuasive.

Le missionnaire était de haute taille et doué d'un embonpoint qui ajoutait à sa belle prestance. Il avait la voix forte, chaude et vibrante, le visage expressif, sympathique, coloré, et des yeux empreints généralement d'indulgence et de mansuétude, mais qui savaient au besoin lancer des éclairs. Dès qu'il monta en chaire, tous les paroissiens, même ceux qui d'ordinaire, au moment du sermon, se carraient ou se rencognaient dans leurs bancs pour écouter plus commodément leur pasteur, - ou sommeiller plus à l'aise - prirent une tout autre attitude.

Le Père Trubat parla de l'aumône et traita le sujet avec toute l'ampleur qu'il comportait. Il prêcha bien et longtemps; et, quoique le dicton « courte messe et long dîner » résume assez heureusement l'opinion des Bas-Normands quant aux observances dominicales, personne n'eut l'idée de reprocher à l'orateur ses copieux développements et ses multiples digressions. Le sermon fut goûté de tous jusqu'à la fin, - exclusivement. Après avoir montré que c'est une obligation pour les chrétiens de secourir les malheureux et les déshérités, il crut bon de rappeler que la véritable charité se distingue de la bienfaisance, vertu purement humaine, et qu'elle a de plus vastes frontières; et que, si nous devons donner aux pauvres une part de nos biens, nous devons aussi, pour commencer, en consacrer une partie à la maison de Celui qui nous les a prodigués. L'orateur sacré fit allusion au mauvais état de la toiture de l'église, au clocher qui menaçait ruine; et il allait exposer que le digne et dévoué pasteur de Rachy-sur-Esque avait besoin de sérieuses ressources pour effectuer des réparations nécessaires et urgentes; mais il remarqua que les visages s'étaient tout à coup rembrunis et que, d'un mouvement unanime, les fidèles se renfonçaient dans leurs bancs avec tous les signes d'une irrésistible lassitude.

Il n'insista pas; et pour reconquérir - dans la mesure du possible - ces auditeurs qu'il avait tenus jusqu'alors entre ses mains, il termina son sermon par une historiette amusante, qui réveilla un peu l'attention et laissa tout le monde sous une impression relativement satisfaisante.

A peine descendu de la chaire, le Père Trubat fit lui-même la quête, il passa lentement, s'arrêta au besoin devant ceux et celles qui n'avaient pas encore préparé leur obole. Les fidèles qui n'avaient rien à offrir avaient bien besoin de s'incliner d'un air respectueux et contrit devant l'éloquent sermonnaire, comme ils le faisaient, du reste, devant le curé et même devant le « custos ». Beaucoup s'inclinèrent. Cependant quelques pièces de billon tombaient ça et là dans le plat argenté.

Après la grand'messe le curé s'informa tout de suite du produit de la quête.

-    Voilà, dit le Père Trubat... Deux francs quarante-cinq.

-    Ce n'est pas brillant, déclara l'abbé Guiffon. C'est néanmoins un résultat inattendu et plein de promesses pour l'avenir. Songez que même les jours de grande fête - double de première classe - le montant de la quête ne s'est jamais élevé à plus de vingt-neuf sous.

-    Il est peut-être bon de vous dire, soupira le Père Trubat, que j'ai versé mon obole, - autrement dit un franc.



LA MARMITE


La mère Quatre-Ecus habitait, au hameau de la Folletière, une vieille chaumière basse, bâtie de granit et de moellon, au milieu d'un plant de pommiers. Elle se levait tôt, allait et venait toute la journée, soignait sa vache, ses volailles et son cochon. Le dimanche elle descendait à la bourgade, située à quatre kilomètres de là, assistait à la messe matinale et faisait quelques menus achats. Presque tous les lundis elle allait vendre un petit coin de beurre au marché de Tinchebray. Bien qu'âgée de plus de soixante-quinze ans, elle restait active et vaillante, et jamais l'idée ne lui était venue de trouver son existence monotone. Elle recevait rarement une visite et ne s'en plaignait pas: elle avait fort à faire et n'aimait pas être « détourbée » (dérangée).

Aussi fut-elle plutôt surprise lorsque, par une claire après midi de septembre, M. Courtignon se présenta chez elle. Ce visiteur, qu'elle connaissait de vue et de nom, était un percepteur en retraite qui était venu couler ses derniers jours au pays natal. Il avait la passion des antiquités; mais il était plutôt amateur que connaisseur, et il avait encombré sa maison de vieilleries, presque toutes dépourvues de valeur et d'intérêt. Il avait réuni pieusement des vis de vieux pressoirs, des coffres vermoulus, des pichets en terre de Ger, des lampes à huile, des bassinoires... Sa collection était telle qu'il avait quelque peine à circuler dans ses appartements; et pourtant sa passion était loin d'être assouvie.

S'il venait chez la mère Quatre-Ecus, c'était dans l'espoir d'y découvrir de nouveaux trésors. Il avait appris qu'un magistrat, de passage au Theil, s'était rendu à la Folletière l'année précédente et y avait déniché des antiquités rares, entres autres une buire magnifique, bien que fêlée, et une marmite de forme très originale. En entrant il avait aperçu, rangée au coin du foyer, une petite marmite, dont l'aspect l'avait tout de suite séduit; et, après quelques compliments adressés à la maîtresse de céans sur sa bonne mine, il lui proposa d'acheter le susdit ustensile de cuisine.

- Je voudrais bé, Moussieu Courtignon, dit-elle, je voudrais bé, mais ça ne se peut pas. J'ai vendu la pareille, l'année passée, et eune chance que j'ai retrouvé c'té-là dans l'en-bas de la vieuille maison, car y en n'a pus en place. Et core olle 'tait si tellement rouillée que j'ai eu bé deu ma à la raffaiter. Olle est raffaitée asteure, olle est bonne, o fait m'n affaire. Olle est bonne à tout. J'y fais ma soupe, j'y fais cuire le lard, les truches (pommes de terre), la ché de boucherie, la volaille, - tout ! J'y fais man café, et je le passe à la chausse qu'ous vyez pendue lo, à dreite, dans le coin de la cheminée, comme au temps d'autefouais. Et il est bon.

Ma bru m'a ôfert eu ne cafetière, eune castrole et un treipied. Je ne m'en sers pas, j'aime mieux ma marmite. J'y seis habituée. Piez o me sert de baronnette. Le soir quand je la veis se couvri de petits bonshommes rouges, je me dis: i va en veni, i va co, plouvre.

M. Courtignon essaya plus d'une fois d'interrompre cet éloge dithyrambique; mais la mère Quatre-Ecus était partie. Elle ne devait s'arrêter que lorsqu'elle serait à bout de souffle.   

- S'pas qu'olle est jolie ? An n'en fait pus comme cela. J'en ai cherché à Tinchébray, à Flers, j'ai êté jusqu'à Vire pour en trouver eune. Y en n'a pus, ça ne se fait pus, qu'an me disait, partout. An ne vous en ferait pas eune, même sus commande. J'avais tort d'aller si loin, j'en avais eune sous la main. Je me souvins de la marmite à not' grand'mère, et je me dis qu'o devait être dans l'en-bas de la vieuille maison, là-bas au fond du jardin. Eune chance que je l'y retrouvis, - sans quei je ne me serais jamais reconsolée d'avei vendu l'autre au moussieu de Paris. Olle est toute pétiote, comme ous vyez, mais bé commode, - haute sus pattes... Pas besoin de crimaillère. An peut faire deu feu dessous sans qu'o seit pendue. Oui, an peut dire qu'olle est commode, et jolie, d'excès jolie.

La mère Quatre-Ecus s'était arrêtée pour reprendre haleine, M. Courtlgnon profita de l'occasion pour lui demander:

- Consentiriez-vous tout de même à vous en défaire, si...

- M'en dêfaire ! Qué que je deviendrais sans ma marmite ?

- Si on vous en proposait un bon prix ?

- Je ne la vendrais pas pour tout l'or deu monde. An n'en fait pus comme cela.

- Combien avez-vous vendu la précédente ?

- Je ne m'en rappelle solement pus, je sais que c'était un bon prix, - mais moins qu'o ne valait. Le moussieu de Paris le sait ben étou, et toutes les fouais qu'i repasse par Le Theil i vient me vei et i me fait des cadeaux. I m'a donné un châle, eune paire de chausserons que je mets dans mes sabots, - et eune montre, la montre en argent qu'ous vyez lo pendue au clou, au dessus de la cheminée.

- Voyons. si je vous en donnais cinquante francs.

- Ça ne se peut pas. S'ous tenez à en avei eune comme c'té là, cherchez. Ous érez p'tet' pus de chance que mei. Ous en trouvériez p'tet' bé à Paris, dans les grands magasins. Paraît qu'an y vend de tout. Et s'ous en trouviez eune, o serait neuve.

- Je ne tiens pas à ce qu'elle soit neuve.

- Mei n'tout J'en aime mieux eune vieille, ben affaitée.

- Voyons, parlons sérieusement. Dites-moi un prix.

- Je n'ai pas de prix à vous dire, Moussieu Courtignon, je tiens à garder ma marmite.

- Si je vous en donnais cent francs!... Vous auriez de quoi acheter toute une batterie de cuisine.

- Non, je vous dis. J'y tiens. Et piez an m'n a ôfert bé pus qu'ous ne m'en dites. Venderdi la relevée i vint un grand moussieu, un juge de Caen, et i m'achetit eune bie (buire), eune vieuille bie qui n'avait pus d'anse... I m'en bâillit deux cents francs, et i l'emportit sous san bras; il érait bé voulu ma petite marmite étou au même prix. Mais je ne cédis pas. I s’n allit desans.

- Deux cents francs ! Mais c'est de quoi acheter une vache ! 

- Eune vache ! au prix où qu'est le bestial asteure. Y érait tout juste de quei se payer eune brebis.

Deux cents francs ! M. Courtignon n'en revenait pas. Ce serait folie que de débourser une telle somme pour ce vétuste ustensile, barbouillé de suie au dehors et de graisse en dedans. Cependant en la voyant rangée seulette au coin de la cheminée, si accorte, si attrayante dans son costume archaïque et négligé, il songeait:

- J'aimerais mieux la voir chez moi, dans mon musée d'antiquités, que dans le taudis de la mère Quatre-Ecus.

Et comme il n'était pas dépourvu d’imagination, surtout quand il s'agissait de vieilleries, il crut la voir,- il la vit lui cligner de l'oeil et lui adresser un de ces sourires ! un long sourire aimable, mélancolique et suppliant qui disait :

- Je suis à vous. De grâce ne laissez pas la pauvre Cendrillon se morfondre dans ce coin misérable. Il ne me siérait pas de vanter mes avantages... Vous me voyez... « Nigra sum sed formosa ». Je vaux bien vos pots cassés, vos fusils à pierre, vos poëlons à longue queue et vos dames-jeannes obèses... Je suis prête à vous suivre. Enlevez-moi, cher Monsieur Courtignon. Quelques chiffons de papier !... Vous n'êtes pas à cela près !

Sous le coup de l'émotion causée par cet appel pathétique, M. Courtignon tira de son portefeuille trois billets de cent francs.

- Tenez, Madame Colas, voici trois billets de cent francs. Rendez-moi cinquante francs, et n'en parlons plus.

Les billets étalent étalés sur la table. Les yeux de la mère Quatre-Ecus s'étaient brusquement allumés; et, si troublé que fût M. Courtignon, il s'en aperçut aussitôt. Maintenant il dominait la situation. Deux cent cinquante francs pour une marmite, c'était une folie. Mais il était sûr de l'avoir.

- A vous de décider, Madame Colas.

- D'abord et d'eune, Moussieu Courtignon, je n'érais pas de quel vous rendre. Piez la marmite vaut bé trouais cents francs.

M. Courtignon resta inébranlable.

- Deux cent cinquante francs. Pu un sou de plus. Sinon...

Et il fit le geste de reprendre ses billets.

- Je m'en vais aller vei de l'aut' côté, dit la mère Quatre-Ecus, si j'ai de quei vous rendre...

Pendant l'absence de la bonne femme, la petite marmite clignait de l'oeil plus que jamais, et elle souriait d'un sourire de plus en plus large... Elle s'extasiait à l'idée de ce brusque et merveilleux enlèvement.

- V'là tout ce que j'ai, dit la mère Quatre-Ecus. qui rapportait quelques billets de cinq et de dix francs.

   Elle les comptait en les alignant sur la table.

- Ça nous fait vingt-cinq, trente, trente-cinq et quarante... C'est tout, je nn'ai pus.

- Cherchez; cherchez bien. Cherchez dans votre palliasse, s'il le faut.

- Dans ma paillasse ! Ah ! Moussieu Courtignon, v'là eune raison qu'ous ériez mieux fait de garder pour vous. Dans ma paillasse ! Ous savez aussi bé que mei que l'argent ne pousse pas le long des viettes et qu'olle est bé malaisée à gan-gner au temps d'asteure. Non, bé sûr, je n'ai pas d'argent à cacher dans ma paillasse, ni en place. Je vais regarder si j'ai co quioque monnaie dans le buffet, mais je ne vais pas aller en queri aut'part... Tenez, v'là co quatre francs huit sous. C'est tout ce que je peux vous donner. Et je vais me trouver sans monnaie ! Si ça ne fait pas le compte, y a rin de fait. Repernez vos billets et je garde ma marmite.

M. Courtignon savait bien que la mère Quatre-Ecus aurait pu dénicher encore quelques petits billets, sans parler des gros; mais il était fatigué de cet interminable marchandage. Puis la marmite lui lançait des oeillades si tendres, si suppliantes !

- Allons, dit-il, affaire conclue. Et si j'ai risqué une mauvaise plaisanterie ne m'en gardez pas rancune.

L'incident ne devait pas avoir de suites. La physionomie de la mère Quatre-Ecus avait repris une expression presque aimable. Elle proposa à M. Courtignon de « beire » un verre de cidre et de manger « eune bouchée ».

- Y a pas grand'chose à vous ôfri, dit-elle. Y a co tout de même eune ossaille, un reste de Livarot bé fait... et deu café. Il en reste d'à médi.

Ni I'ossaille, ni le livarot, ni le café éventé, fait dans la petite marmite, ne tentèrent M. Courtignon. Il avait hâte d'enlever son trésor.

- Ous n'allez pas vous en cherger, dit la mère Quatre-Ecus, laissez-la jusqu'à demain; et je vous la ferai porter par le petit gars à Clémence.

- Non, merci, je l'emporte.

- Donn'ous ben à garde de vous talboter.

M. Courtignon prit la marmite, et, tout en la tenant écartée de lui autant que possible pour ne pas se « talboter », partit d'un pas ferme et rapide.

Il descendit un chemin profond, étroit et rocailleux, juste assez large pour la marmite et Courtignon, puis il traversa un herbage que coupait un sentier faiblement indiqué; et avant de prendre un nouveau chemin moins rocailleux, mais aussi étroit et aussi profond que le précédent, - et passablement boueux - il constata qu'il était fatigué.

- Vous pesez plus que je ne pensais, Mademoiselle, soupira t-il, en lui jetant un regard non de reproche, mais d'affectueuse surprise. Jolie, oui très jolie, mais dodue.

La marmite en eût volontiers rougi. Elle ne le pouvait. Elle n'essaya même pas.

- Et puis, reprit Courtignon, c'est navrant de vous tenir éloignée de moi. Je vous serrerais volontiers sur mon coeur, chère enfant, mais vous comprenez qu'il n'y faut pas songer... pour le moment... Changeons de main.

Il avait pris la marmite de sa main gauche; il trottinait par les chemins creux, à travers les champs et les prés. Quand il escaladait les talus, il la tenait à bout de bras; et de même quand il franchissait un fourré ou un ruisseau. Il n'était pas encore à mi-chemin. Il changeait de main de plus en plus souvent.

Il s'arrêta pour s'asseoir dans l'herbe, et, tout en admirant «  sa » marmite, - il l'admirait de tout cœur, malgré la gêne et la fatigue qu'elle lui causait, - il eut une idée qu'en son for il qualifia sur-le-champ de géniale. Comme l'avait fait remarquer la mère Quatre-Ecus, la marmite était « étreite de goule ». Pourquoi ne la porterait-il pas sur sa tête, comme un casque ? Il n'aurait plus besoin de la tenir à distance. Il cheminerait, les bras libres ou à peu près, puisqu'il n'aurait plus à porter que le couvercle d'une main et son chapeau de l'autre. Idée géniale vraiment. Nécessité est mère de l'invention. L'ingéniosité de Courtignon y était bien aussi pour quelque chose.

Il essaya cette coiffure d'un nouveau - sinon d'un ancien genre, car elle rappelait vaguement certains heaumes du moyen âge. Elle les rappela plus encore par la suite.

Elle avait la pointure requise, plutôt ample cependant que juste. Ce n'était pas un défaut. Courtignon allait ceindre son crâne de son mouchoir et éviter ainsi les conséquences fâcheuses d'un contact immédiat.

Il continua de cheminer à travers champs, coiffé de sa marmite.

- Quelle trouvaille! songeait-il, quelle trouvaille au moment voulu ! Qu'en dis-tu Margot ? Tu ne t'attendais guère à cette position insolite! Pattes en l'air ! Margot pattes-en-l'air ! Honni soit qui mal y pense ! Patience ! Tu vas bientôt reprendre ton attitude normale et coutumière, et trôner parmi maintes beautés, dans une toilette élégante, digne de toi. Tu auras toute une cour de pichets d'étain, de bassinoires d'argent et d'horloges préhistoriques; et je te trouverai une place d'honneur à côté de l'ophicléide que je me suis offert la semaine dernière. Tu trôneras sur un coffre de chêne recouvert d'un tapis d'Orient. Ah! tu ne regretteras pas le taudis de la mère Quatre-Ecus, ni ce foyer banal et négligé, encombré de cendre, de tisons et d'épluchures ! Que les grandeurs cependant ne te grisent pas, Margot, garde toujours ta grâce simple et rustique, n'oublie pas que ton berceau fut une chaumière. Reste modeste parmi les mouchettes prétentieuses, les sabres fanfarons, les lances arrogantes et les potiches chinoises à l'air perfide et dédaigneux...

<>Courtignon interrompit soudain ce monologue lyrique pour traverser une étroite rivière qui lui barrait le chemin. L'eau était peu profonde, et quelques grosses pierres, qui émergeaient du courant, permettaient de passer à pied sec. Ces pierres, de formes irrégulières et plus ou moins bien assujetties, parfois même tremblantes, Courtignon les connaissait: et il n'hésita pas un instant avant de s'y aventurer. Il était un peu gêné par son casque: et, en outre, le chapeau qu'il tenait d'une main et le couvercle de la marmite qu'il portait de l'autre ne lui assuraient pas un équilibre suffisant.

La pierre du milieu bascula. Courtignon qui vit le danger s'élança sur la suivante et s'écroula la tête en avant. Le couvercle roula avec bruit et demeura sur place; le chapeau, que Courtignon avait lâché en même temps, fut emporté par le courant. La marmite, qui avait porté sur la rive abrupte et rocailleuse, mais heureusement tapissée de mousse et de ronces, ne souffrit nullement de ce choc inattendu. Elle conserva même ses trois pattes. Ce fut Courtignon qui pâtit le plus de l'accident. Sa tête avait pénétré toute entière dans la marmite ; et quand il se fut relevé, ruisselant, il essaya vainement de l'en retirer.

Il était loin de toute habitation: inutile de crier au secours. Il cria pourtant, il hurla. A quoi bon ? puisque personne ne pouvait l'entendre. Du reste sa voix ne portait pas. Elle retentissait pour lui seul à l'intérieur de la marmite, elle l'assourdissait - et ajoutait encore à son désespoir. Il se hissa tant bien que mal dans le pré voisin, s'affaissa dans l'herbe, hurla de nouveau, et de nouveau s'efforça - sans plus de succès - d'arracher la marmite, dont les bords étroits descendaient jusqu'à ses épaules.

Il était plongé dans une nuit complète - et brûlante, car le soleil tapait dur sur la fonte: et comme l'air s'y renouvelait à peine, Courtignon se disait que si on ne venait pas à son secours, c'était l'asphyxie à bref délai. II avançait cependant, les mains tendues... Oh ? ces mains tremblantes, noires, horribles ! Il ne criait plus, il pleurait et gémissait dans la marmite. Il savait qu'à chaque pas il risquait de s'abattre dans un fossé ou un bief, de se cogner contre un arbre: aussi avançait-il lentement, les mains toujours tendues.

Les enfants de la Triquette, troupe déguenillée et vagabonde, rôdaient à ce moment à travers les jachères et les pagnolées.

Quatre garçons et deux filles, - de cinq à treize ans, - tous joufflus, vigoureux et barbouillés. La fille aînée était vêtue d'une camisole jaune sans boutons, et d'une jupe accrochée à ce corsage par deux ou trois épingles. De chaussures point. Les garçons portaient des lambeaux de culottes retenus à leurs hanches par une ficelle. Les deux aînés avaient de vieilles vestes, usées et sales, les autres n'avaient pour tout costume que la culotte et un semblant de chemise en toile pourrie, sans col, sans boutons. Pieds nus, - mollets rebondis, bronzés, superbes !

Ils s'arrêtèrent tous les six à la vue de ce personnage grotesque, que leur effarement rendait gigantesque et formidable. Ils s'arrêtèrent - trop épouvantés pour fuir. Puis la fille aînée, après une longue pause haletante, dit en claquant des dents:

-  C'est le diable, je vois ses cornes.

Le plus grand des gars dit à son tour:

-  Oui, je les vois. C'est le diable.

Et le voilà parti à fond de train. Les autres suivaient à toutes jambes, échelonnés dans leur course en travers des sillons.

Ils couraient, ils hurlaient aussi - pour commencer. Ils se turent bientôt : le souffle leur manquait; et ils durent s'arrêter, le coeur battant, le visage barbouillé de larmes qu'ils essuyaient de leurs mains terreuses.

A ce moment, tout près d'eux, sur un « fossé» apparut le jeune Cabuche, fils d'un fermier voisin.

-    Ah! cria-t-il, j'érais dû m'en douter. C'est co les k'nailles à la Triquette. Qué qu'ous cherchez là le long ? Ous avez co fait quioque mauvais coup là au travers, mauvaise grain-ne... et c'est, bé hasard, un chien qu'an a choûlé après vous qui vous fait galoper comme cela dans la pagnolée.

-    Non, dit le chef de la bande, c'est le diable. Tenez ! lé v'là. An veit ses cornes.

Cabuche, ahuri à son tour, voyait le monstre approcher.

-    Qué que c'est que cela ? Qué que ça peut ben être que cela ? répétait-il.

Il était descendu du talus; et pendant que les enfants s'éloignaient en détournant souvent la tête, il avança dans la direction de Courtignon, qui venait vers lui d'un pas mal assuré et les mains en avant.

-    Hé! là-bas ! cria Cabuche.

-    Au secours ! répondit Courtignon d'une voix faible et éraillée. Au secours ! Vous m'entendez ?

-    Oui.

-    Vous ne me reconnaissez peut-être pas. Je suis M. Courtignon, percepteur en retraite. J'habite Saint-Laurent. Il m'est arrivé une horrible mésaventure.

Courtignon mit vite Cabuche au courant de la situation.

-    De grâce, ajouta-t-il !, menez-moi tout droit chez le forgeron, sinon je vais périr étouffé.

Cabuche crut charitable de dire à Courtignon:

-    Si j'essayais co tout de même de retirer la marmite ?

-    Non, gémit Courtignon, pour avoir la marmite il faudrait m'arracher la tête. Menez-moi chez le forgeron, je vous donnerai vingt francs.

Quand Cabuche et Courtignon arrivèrent au bourg de Saint-Laurent, le jour avait baissé; mais il faisait encore assez clair pour distinguer les deux personnages. Tous les villageois accouraient au seuil de leurs habitations et le franchissaient volontiers. Toute la marmaille de la localité, - sans excepter, bien entendu, la bande à la Triquette, - s'était abattue sur la place comme une volée de moineaux, et les ménagères intriguées avaient suivi. On se poussait, on se bousculait, on voulait voir de plus près l'infortuné Courtignon ; et Cabuche, assailli de questions, s'efforçait de son mieux de répondre à tout le monde.

-    Je vous dis que c'est Moussieu Courtignon... Oui, c'est li, qué je vous dis. I ne peut pas retirer la marmite, et i va êtouffer, qu'i dit.

Un grand flandrin, qui n'était autre que M. le Maire, avait sans trop de peine fendu la foule.

-    C'est incompernable, criait-il. Piésque Moussieu Courtignon s'est coiffé de c'té marmite-là, - eune drôle d'idée enter' nous! - pourquei qu'i ne veut pas la retirer ?

-    I veut bé, répliquait Cabuche, mais i ne peut pas. V'là bé le chiendent.

Courtignon, accroché à son guide, répétait d'une voix sourde et plaintive.

-    Menez-moi vite chez le forgeron.

-    Laissez-nous passer, criait Cabuche. Tir'ous de la veie. Range'ous !.

On ne se rangeait pas. Courtignon, remorqué par Cabuche, se heurtait à chaque pas contre les curieux; et la plupart d'entre eux ne s'écartaient qu'après s'être frottés de trop près à la marmite de la mère Quatre-Ecus.

Pour traverser la foule d'où montaient pêle-mêle des soupirs, des exclamations et des rires sarcastiques, il fallut à Courtignon et à Cabuche cinq bonnes minutes, - on n'entre pas à la forge comme au moulin.

En pénétrant à l'atelier on n'y trouva pas l'artisan sur qui Courtignon comptait pour le délivrer de son casque. Médéric venait de ferrer la pouliche d'un éleveur des environs; et après cette opération, relativement ardue pour le maréchal, et très désagréable pour le jeune et fringant animal qui la subissait pour la première fois, on s'était rendu au cabaret voisin. La femme de Médéric y courut.

-    An te demande, Médéric, viens-t'en vite.

-    An me demande... Qui me demande?

-    Moussieu Courtignon. Il a bésoin de tei. Il a la tête dans eune marmite. Faut que tu viennes la casser.

-    Li casser la tête?

-    Non, la marmite. Sa tête est dedans et...

-    Eh bé, qu'i la retire.

-    I ne peut pas. Viens vite la casser, sans quei i va êtouffer.

Bien que Médéric n'aimât point avaler son café comme une médecine, il vida sa tasse d'un trait, s'essuya les lèvres du revers de la main et, tout en maugréant, emboîta le pas de sa femme. En voyant Courtignon coiffé de la marmite, en un clin d'oeil il saisit la situation dans toute son horrible simplicité.

-    Vous voyez, Médéric, dit le maire, M. Courtignon a la tête prise dans la marmite. Que faire ?

-    M'est avis, dit Médéric, que devant que de casser la marmite, an devrait essayer de l'arracher. Piésque la tête est entrée, o devrait ressorti.

-    Ous entendez, Moussieu Courtignon, dit Cabuche ?

-    Impossible, gémit Courtignon. Cassez, cassez vite la marmite. J'étouffe.

-    Je seis de l'avis de Médéric. La tête est entrée, o peut r'sorti. Mais faudrait p'tet' d'abord retourner la marmite, comme an fait pour eune « paronne » ( )..

-    Cassez la marmite, suppliait Courtignon.

-    En cassant la marmite, grognait Médéric, je pourrais co bé casser la tête.

-    Evidemment, dit le buraliste, la tâche est difficile et délicate. Hum ! hum ! et mieux vaudrait, - si c'est possible - pratiquer un orifice qui permettrait à M. Courtignon de respirer plus à l'aise et même de prendre quelque alimentation... Peut être même pourrait-on scier la marmite... Y a-t-il des instruments, Monsieur Médéric, pour forer ou scier la fonte ?

-    S'y en a, dit le maréchal-ferrant, je n'en connais pas.

Le maire se rapprocha de Courtignon.

-    L'opération est dangéreuse, dit-il; ét'ous prêt à déclarer qu'ous voulez bé ?

-    Oui, répondit Courtignon, j'aime mieux courir le risque d'avoir la tête cassée que d'étouffer dans cette satanée marmite.

Il se laissa entraîner vers l'enclume; et quand la tête et la marmite y furent posées, Médéric empoigna un gros marteau.

-    C'est ben entendu, Moussieu Courtignon, vous voulez que je tape. S'ous voulez, je veux ben étou. Mais - ous compernez - je ne tiens pas à avei d's histoires par aprez.

-    Oh ! dit le cordonnier qui aimait la plaisanterie, s'ous li cassez la tête, i ne r'clamera pas.

Médéric tenait le marteau solidement, les mains tout près de la masse, afin de ne pas défoncer la tête en même temps que la fonte - si possible. Il frappa un coup sec, et tout de suite par une large brèche on aperçut la tête noire et graisseuse de M. Courtignon. Elle n'avait pas été atteinte; et deux autres coups moins violents achevèrent de la délivrer.

Un grand soupir s'échappa de toutes les poitrines. Courtignon, hideux et le visage fendu d'un large rictus, serra les mains du forgeron avec une effusion pathétique:

-    Ah ! Merci ! merci ! Vous m'avez sauvé la vie !

-   Monsieur Médéric, dit le buraliste, mes félicitations ! Voilà un coup admirable, un coup de maître ! ferme et moelleux ! un chef-d'oeuvre de force et d'adresse !

Le forgeron. flatté, se rengorgeait, mais avec modération et non sans grâce, tandis que Courtignon s'obstinait à lui serrer les mains. Médéric, que cette interminable étreinte impatientait, jugea bon de s'en débarrasser en disant :

-    Moussieu Courtignon, ous fériez bé de vous laver. Ous êtes inregardable.

Il était en effet barbouillé à faire peur, - même à un forgeron.

- Ernestine, apporte de l'iau et deu savon.

On riait maintenant et de bon coeur; et si les rires étaient plus irrévérencieux que ne l'eût souhaité Courtignon, il était trop heureux pour s'en offusquer. Il se nettoya de son mieux, et ayant repris un air à peu près humain, il mit de côté les débris de la marmite. - afin de les recoller plus tard. Il ne voulait pas perdre cette oeuvre d'art. Il dit enfin d'une voix qui restait éraillée :

-    Mesdames, Messieurs, je rentre chez moi, je vais dîner. Après quoi, - à huit heures précises, - rendez-vous au Café de la Paix, où je vous convie à un vin d'honneur.

La réunion fut nombreuse, sinon choisie. Tous les hommes valides et la plupart de leurs épouses vinrent au café féliciter M. Courtignon et boire à sa santé - et à ses dépens. La fête fut joyeuse, longue, bruyante; et elle coûta cher, plus cher même que la petite marmite. Courtignon trouva la note très élevée; il eut toutefois le bon esprit de n'en rien laisser voir.

Une quinzaine plus tard, la mère Quatre-Ecus, mise au courant de ces événements, vint rendre visite à l'amateur d'antiquités.

-    J'ai retrouvé, lui dit-elle. eune petite marmite, tout comme celle qu'ous m'aviez achetée. Olle 'tait dans l'en-bas de la vieuille maison, au fond d'un vieux côfre.

-    Un vieux coffre ?

-    Oui, vieux comme Hérode. Il 'tait vieux quand j'étais jeune. S'ous nn'aviez envie, an s'arrangerait. Piez y a un vieux rouet étou.

-    Je passerai chez vous dès demain.

La mère Quatre-Ecus n'avait rien de plus à dire. Elle se garda bien de révéler à Courtignon que la nouvelle marmite, qu'elle prétendait avoir dénichée dans « l'en-bas de la vieuille maison », lui avait été vendue, - comme les autres, - par un quincaillier de Tinchebray. Il en restait encore plus d'une douzaine; et la mère Quatre-Ecus aurait, le cas échéant, de quoi satisfaire plus d'un antiquaire dans le genre de Courtignon, pourvu qu'elle eût le temps d'« affaiter » la marmite et de lui donner la patine requise. Quant au coffre et au rouet, tous deux disloqués et vermoulus, et également dépourvus de tout caractère esthétique, elle les avait achetés à une « vendue » en même temps qu'une douzaine de bourrées. Elle en avait fait l'acquisition pour presque rien, pour ainsi dire par dessus le marché.

M. Courtignon paya un bon prix ces trois oeuvres d'art que la mère Quatre-Ecus fit transporter au domicile de l'antiquaire qui, assagi par sa mésaventure, avait pris la ferme et farouche résolution de ne plus se coiffer d'une marmite.



LES SABOTS DE GLIAUME


Gliaume avait reçu la note du médecin. Il l’avait lue et relue en faisant la grimace, puis l’avait mise dans sa « matine », au bout du buffet. Le docteur Potame était venu voir trois fois la vieille Doxie, servante de Gliaume, et le total des honoraires s'élevait à la somme de quatre-vingt dix francs. C'était bé de l'argent.

L'année précédente, Doxie, à qui le docteur avait déjà prodigué ses soins, était allée elle-même payer la note. Gliaume l'avait envoyée à dessein, en lui recommandant bien de dire au médecin qu'elle le payait de sa poche, afin de l'attendrir un peu et d'obtenir une petite « diminution ». Doxie avait marchandé avec autant d'âpreté que si elle eût réellement déboursé la somme réclamée, mais Potame n'avait pas rabattu « eune » centime.

Il avait même eu le toupet de lui compter une consultation de plus. Doxie avait eu la fâcheuse idée de dire qu'elle n'était pas encore « bé crâne» ; et tout de suite, avec son empressement professionnel bien connu, Potame lui avait fait tirer la langue, tâté le pouls, - et griffonné une ordonnance. Coût: dix francs en sus, - et autant chez le pharmacien. Gliaume n'avait pas trouvé la plaisanterie de son goût. On ne lui ferait plus le coup. Ah! mais non !

Aussi était-il décidé à aller lui-même payer le docteur. Huit ou dix jours après avoir reçu la note, il la retira du livre de messe où il l'avait serrée, la relut en faisant une fois de plus la grimace, la replia, la fourra dans son gousset et partit pour Vaucoudray.

Il avait mis sa « blaude » du dimanche, chaussé une paire de gros sabots « à collet » bien ferrés de clous bêcherons, bien garnis de paille à l'intérieur; et il s'achemina vers la ville, d'un pas lent, lourd et régulier, tout en balançant les épaules.

Arrivé chez le docteur, il demanda au domestique :

-    Est-i là, le bourgeois ?

-    Oui, vous allez le trouver dans son cabinet de consultations, au premier, - au fond de la salle d'attente, la porte à droite. Vous pouvez monter. Laissez vos sabots au bas de l'escalier.

Gliaume ôta ses sabots et monta. Il traversa la salle d'attente et frappa à la porte du fond.

-    Entrez.

Gliaume se trouva en présence du docteur assis dans un fauteuil, dont son énorme personne débordait. Potame avait depuis longtemps dépassé les cent kilos. Il était grand, gros et gras, il avait un ventre qui l'empêchait de voir ses pieds, - et, par suite, de mettre et d'ôter ses souliers. Son domestique était chargé de lui rendre ce service.

Malgré son obésité remarquable, Potame était resté actif, dispos et même remuant. C'était en outre un chasseur infatigable.

-    Bonjour, Monsieur Barvout, dit-il, bonjour Gliaume. Comment ça va ?

-    Ous êtes ben honnête, ça va core à pu prez.

-    Allons, tant mieux, tant mieux.

-    Oui, tant mieux pour mei, tant pière pour tei, pensait Gliaume.

-    Et quel bon vent vous amène ?

-    C'est point le vent qui m'amène, Moussieu P...

Gliaume fut sur le point de lâcher« Moussieu Potame ». Il se reprit à temps. Potame n'était qu'un sobriquet. Le docteur avait un tel embonpoint qu'on l'avait d'abord surnommé l'hippopotame; et ce vocable s'était bientôt transformé en « potame ». Tout le monde l'appelait Potame, même ses amis; mais quand on s'adressait à lui, on se gardait bien d'employer ce sobriquet. Le docteur aurait bondi, dans la mesure où son volume et son poids le lui eussent permis.

-    C'est point le vent qui m'amène, Moussieu Grelat, c'est la note qué v'là.

-    Ah! très bien, Gliaume.

-    Je vais vous payer, dit Gliaume. Quand je dis que je vais vous payer... c'est pas tout à fait cela. C'est Doxie qui va vous payer. Je paie, mais sus sa monnaie à lei. O ne pouvait pas veni. Ça fait que je seis venu. Ous compernez ? C'est lei qui paie. Faut pas l'oubellier. Et o se demande s'ous n'avez pas fait erreur pour la troisième visite. Ous êtes venu la vei deux fouais. La troisième fouais ous êtes venu en passant, mais c'est pas pour lei qu'ous êtiez venu. C'était pour le gars à Delphine qui avait les mauvaises fièvres.

-    Oui, mais je suis allé voir Doxie. Je lui ai donné une consultation, la troisième.

-    Bé sûr, et je sommes d'accord là-dessus. Mais piésqu'ous veniez pour le gars à Delphine, ça ne vous faisait qu'un déplacement. Et piésque c'est Delphine qui vous avait demandé de veni, c'est à lei de vous payer le déplacement et pas à Doxie. O ne vous deit que la consultation.

-    Je suis allé la voir trois fois, elle me doit trois visites, - ou plutôt vous me les devez, car c'est à vous de payer pour elle, Monsieur Barvout. Doxie est à votre service depuis plus de trente ans...

-    Dépiez trente-neuf ans, Moussieu Grelat. Olle 'tait cheux nous deu temps de défunt not' père. C'est eune bonne gent, travaillante et propre, et qui s'entend à soigner le bestial. An ne peut pas dire le contraire. Olle a eu la médaille, l'année passée, pour ses trente-huit ans de service, - et o ne l'avait pas volée, Dieu le sait et le connaît.

-    Vous devriez vous estimer heureux, Monsieur Barvout, d'avoir une servante comme Doxie.

-    Lei étou devrait être bé contente - et o l'est - d'avei eu de bons maitres comme o nn'a eu. J'avons toujous êté bons pour lei. Oui; bé sûr, s'olle est restée trente-neuf ans cheux nous, c'est qu'o s'y trouve bé. O le sait bé, - et o vous le dirait comme je vous le dis.

-    Tout cela n'empêche pas, Monsieur Barvout, que c'est à vous de payer les visites du médecin quand votre servante est malade. Riche comme vous l'êtes !

-    Mais je ne seis pas riche ! Je perds de l'argent tous les jours. Ous savez aussi bé que mei que le bestial ne vaut sou. Je viens de vendre trouais boeufs moins cher qu'o ne m'avaient coûté y a deux ans. Ah ! non, bé sûr, je ne seis pas riche. Je ne sais pas si la crise - comme o disent - va continuer; mais si ça dure, c'est la ruine pour nous, Moussieu Grelat, c'est la ruine.

Après avoir gémi comme il convenait - et même davantage - sur la misère des temps en général et sur la sienne en particulier, Barvout paya intégralement la note de Potame.

Il s'exécuta en soupirant:

-    Ous êtes du, Moussieu Grelat, ous êtes du pour le pauvre monde.

Le docteur ne répliqua que par un sourire.

Au moment où Barvout se levait pour se retirer, Potame lui demanda:

-    Et vous, Gliaume, ça va toujours ?

-    Comme sus des roulettes.

Il eût été malade qu'il n'eût pas répondu autrement. Il n'entendait pas qu'on lui jouât le même tour qu'à Doxie. Il se tenait sur ses gardes.

-    Vous avez une bonne santé Gliaume.

-    Je n'ai été malade qu'eune fouais - il y a vingt ans. Nos gens envyirent queiri Moussieu Chiquetot, qu'ous avez remplacé. I vint tout de suite en tirbury, - y avait pas d'auto dans ce temps-là. I m'examinit de haut en bas, me tâtit le pouls, me fit tirer la langue, me tapit dans le dos et dans l'estomac, êcoutit par devant et par derrière, me tournit, me ratournit et me boulangit de bout en bout, pour tâcher de trouver - bé hasard - ce que j'avais dans le corps. Ah! il y mint le temps ! Pus d'eune demie heure! Et pourtant i ne pernait que cent sous.

Là-dessus i m'êcrivit eune ordonnance qu'oz allirent faire rempli cheux défunt Moussieu Craignard, qui était apothicaire où qu'est asteure la Pharmacerie Centrale. J'en eus pour vingt-sept francs et trouais sous. C'était bé de l'argent - pus que ne valaient les remèdes. O ne me firent pas pus d'effet qu'un vessicatoire sus eune jambe de bois.

Si bé que j'allimes trouver la mère Fafin, eune bonne femme qui demeurait de l'aut' côté de Vassy. O me donnit eune poignée d'herbes secques, - ous ériez dit deu rein - de quel faire eune chopine de tisane, qué fallait beire devant que de me coucher. Je fis la tisane. J'y mins deux pierres de sucre et je la bus. Je dormis comme un lérot, et, le lendemain, j'étais résous, fort comme un chêne.

O m'avait dit qu'o ne me prenrait rin si la tisane ne faisait pas d'effet. Et, enter' nous, c'est ce que déraient faire étou les médecins et les pharmaciens. Mais piésque la tisane m'avait guéri, je retournis cheux la mère Fafin, comme de juste, et je li demandis combé que je li devais.

-    Ce qu'ous voudrez, qu'o dit. Je li donnis cent sous et eune panerée de peires de jaunet.

-    Dites, Monsieur Barvout, savez-vous comment s'appelle le commerce de votre guérisseuse ? Exercice illégal de la médecine. On pourrait la poursuivre devant les tribunaux, votre bonne femme, et la faire condamner sévèrement. Et ce serait justice.

-    Non, ous ne pourriez pas.

-    Pourquoi ?

-    Pour la bonne raison tout simpelment qu'olle est morte.

-    Ah! sa tisane, ne l'a pas empêchée de mourir.

-    Non, Moussleu Grelat, pas pus que les drogues des médecins ne les empêchent de s'n aller quand le moment est venu. Piez faut vous dire q'o n'eut pas le temps d'en prendre. Sans quei o serait core en vie, ce qui li ferait dans les quatre-vingt dix ans. Olle 'tait bâtie pour vivre aussi vieuille que Mathieu Salé. Olle avait core êté la relevée sercler dans san courtil. O se portait comme un charme; o bâtait et o cousait co sans leunettes. A la soirante o dit à ses gens: « Je ne me sens pas à m'n aise ». O s'assiézit dans un fauteuil à côté de la croisée et o passit doucement en moins d'eune minute. J'allimes à s'n enterrement. Y en avait un monde ! L'église était plein-ne comme un jour de Pâques. Le choeur était plein étou. Pus de deux douzain-nes de curés, sans compter les chantres et les curotins.

-    De sorte, dit en riant Potame, que tout le pays est condamné à ne plus guérir.

-    Non, Moussieu Grelat, non. Olle a laissé son ségret à sa fille et à son gendre qui ne sont pas, Dieu merci, pus maladreits que lei.

-    Ils continuent le métier ? C'est bon à savoir. Exercice illégal de la médecine.

-    Qué que ça fait, piésqu'o guérissent !

-    Peuh!

-    Je vous dis qu'o guérissent... même des gens que les médecins ne guérissent pas, ... même des médecins - jusqu'à des grands médecins de Paris. Y en a core eu un de guéri, la semain-ne passée, un gros moussieu qui en savait long pourtant piésqu'il appernait la médecine az autres. Il avait de l'iau sus l'estomac et toutes ses drogues n'avaient servi à rin. Eh bé. i n'a pas pus d'iau dans le corps asteure que dans le creux de sa main. O l'on guéri -. et san petit gars étou qui avait le carret. Car o touchent le carret étou. Le pauvre petit Parisien qui était condamné par tous les grands médecins... eh bé, o l'ont guéri. I va d'un charme,

-    Oui, oui, entendu.

Potame s'était levé, résolu à ne pas en entendre davantage; et il se dirigeait du côté de la porte qu'il allait ouvrir pour congédier Barvout aussi poliment que possible. Mais Barvout n'avait pas fini. Tout en se retirant doucement il continuait:

-    Je vous dis qu'o guérissent. Tenez, ous avez p'tet' entendu causer de Fernand Rapier, le petit gars ès Rapier de la Tuilerie. Il avait neuf dix ans. Il 'tait comme innocent, gourd de tous ses membres, i bavait du matin au soir, i béguait, - et toujours un liron (1) au nez. Ses gens li donnaient des moucheux de pouchette. I savait solement pas s'en servi.

Il 'tait mal bâti, mal miné, maigre comme eune âtelle, - et un ventre comme un poulain tardi ! I n'appernait rin à l'école. C'était eune pitié ! Le médecin de Condé qui était venu vei le petit gars avait dit à ses gens qu'y avait rin à faire. Ma fei je le kéryais ben étou.

Ils le menirent cheux le gendre à la mère Fafin qui leux dit: « Sav'ous ce qu'il a, c'têfant, qu'i dit. Il est noué. Eh bé! qu’i dit, j'allons essayer de le dênouer ». I le mint sus la table, le tournit, le retournit, le boïssonnit (2) des pieds à la tête do un torchon et de la terpentine et li tirit sur les membres. I le dênouit. Fernand se porte ben asteure. Il a forci et graissé et i ne bègue quasiment pus. I ne bave brin, i se mouche et il apprend d'excès bé. I lit le journal à ses gens, et i carecule la pieume à la main, faut vei ! - les quatre règles et la preuve par neuf, il en sait autant que le mait' d'êcole.

-    Oui, oui, c'est merveilleux, dit Potame en ouvrant la porte. Au revoir, Monsieur Barvout. Excusez-moi. Vous voyez, on m'attend. La porte au fond, n'est-ce pas ? et l'escalier à gauche. Au revoir. Je suis à vous, Monsieur Bacquelin, dit-il, en s'adressant au client qui attendait.

Barvout s'en allait, furieux naturellement d'avoir déboursé ses quatre-vingt dix francs, - pas un sou de diminution ! - et néanmoins enchanté d'avoir conté à Potame toutes ces histoires qui n'étaient guère que des « menteries ».

En arrivant au bas de l'escalier, Barvout fut tout surpris de n'y pas trouver ses sabots. Il n'y avait là qu'une paire de belles galoches vernies, vraisemblablement celles du client qui venait d'entrer dans le cabinet de Potame.

-    Où que sont mes sabots ? demanda Barvout au domestique qui traversait le vestibule. Ous m'avez dit de tirer mes sabots, je les ai tirés, je les ai laissés là au bas de la montée.

-    Oui, je « m'en » rappelle. Deux gros sabots crottés, avec de la paille dedans.

-    Crottés ou non, je les ai laissés là, - et o n'y sont pus. Où qu'o sont ? J'en ai besoin pour m'n aller. Je peux tout de même pas faire trois quarts de lieues sus mes chaussettes. I me faut mes sabots. Où que sont mes sabots ?

-    Je ne sais pas... C'est drôle.

-    Allons! tâchez de me les trouver... Et promptement. Faut que je m'en vaïs-je'. Et j'ai les pieds gelés sus la brique. Allons! Vite ! trouvez-mei mes sabots. En attendis, je vais couler les galoches que v'là, - si o me vont.

-    Attention! ne prenez pas les galoches de M. Bacquelin.

-    Mais quand an vous dit que c'est en attendis qu'ous me trouviez mes sabots. Solement, trouvez-les - et tout de suite, s'i vous plaît.

-    Oh ! cria le domestique, je devine. Encore une farce de Monsieur Gontran. Je l'ai vu rôder par ici... Joséphine, dit-il, en ouvrant une porte qui donnait sur le vestibule, vous n'avez pas vu Monsieur Gontran ?

Joséphine, cuisinière énorme, presqu'aussi volumineuse que Potame, et douée d'un teint plus riche, apparut dans l'encadrement - bien rempli - de la porte:

-    Non, répondit-elle, je ne l'ai pas vu, - et je ne tiens pas à le voir. Puis je lui ai défendu de mettre les pieds dans « ma » cuisine.

-    C'est sûrement lui qui a fait le coup, gémissait le domestique. Et ce n'est pas la première fois ! Je vais voir dans le grenier, - et dans le hangar, - et dans le garage.

-    Dêpêch'ous, grognait Barvout, dêpêch'ous... qui que c'est Moussieu Gontran ? demanda-t-il à la cuisinière.

-    C'est le fils à Monsieur, un être assomant, un être sciant, Monsieur, un fripouillard.

-    Si c'était un effet de vot' bonté, ous pourriez p'tet' aller vei dans le hangar, durant que le domestique est dans le grenier.

-    Je ne suis pas chargée, Dieu merci ! de surveiller Monsieur Gontran. Je suis cuisinière, Monsieur, et c'est bien suffisant. On mange à des heures impossibles. Ce n'est pas un métier, Monsieur.

Sur quoi Joséphine rentra dans « sa » cuisine et ferma la porte au nez de Barvout.

Le domestique tardait à revenir, Gliaume chaussa les galoches qu'il trouva plus froides que ses sabots et « un brin justes ». Quand le domestique reparut, l'air effaré et inquiet, Barvout comprit tout de suite que M. Gontran n'avait été découvert ni au grenier, ni dans le hangar, ni dans le garage.

-    Patientez un peu, dit le domestique, je vais voir dans la cave.

-    Patienter! Je peux pas tout de même attendre jusqu'à demain.

Le domestique resta longtemps à la cave. Ce local sombre lui offrit peut-être un intérêt et des distractions qui l'empêchèrent, - tout autant que l'obscurité. - de poursuivre activement ses recherches. En tout cas, il s'y attarda si longtemps que Gliaume Barvout, qui n'avait pas sous la main les mêmes distractions, partit en grommelant et chaussé des belles galoches vernies, propriété de M. Bacquelin, ancien gendarme.

Le domestique dénicha enfin M. Gontran dans la salle à manger, paisiblement assis devant un bon feu; et il ne vit pas d'abord les gros sabots boueux rangés près de la cheminée.

-    Où sont les sabots ? demanda-t-il.

Gontran les prit, et le domestique qui supposait naïvement que Gontran allait les lui remettre avançait une main confiante.

-    Les voilà, dit le garnement, en les jetant dans le feu.

Le domestique se précipita vers la cheminée et retira du brasier la chaussure de Barvout. Mais la paille avait flambé et les sabots étaient roussis.

-    C'est des vieux sabots, dit Gontran; ils ne sont bons qu'à faire du feu.

-    Je vais prévenir le docteur, dit le domestique d'un ton sévère.

-    Ce n'est pas la peine. Les sabots n'ont pas de mal, - au contraire ils sont appropriés.

Le domestique n'en courut pas moins informer Potame de ce regrettable événement. Surpris de ne pas trouver, au bas de l'escalier, les galoches de M. Bacquelin. il en conclut tout de suite, - sans avoir recours à un enchaînement prolongé d'inférences - que Barvout s'en était emparé, complication nouvelle qu'il lui fallait également porter à la connaissance du docteur.

Il entra dans le cabinet de consultations, les sabots à la main, et exposa les faits, autant que le lui permettaient son émotion et son essoufflement.

-    Où est Gontran ?, tonna Potame.

-    Il était à l'instant dans la salle à manger. Je ne sais pas s'il y est encore.

-    Dites-lui de venir me trouver. Je m'en vais lui... ou plutôt non... je saurai toujours le rattraper. Il faut tout d'abord retrouver les galoches de M. Bacquelin. Préparez l'auto, Victor, et nous allons courir après cet animal de Barvout. Nous lui remettrons ses sabots, et il vous rendra vos galoches, Monsieur Bacquelin. Ah! l'animal ! je profiterai de l'occasion pour voir Mme Cligeret, la femme du maire, et son nouveau-né. Je devais passer un de ces jours. C'est entendu, Monsieur Bacquelin, vous venez avec moi.

-    Je ne demanderais pas mieux, Monsieur le Docteur, mais vous voyez, je suis en chaussettes.

-    On va vous trouver une paire de chaussures... des pantoufles... des chaussons... Non, je vais vous donner mes souliers de chasse. Vous y serez à l'aise. Et c'est préférable... si vous êtes obligé de descendre.

Cinq minutes plus tard l'auto roulait dans la direction de Chagny; mais elle ne put rattraper Barvout. Il fallut se rendre à son domicile.

-    Eh bien! Monsieur Barvout, dit le docteur en descendant de l'auto, il paraît que les galoches de M. Bacquelin valent les bottes de sept lieues. Vous n'avez pas mis un quart d'heure à rentrer chez vous.

-    C'est, ma fei, vrai. Mais je vais vous dire... j'ai trouvé eune occasion. Moussieu Bétaillis, le boucher, m'a rapporté... J'arrive tout juste et j'ai pas core eu le temps de rentrer à la maison.

-    Et les galoches ?

-    J'ai les pieds dedans, comme ous vyez.

-    Je vois bien. Mais je m'étonne, Monsieur Barvout, que vous vous soyez approprié des chaussures qui ne vous appartiennent pas.

-    A qui la faute ? An m'avait prins mes sabots, cheux vous. Je pouvais tout de même pas m'en reveni sus mes chausses.

-    Vous pouviez attendre.

-   J'ai attendu... longtemps. Je pouvais tout de même pas rester cheux vous, au pied de la montée, jusqu'à la fin de mes jours. Moussieu Vaubaillon, le chercutier de Flers, deit veni vei un de nos cochons, sau' vot' respect. J'avions termé un jour. Fallait que je rentrisse. Et je seis rentré, comme ous vyez.

-    Monsieur Barvout, je viens chercher les galoches de Monsieur Bacquelin.

-    Ah! permettez, Moussleu Grelat, je ne vous les baillerai que s'ous me rendez mes sabots.

-    Ils sont là, vos sabots. Victor, apportez les sabots de Monsieur Barvout.

Le domestique s'avança, les sabots à la main.

-    C'est pas mes sabots que v'là, s'écria Barvout en levant les bras au ciel. D'abord y avait de la paille dedans, de la bonne paille fraîche, de la paille de guieu, que j'avals minse dedans au moment de parti pour aller vous payer. Piez o sont brûlés, ces sabots-là, ous le vyez comme mei. Je ne veux pas de ces sabots-là, Je veux mes sabots.

-    Ecoutez, Monsieur Barvout... Ils sont un peu roussis, c'est vrai. On les avait mis à sécher devant le feu... et c'est une attention dont vous devriez nous savoir gré... On les avait mis trop près du feu, sans doute... Le feu a pris dans la paille et les sabots ont été roussis. Je n'en disconviens pas... Mais un peu de cirage, un coup de brosse, il n'y paraîtra plus. Quant à la paille, c'est un rien. Vous n'en manquez pas. En somme c'est un accident sans importance  et, - encore une fois - dû à une attention aimable qu'on a eue pour vous.

-    Et qui l'a eue, c't' attention-là ?

-    Je ne sais pas... La cuisinière, peut-être.

-    Ah! bé sûr que non. Et c'est mei qui vous le dis. Je sais bé qui qui m'a prins mes sabots - et ous le savez ben étou. C'est vot' gars qui a fait le coup. C'est li qui m’a brûlé mes sabots, des sabots de première, en cœur de foutiau (3), comme an n'en veit guère là au travers. Et piésque c'est li, donnez-li la scionnée qu'i mérite et payez-mei eune paire de bons sabots, à man pied, - sans quei je ne rends pas les galoches.

- Mais ces galoches ne vous appartiennent pas. Vous n'aviez pas le droit de les prendre.

Bacquelin. qui s'était approché, ajouta d'un ton solennel:

-    On n'a pas le droit de se faire justice.

-    An n'a pas le dreit n'tou de brûler les sabots d's autres.

Doxie était venue sur le seuil, et, les bras ballants, regardait les sabots roussis.

-    Eh bé! qué que t'en dis, Doxie ? demanda Barvout. C'est-i à mei, ces sabots-là, oui-t-ou non ? 

-    O sont ben abîmés si en cas.

-    O sont inmettables. Y en a un étou qui a l'air fendu.

-    Comment ça va, Doxie ? demanda le docteur.

-    Ous êtes ben honnête, Moussieu Guerlat, ça va core à pu prez.

-    O va bé, s'empressa de dire Barvout, o n'a pas besoin de consultation.

-    Voyons, Monsieur Barvout, reprit Potame, le mal n'est pas irréparable... Un peu de cirage... un coup de brosse... Barvout ne voulait pas en convenir.

-    C'est votre avis, disait-il, ce n'est pas le mien.

Potame promit enfin à Gliaume de lui payer une paire de sabots neufs, si les vieux s'avéraient incapables de continuer leur service.

-    Moussieu Grelat, dit Barvout d'un ton sentencieux, j'ai confiance dans la parole d'un homme loyal... Mais vaut mieux en fini tout de suite et nous arranger à l'amiable… Dans d's histoires comme c'té-là, le millieu mo-yen d'en sorti, c'est comme dit l'autre - de couper la peïre en deux. Mes sabots m'avaient coûté vingt-cinq francs, o sont en cœur de hêtre, - oz en valaient co pus de vingt à matin. Vous n'avez qu'à vei, les talons n'ont pas de ma, o ne sont brin usés. Coupons la peire en deux, laissez-mei les sabots, donnez-mei dix francs, - et l'affaire est réglée. Je ne compte pas la paille.

-    Il ne manquerait plus que cela !

-    Permettez, Moussieu Grelat... sav'ous ce que vaut la paille au temps d'asteure ? Cinq et six sous la livre, pus cher que le pain devant la guerre. An n'est pus au temps d'autefouais où que les visites de médecin coûtaient cent sous, les consultations vingt sous, et que la paille ne valait sou.

-  Enfin, Monsieur Barvout, vous me demandez une indemnité de dix francs.

-  Je ne vous demande co pas la meitié de ce qu'ous dériez me bailler... et je ne compte pas la paille. Ous allez faire deux, trouais visites là le long - ous compterez deux, trouais déplacements, et i vous restera co de la monnaie quand ous m'érez payé.

Il fallut en passer par là. Potame se décida, après quelques répliques inutiles, à remettre à Barvout un billet de dix francs.

- Entrez donc, Moussieux, dit Gliaume en empochant le billet. Doxie va nous en chauffer pour un sou et je vais vous faire goûter de l'iau-de-vie comme an n'en beit pas tous les jours. Je vous le garantis. C'est défunt not' père qui l'a bouillie. Entrez donc, Moussieu Grelat, et vous étou, Moussieu Bacquelin.

Potame, qui ne détestait pas le vieux calvados, n'eut cependant pas l'idée de se rendre à cette invitation. Il tourna brusquement le dos à Barvout ; et il se disposait à sortir de la cour, précédé de Bacquelin, qui s'en allait grand train vers l'auto, heureux d'être rentré en possession de ses galoches et grognant quand même après le sans-gêne et l'indélicatesse du campagnard.

Barvout rappela le docteur :

-    Un petit mot, s'i vous plaît, Moussieu Grelat.

Potame s'était détourné. Il fronçait les sourcils. Il attendait le petit mot et restait là immobile. Alors Barvout, voyant que la montagne ne venait pas à lui, s'avança vers la montagne.

-    Je n'ai pas de conseil à vous donner, Moussieu Grelat; mais piésque c'est vot' gars qui a fait le coup, - à votre place, je li ficherais eune bonne scionnée.

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   1.   Une « chandelle ».
   2.   Bouchonner
   3.   Hêtre.



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